René Girard, le plus stylé des Garçons d’Étage

Bien que René Girard ait de nombreux disciples dans la Silicon Valley, le plus notable d’entre eux est sûrement le capital-risqueur fondateur de PayPal, Peter Thiel.

Élève de Girard à Stanford à la fin des années 1980, Thiel rapporte, dans plusieurs entrevues, et dans un livre de 2014, De zéro à un, que Girard est sa grande inspiration intellectuelle. Il a l’habitude de recommander Les choses cachées depuis la fondation du monde (1978) à d’autres acteurs de l’industrie technologique. Girard a deux grandes idées, chacune entrelacée avec l’autre: la théorie de la mimesis, et la théorie du bouc émissaire. Michel Serres, un autre french philosopher ayant longtemps enseigné à Stanford, ardent défenseur des idées de Girard, considère que la théorie de la mimesis est l’analogue dans les sciences humaines de la théorie darwinienne de la sélection naturelle.

Mimesis? Pour Girard, tout est imitation. Ou plutôt, toute action humaine qui dépasse l’appétit biologique, et qui est vécue comme un désir pour un objet donné, n’est pas en fait un désir pour cet objet lui-même, mais un désir de posséder l’objet que quelqu’un d’autre déjà possède. Ce qui est évident: incontestablement, personne ne veut d’une Rolex simplement pour suivre le passage du temps. Girard note que les auteurs de l’Ancien Testament étaient assez lucides sur la motivation humaine pour aborder le désir mimétique dans au moins quatre des Dix Commandements, notamment dans l’interdiction de convoiter les biens de son prochain. Bien sûr, le problème n’a pas disparu avec l’interdiction, et pour Girard cela ne peut être que parce que la mimesis est la base universelle, et cachée (jusqu’à René) de la civilisation.

Le désir de ce que l’autre possède amène une situation où les individus d’une communauté deviennent de plus en plus semblables au fil du temps, dans un processus de concurrence-émulation. Par rapport à, disons, une star de cinéma, le quidam-spectateur ne peut faire l’expérience que de l’émulation (c’est ce que Girard appelle la médiation externe), mais par rapport à un autre quidam, au coin de la rue (un voisin au sens girardien), l’émulation est une affaire beaucoup plus intime (médiation interne, dit Girard), qui comporte nécessairement le désir d’anéantir la personne à laquelle nous cherchons à ressembler (laquelle, simultanément …). A la fin du processus personne n’est mort, mais chacun est devenu à la fois identique et indifférent à son voisin, et personne ne se souvient plus que l’objet de son désir était ce que l’autre cherchait.

C’est le moment de la crise mimétique, qui se résout par la sélection d’un bouc émissaire. Les doubles jusque là opposés et indifférenciés vont avoir enfin un commun, la haine du bouc, et pourront faire société. Le bouc occupe un statut liminal entre le sacré (c’est le Grand Fondateur) et le méprisé, et il est dans de nombreuses cultures quelqu’un avec un handicap physique et mental notable -les personnes atteintes d’albinisme, par exemple, sont une cible commune dans une grande partie de l’Afrique subsaharienne. Cet aspect important a été mis en lumière par Agamben, dans Homo Sacer:

Plus les gens deviennent indifférents les uns aux autres, plus il est facile de décider que n’importe lequel d’entre eux est coupable.

En tant qu’anthropologie du châtiment, ces observations sont belles et fécondes. En tant que théorie générale de la civilisation, elles sont dénuées de sérieux. Girard semble penser qu’un philosophe est quelqu’un qui arrive avec une histoire simple et élégante, qui explique la façon dont tout se passe, et qui passe sa vie à monnayer cette histoire, en chaire, dans la presse et à la maison.

Mais est-il vraisemblable que toi, René Noël, le premier depuis la fondation du monde, tu aies tout compris? Et qu’est-ce que cela veut dire, avoir tout compris? Sérieusement? La réponse de René est aussi simple que sa théorie: j’ai beaucoup lu, et je suis intelligent. Le fantasme de beaucoup d’étudiant(e)s –le professeur de philosophie a beaucoup lu et il a tout compris– est endossé et indéfiniment rejoué par René Noël, devenu professeur en Amérique. Le succès est mécaniquement assuré.

Bien que Girard soit passé par des Institutions Garanties par le Gouvernement, son ethos ressemble à celui d’un propriétaire de librairie d’occasion, qui vous parlera de Schopenhauer pendant que son chat ronronne sur une pile de volumes du Reader’s Digest. C’est une image, une vignette, que j’associe à la culture populaire américaine des années 30. Ce libraire, je l’ai connu à Cincinnati, à Boston: improvisation, superficialité, cordialité et fumée de pipe. Et c’est bien aux États-Unis que Girard est allé donner ses leçons.

Il avait déjà terminé ses études à la prestigieuse École des Chartes dans le champ très français de la paléographie et de l’archivistique, qui aurait dû le destiner à une carrière de conservateur-chercheur. Un diplômé de l’École des Chartes ne peut qu’avoir acquis une bonne partie de l’érudition du vieux monde; mais dans un milieu où tout le monde est érudit, il n’y a plus personne à impressionner. On s’ennuie. Le nazisme? Il l’a vécue comme un obstacle gênant à ses études. Il a déçu ses amis de l’époque, notamment René Char, en partant pour les États-Unis dans l’immédiat après-guerre, atterrissant à Bloomington, Indiana. Là, il a concocté ce qui selon toute apparence était une thèse de doctorat très hâtive, American opinion of France: 1940-1943. Girard lui-même s’est vanté, suprême élégance, enfin croit-il, d’avoir fait ce travail en compilant des documents que l’Ambassade de France à Washington lui avait envoyé dans une boite à journaux, tout en passant la majeure partie de ses journées dans la bibliothèque, à s’instruire en religion comparée, mythologie et anthropologie, en lisant surtout les grands anthropologues sociaux britanniques de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle: Tylor, Morgan, Frazer et (par courtoisie) Bronisław Malinowski.

On ne peut s’empêcher d’être touché par ce parcours à la fois décousu et cow-boy solitaire. Il a cherché à rester dans l’Indiana après son doctorat, mais il en a été chassé après avoir omis de publier quoi que ce soit. Il se retrouve ensuite à Baltimore, où il participe à l’organisation de la célèbre réunion Johns Hopkins, qui a amené Jacques Derrida, Jacques Lacan et autres aux États-Unis en 1966 -rappelant cet événement, Girard évoquera l’arrivée de Freud aux États-Unis, quand le psychanalyste aurait déclaré: J’ai apporté la peste. Seulement Freud s’en félicitait, et Girard, qui a épousé une demoiselle méthodiste, le regrette.

Les circonstances amèneront bientôt Girard de Hopkins à SUNY Buffalo, où il s’intéressera toute sa vie à Shakespeare. Il se souvient avoir découvert le Barde en regardant une diffusion de théâtre à la télévision. Un intellectuel français typique n’ira jamais admettre que sa connaissance de Shakespeare vient de soirées solitaires où il regardait la TV. Mais Girard n’est pas un intellectuel français typique. C’est un ex-futur archiviste avignonnais, issu d’un milieu à la fois positiviste (par son père, qui était conservateur du Musée Calvet), et bondieusard (par sa mère), devenu un voyou américain, d’où son charme, d’ailleurs, via Bloomington, Baltimore, Buffalo, et enfin Stanford, où son logo [sa marque] sera accueilli avec enthousiasme par la sous-culture de la Silicon Valley.

Michel Serres à Stanford, notre vieux camarade, protégé-protecteur de Girard, n’est jamais loin des radars

Dans un entretien accordé à Business Insider en 2014, Peter Thiel est confronté directement à la question de savoir comment, concrètement, son ancien professeur inspire sa compréhension de l’industrie technologique. Le capital-risqueur illustre par un exemple la théorie du désir mimétique:

Lorsque la société de paiement Square a sorti son lecteur de carte de crédit phare, les concurrents ont sauté l’un après l’autre pour faire la même chose avec des triangles ou des demi-lunes plutôt que des carrés. 

Il est certes vrai que les start-up s’imitent, mais je ne vois rien de plus puissamment explicité de ce phénomène dans l’œuvre de Girard que dans, disons, l’analyse de la haute couture par Roland Barthes dans son Système de la mode de 1967, ou par Thorstein Veblen sur la consommation ostensible, ou par un certain nombre d’autres auteurs qui ont remarqué cette indubitable vérité de l’existence humaine: nous nous copions les uns les autres.

Qu’en est-il de l’autre élément de la théorie de Girard, le mécanisme du bouc émissaire? L’exemple préféré de Thiel est particulièrement plat:

Quant au bouc émissaire, ce qui est arrivé à Bill Gates pendant la poursuite antitrust de Microsoft est un excellent exemple de la tendance à se regrouper et à blâmer une personne.

Si vous pensiez que les lois antitrust visaient à maintenir un système réglementé de marché libre, qui encourage la concurrence, et donc l’innovation, retournez à Girard, et, avec son fidèle élève comme guide, retrouvez les origines de la politique roosveltienne dans le sacrifice védique du cheval cosmique.

Revenons à cette observation de Claude Lévi-Strauss selon laquelle l’échange des femmes est le fondement des sociétés traditionnelles, et que, par conséquent, les femmes sont un bien comparable au bétail.

Il est observable que certains hommes cherchent des jeunes femmes séduisantes pour améliorer leur statut social. La délectation qu’ils éprouvent dans la contemplation/consommation de leur beauté est difficilement séparable du plaisir qu’ils ressentent dans l’amélioration du statut que cette beauté leur confère. Et l’obtention de ce statut est à son tour inséparable du fait de priver d’autres hommes de la possibilité de le réaliser. C’est certainement le sous-texte d’innombrables vidéos de musique rap, néo-pop, turbo-folk, roumaine, serbe, balkanique ou martienne, qui ne sont pas anthropologiquement loin, dans leur mélange d’images de produits de luxe et de belles filles, d’une exposition cérémonielle de bétail dans une foire néolithique.

Cependant chacun sait qu’il est temps de sortir du néolithique. Et il est observable, tout aussi bien, qu’un homme tombe parfois amoureux. C’est-à-dire qu’un homme qui s’est procuré une fille-trophée, poussé par la logique de la compétition de voisinage et de l’anxiété de statut, peut éprouver qu’elle est aimable, en dehors de sa signification sociale. Un tel amour est un exemple de désir post-mimétique, tout comme l’appétit simple (mais cela existe-t-il? …) est un désir pré-mimétique. J’achète une Bentley, et je découvre en en prenant soin un monde d’amour sincère pour les très belles voitures.

Ce qui est plus inquiétant pour la théorie mimétique, c’est qu’elle exclut les cas où l’imitation sert de force de cohésion sociale, sans impliquer un processus conduisant à un aboutissement bouc émissaire. Nous pouvons adapter le commentaire de Michel Serres et dire, non pas tant que Girard est le Darwin des sciences humaines, mais qu’il est leur Herbert Spencer -dont la conception désuète de l’évolution comme concurrence impitoyable doit être complétée, c’est-à-dire abolie, par celle du rôle évolutif de l’altruisme.

La plupart des rituels me parait caractérisé en fait par l’imitation sans médiation interne ni bouc émissaire. Encore en bas âge, avant d’avoir la moindre idée de nous-mêmes comme occupant un nœud social, ne répondons-nous pas à la musique par des mouvements rythmiques du corps, nous sentant pris dans une sorte de répétition cosmique de quelque chose, même s’il s’agit seulement d’une séquence de tambourins. Finalement, cette répétition se transforme en danse, et cette danse peut avoir un sens rituel -une signification sociale codée par des corps humains faisant la même chose simultanément- mais sans aucun désir sous-jacent de s’anéantir les uns les autres. C’est cette signification que le poète australien Les Murray considère comme constituant l’essence de la poésie et de la religion, toutes deux étant exécutées, comme il le dit, dans une répétition aimante.

Je pense souvent à une vidéo de chasseurs pygmées camerounais Baka exécutant une danse qui est une reconstitution de leur dernière chasse. Dans une sorte de conga, ils ondulent en imitant le mouvement d’un animal à travers la forêt, mais devenant aussi, l’un par rapport à l’autre, comme les segments d’un mille-pattes. C’est une pure imitation, sans médiation interne, et il me semble juste de dire que c’est bien là le fondement de la société humaine.
Il n’est pas hors de propos que les Baka organisent ce rituel fondamental autour d’une reconstitution de la chasse. Des penseurs comme le classiciste Walter Burkert voient l’origine de la culture dans la reconnaissance de la nature transgressive de l’abattage des animaux -même si cela est nécessaire pour la vie humaine, le déversement de sang animal est une action suffisamment puissante pour faire tomber le cosmos hors de ses gonds, et ce n’est que par des rituels d’expiation qu’il peut être rétabli.

[Des primates frugivores se mettent à chasser en groupe, il y a trois millions d’années, pour des raisons que nous ignorons et qui ne peuvent être uniquement climatiques, voilà qui mérite l’attention]

Tuer un animal est entrer dans des relations socio-cosmiques avec le monde naturel, et, en abandonnant délibérément, en offrant, une partie sacrifiée de l’animal d’entrer en relation avec une nature qui ne se réduit pas à l’environnement immédiat. De ce point de vue, ce serait seulement avec l’émergence des États, au cours des derniers millénaires, que le bouc émissaire peut être considéré comme un exemple atténué du sacrifice humain. Nous pourrions plutôt comprendre la fonction bouc-émissaire comme un rituel lié à l’exploration de leur milieu par les communautés humaines -cette connaissance du milieu n’étant pas séparable de la prise de conscience par ces communautés qu’elles modifient ce milieu, et se modifient elles-mêmes.

La conscience réflexive et la chasse au mammouth sont des phénomènes quantiques.

René Girard, Provençau et Cathouli, dans l’Amérique d’Eisenhower … Un feeling vintage qui resurgit comme structure subjective du capitalisme contemporain, quelle étrange histoire! En fait le repérage des néo-archaïsmes comme constitutifs du pouvoir est une démarche classique de la philosophie politique. Ici le Maréchal Lyautey, fondateur de l’Entreprise-Maroc, emblématique d’une certaine modernité: ploutocratie mondialisée, bidonvilles et Sainte Tradition simulée, réinventée par de grands professionnels …

L’appétence du néo-capitalisme pour René Girard s’explique évidemment par sa justification du caractère naturel, et divin, ce qui revient au même, des hiérarchies humaines. Un christianisme qui n’a plus rien à voir avec le message évangélique, passé par un bain de scientisme, -un mélange tout à fait banal dans la jeunesse de Girard- revient en fraude grâce à la malice et à la ruse nécessaires à l’époque des mass-médias: Je suis apparu comme l’hérétique, la personne révoltée qu’il faut être pour rassurer les médias. S’ils avaient su que je ne me sentais pas opprimé par la phallocratie occidentale, ou même par le pape, on m’aurait laissé tomber royalement. Peter Thiel ne se sent pas, lui non plus, opprimé par la phallocratie. Il a explicitement déclaré que l’aspiration à la liberté et à l’égalité pour tous devrait être considérée comme une chose du passé.

Ce que promeut le capital-risqueur est un néo-maurrassisme structurellement inégalitaire, où le régalien passerait des États aux entreprises, ce qui est déjà bien entamé: mouvement même de l’ordre techno-féodal aujourd’hui en gestation.


A partir d’un article de Justin Smith