Le roman de Philip Roth Le Complot contre l’Amérique imaginait l’arrivée à la présidence des États-Unis, en 1940, de Charles Lindbergh. Si la victoire du célèbre aviateur, antisémite notoire et sympathisant du régime nazi, sur Franklin Delano Roosevelt relève de la fiction, l’influence du nazisme outre-Atlantique était bien réelle. Les tenants américains de l’eugénisme et du racisme ont directement inspiré Adolf Hitler.
Certains, comme Daniel Goldhagen, ont essayé d’expliquer le nazisme par une perversité antisémite exclusivement allemande; d’autres, comme Ernst Nolte, dans un esprit visiblement apologétique, parlent de comportement asiatique ou d’imitation des bolcheviks. Mais si, comme l’a tôt perçu Hannah Arendt, le racisme et l’antisémitisme nazis avaient des sources occidentales, des filiations nord-américaines?
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Cette connexion américaine remonte tout d’abord à la longue tradition de la fabrication juridique de la race -une tradition qui exerce une grande fascination sur le mouvement nazi dès ses origines. Pour des raisons historiques, liées entre autres à la pratique ininterrompue, des siècles durant, de l’esclavage des Noirs, les États-Unis offrent le cas peut-être unique d’une métropole qui a exercé, et sur son propre sol, une classification raciste officielle comme fondement de la citoyenneté. Qu’il s’agisse des définitions de la blancheur et de la noirceur qui, nonobstant leur instabilité, se succèdent depuis trois siècles et demi comme catégories juridiques, qu’il s’agisse des politiques d’immigration enviées par Adolf Hitler dès les années 1920 ou encore des pratiques de stérilisation forcée dans certains États plusieurs décennies avant la montée du nazisme en Allemagne, la connexion américaine offre un terrain privilégié, bien qu’aucunement unique, pour repenser les sources proprement modernes du nazisme, les continuités inavouées de celui-ci avec certaines pratiques politiques des sociétés occidentales (y compris démocratiques).
Dénoncer l’antisémitisme et le judéocide est une des composantes importantes de la culture politique dominante des États-Unis aujourd’hui. Tant mieux.
Il règne, en revanche, un silence gêné sur les liens, les affinités, les connexions entre personnages importants de l’élite économique et scientifique du pays et l’Allemagne nazie. Ce n’est qu’au cours des dernières années que sont parus des livres qui abordent de front ces questions embarrassantes. Deux de ces ouvrages nous semblent mériter une attention particulière: The Nazi Connection, de Stefan Kühl, et The American Axis, de Max Wallace. Kühl est un universitaire allemand qui a fait des recherches aux Etats-Unis, et Wallace un journaliste américain établi de longue date au Canada.

Il y a aujourd’hui un pays où l’on peut voir les débuts d’une meilleure conception de la citoyenneté, écrivait Hitler en 1924. Il se référait à l’effort des États-Unis pour maintenir la prépondérance de la souche nordique, pour leur politique relative à l’immigration et à la naturalisation. Le projet d’hygiène raciale développé dans Mein Kampf prenait pour modèle l’Immigration Restriction Act (1924), qui interdisait l’entrée des États-Unis aux individus souffrant de maladies héréditaires ainsi qu’aux migrants en provenance de l’Europe du Sud et de l’Est. Quand, en 1933, les nazis ont mis en place leur programme pour l’amélioration de la population par la stérilisation forcée et la réglementation des mariages, ils se sont ouvertement inspirés des États-Unis, où plusieurs États appliquaient déjà depuis des décennies la stérilisation des déficients, une pratique sanctionnée par la cour suprême en 1927.
L’étude remarquable de Kühl retrace cette sinistre filiation en étudiant les liens étroits qui se tissent entre eugénistes américains et allemands de l’entre-deux-guerres, les transferts des idées scientifiques et des pratiques juridiques et médicales. Bien documentée et défendue avec rigueur, la thèse principale de l’auteur est que le soutien continu et systématique des eugénistes américains à leurs collègues allemands jusqu’à l’entrée des États-Unis dans la seconde guerre mondiale, leur adhésion à la plupart des mesures de la politique raciale nazie ont constitué une source importante de légitimation scientifique de l’État raciste de Hitler. A l’encontre d’une partie considérable de l’historiographie dominante, Kühl montre que les eugénistes américains qui se sont laissé séduire par la rhétorique nazie de l’hygiène raciale n’étaient pas qu’une poignée d’extrémistes ou de marginaux, mais un groupe considérable de scientifiques dont l’enthousiasme ne s’est pas atténué quand cette rhétorique est devenue réalité.

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L’étude des mutations de ces rapports entre les deux communautés scientifiques permet au sociologue et historien allemand de mettre en lumière les aspects multiples de l’influence qu’ont exercée sur les adeptes de l’hygiène raciale les progrès de l’eugénisme américain -notamment l’efficacité d’une politique d’immigration qui combinait la sélection ethnique et eugéniste- et le succès qu’a connu le mouvement eugéniste américain en faisant adopter des lois en faveur de la stérilisation forcée. Pendant que, dans la république de Weimar, travailleurs sociaux et responsables de la santé publique se préoccupaient de réduire les coûts de la protection sociale, les spécialistes de l’hygiène raciale avaient les yeux tournés vers les mesures de stérilisation forcée pratiquées dans plusieurs États de l’Amérique du Nord pour réduire le coût des déficients.
La référence aux États-Unis, premier pays à institutionnaliser la stérilisation forcée, abonde dans toutes les thèses médicales de l’époque. Une des explications souvent avancées pour expliquer ce statut d’avant-garde dont jouissait l’eugénisme américain était la présence des Noirs, qui aurait obligé très tôt la population blanche à recourir à un programme systématique d’amélioration de la race. Cette même explication sera avancée plus tard par les apologistes américains du régime nazi. Avec la montée du nazisme, les eugénistes américains, à l’exemple de Joseph De Jarnette, membre d’un mouvement de promotion de la stérilisation en Virginie, découvrent avec surprise et fascination que les Allemands nous battent à notre propre jeu … Ce qui n’empêche pas, jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis (décembre 1941), leur soutien actif aux politiques racistes des nazis, pas plus que le silence de la grande majorité des eugénistes devant la persécution des Juifs, des Tziganes et des Noirs du IIIe Reich.
L’ethnocratie nazie: dépister, puis cautériser le corps social.
Certes la communauté eugéniste ne fut pas homogène, comme le montrent les dénonciations virulentes de scientifiques comme les eugénistes socialistes Herman Muller et Walter Landauer; celles du généticien progressiste L. C. Dunn et du célèbre anthropologue Franz Boas. Mais, contrairement aux deux derniers, qui étaient critiques envers l’eugénisme, Muller et Landauer menaient une critique scientifique du nazisme qui, tout en niant la hiérarchie des races, reconnaissait le besoin d’améliorer l’espèce humaine par la promotion de la reproduction des individus capables et la prohibition de celle des individus inférieurs.
En 1939, Ellinger écrivait dans le Journal of Heredity que la persécution des juifs n’était pas une persécution religieuse, mais un projet d’élevage de grande échelle visant à éliminer de la nation les attributs héréditaires de la race sémitique. Et d’ajouter:
Quand il s’agit de savoir comment le projet d’élevage peut être réalisé avec la plus grande efficacité, une fois que les politiciens ont décidé de sa désirabilité, la science peut assister les nazis.
Quelques années plus tard, Karl Brandt, le chef du programme d’élimination des personnes handicapées, déclarait devant ses juges que celui-ci avait été fondé sur des expériences américaines dont certaines dataient de 1907. Il citait pour sa défense Alexis Carrel, dont une de nos universités portait encore récemment le nom.
Lindbergh et Goering
L’ouvrage de Wallace analyse les rapports avec le nazisme de deux icônes américaines du XXe siècle: le constructeur automobile Henry Ford et l’aviateur Charles Lindbergh. Ce dernier, consacré héros de l’aviation après avoir traversé pour la première fois l’Atlantique (1927), va jouer un rôle politique significatif dans les années 1930, comme sympathisant américain du IIIe Reich et, à partir de 1939, comme un des organisateurs (avec Ford) de la campagne contre Roosevelt, accusé de vouloir intervenir en Europe contre les puissances de l’Axe.
Moins connu, le cas de Ford est plus important. The International Jew (1920-1922), de Ford, inspiré par l’antisémitisme le plus brutal, a eu un impact considérable en Allemagne. Traduit dès 1921 en Allemand, il a été l’une des principales sources de l’antisémitisme national-socialiste et des idées de Hitler. Dès décembre 1922, un journaliste du New York Times visitant l’Allemagne, raconte que le mur situé derrière la table de Hitler, dans son bureau privé, est décoré d’un large tableau représentant Henry Ford. Dans l’antichambre, une table était couverte d’exemplaires de Der Internationale Jude. Un autre article du même journal américain publie, en février 1923, les déclarations d’Erhard Auer, vice-président de la Diète bavaroise, accusant Ford de financer Hitler, parce qu’il était favorable à son programme prévoyant l’extermination des Juifs en Allemagne. Wallace observe que cet article est une des premières références connues aux projets exterminateurs du dirigeant nazi.
Enfin, le 8 mars 1923, dans une interview au Chicago Tribune, Hitler déclarait:
Nous considérons Heinrich Ford comme le leader du mouvement fasciste croissant en Amérique. Nous admirons particulièrement sa politique antijuive, qui est celle de la plate-forme des fascistes bavarois.

Dans Mein Kampf, qui paraîtra deux ans plus tard, l’auteur rend hommage à Ford, le seul individu qui résiste aux Juifs en Amérique, mais sa dette envers l’industriel est bien plus importante. Les idées de The International Jew sont omniprésentes dans le livre, et certains passages en sont extraits presque littéralement, notamment en ce qui concerne le rôle des conspirateurs juifs dans les révolutions en Allemagne et en Russie. Quelques années plus tard, en 1933, une fois le parti nazi au pouvoir, Edmund Heine, le gérant de la filiale allemande de Ford, a écrit au secrétaire de l’industriel américain, Ernest Liebold, pour lui raconter que The International Jew était utilisé par le nouveau gouvernement pour éduquer la nation allemande dans la compréhension de la question juive.
Trois raisons peuvent expliquer cet intérêt pour The International Jew: la modernité de l’argument, son vocabulaire biologique, médical, hygiéniste; son caractère de synthèse systématique, articulant dans un discours grandiose, cohérent et global, l’ensemble des diatribes antisémites de l’après-guerre; enfin, sa perspective internationale, planétaire, mondiale. Wallace montre, documents à l’appui, que Hitler n’a pas été le seul des dirigeants nazis à éprouver l’influence du livre fabriqué à Dearborn. Baldur von Schirach, leader de la Hitlerjugend et, plus tard, gauleiter de Vienne, déclara, lors du procès de Nuremberg:
Le livre antisémite décisif que j’ai lu à cette époque, et le livre qui a influencé mes camarades, est celui de Henry Ford, The International Jew. Je l’ai lu et je suis devenu antisémite.
Joseph Goebbels et Alfred Rosenberg figurent également parmi les dirigeants ayant mentionné cet ouvrage au nombre des référence importantes de l’idéologie du Parti national-socialiste allemand (NSDAP).

En juillet 1927, menacé d’un procès en diffamation et inquiet de la chute des ventes de ses voitures, Ford s’était livré à une rétractation en bonne et due forme. Dans un communiqué de presse, il affirmait sans broncher ne pas avoir été informé du contenu des articles antisémites parus dans The Dearborn Independent, et il demandait aux Juifs pardon pour le mal involontairement infligé par le pamphlet The International Jew. Jugée peu sincère par une bonne partie de la presse américaine, cette déclaration a cependant permis à Ford de dégager sa responsabilité pénale. Elle ne l’a pas empêché de continuer à soutenir, en sous-main, une série d’activités et de publications à caractère antisémite.
Le cas Ford soulève des questions décisives sur la place du racisme dans la culture nord-américaine et sur les rapports entre notre civilisation occidentale et le IIIe Reich, entre la modernité et l’antisémitisme le plus délirant, entre progrès économique et régression humaine. Le terme de régression n’est d’ailleurs pas pertinent: un livre comme The International Jew n’aurait pas pu être écrit avant le XXe siècle.
Michaël Löwy et Eleni Varikasn, Le Monde Diplomatique
Les espoirs nazis d’alliance avec les USA (débarrassés des juifs …) étaient vivaces jusqu’en 1944: le Débarquement s’enlisera, Roosevelt ne sera pas réélu, il y aura alors un retournement d’alliance … Ça n’a pas marché: on s’en convaincra en visitant un cimetière militaire américain en Europe.