Ce que Klossowski ne parvient pas à trancher, c’est la nature du lien qui unit le sujet pervers et la société industrielle contemporaine -qui commence d’étaler au grand jour ses mécanismes fondamentaux au moment même où il écrit.
Ces difficultés tiennent à la faille temporelle qui nous sépare de Sade. Sade s’inscrit dans un système très largement préindustriel, dans un univers où il n’y a guère d’écart entre l’objet vivant de l’émotion perverse et son simulacre tel que l’argent peut l’obtenir. La structure de domination quasi-féodale, les rapports d’assujettissement, l’extrême misère, l’existence d’espaces hors la loi, la faiblesse des institutions réglementaires, le peu de prix de la vie et des corps, tout cela autorise un univers dans lequel le pervers peut reproduire facticement des situations dans lesquelles le pulsionnel le plus brut négocie facilement des transactions satisfaisantes, comme cela peut être encore le cas dans les espaces les plus pauvres du tiers-monde, ainsi que le remarque Roland Barthes (qui parlait en connaissance de cause, mais il ne faut pas trop le dire, pour que ses travaux ne soient pas brûlés en place publique).

Il suffit de voyager dans un pays sous-développé (analogue en cela, en gros, à la France du XVIIIe siècle) pour comprendre que [les pratiques sadiennes] sont immédiatement opérables: même coupure sociale, mêmes facilités de recrutement, même disponibilité des sujets, mêmes conditions de retraite, et, pour ainsi dire, même impunité, Sade, Fourier, Loyola, Œuvres Complètes, 3, Paris, Seuil.
La société industrielle a creusé vertigineusement cet écart entre la jouissance brutale du sujet pervers et les simulacres qui pourraient s’y substituer. Cette société industrielle fait de cet écart un lieu autorisant d’autres possibilités de reprises ou de réitérations de l’acte pervers via des simulacres sociaux, industriels ou commerciaux, qui, par leurs caractères massifs, par les circuits d’échanges qu’ils empruntent, par le simili auquel ils se plient, acquièrent, de ce fait, un degré nouveau de perversion, ce que Klossowski ne peut voir et apprécier, du fait de sa conception aristocratique de la perversion.
En fait K. hésite. Deux hypothèses sont en concurrence. D’un côté, celle qui maintient le privilège du pervers comme maître obscur de notre monde, et dont le système règle clandestinement l’économie sociale, de l’autre celle qui prête au système institutionnel lui-même l’initiative de produire des objets qui n’ont pas pour fin de satisfaire des besoins mais qui sont désirables car définis par leur inutilité, voire par leur nuisance, alors analogues aux objets fictionnels du champ de la perversion.
La première hypothèse, celle des Maîtres secrets, est trop belle pour être vraie, de cette beauté du Mal présente chez Balzac, où Vautrin se transfigure, à la fin de Splendeurs et misères des courtisanes, en successeur des anarchistes d’État sadiens du XVIIIe comme Noirceuil, Saint-Fond ou Chigi. Cette hypothèse, qui s’est magnifiquement déployée dans le roman-feuilleton et ses avatars modernes, se survit pauvrement dans les théories du complot.

Taty Roberte, morte à 100 ans, par Jean-Loup Sieff
La seconde hypothèse mène à une critique moralisatrice du capitalisme, sans pertinence aucune, car forcément en deçà de l’objet de sa critique. Il y a pourtant longtemps que George Orwell, dont par exemple Jean-Claude Michéa se réclame sans cesse, a figuré les insinuations et symbioses entre pouvoir et passions.
Ce qui se dissimule de profond dans l’œuvre de Klossowski, c’est le pressentiment de la massification d’un mode de socialisation fondé sur le schéma pervers: consommation comme production de déchets, de fétiches, d’objets irréels, évanescents, obsolescents, de fantasmes, de déplacements des relations humaines dans des schémas pré-déterminés par les médias de masse, comme la télévision, et aujourd’hui Internet: pornographie généralisée et réification du vivant.
Alors qu’à l’époque du capitalisme traditionnel la pulsion de mort était canalisée par les grandes guerres, ou plus tardivement par les grands mouvements politiques de masse, c’est aujourd’hui, à partir des années 1960-1970, dans la société de consommation, dans l’acte de consommer, et dans la relation sociale avec autrui telle que les règlent les schémas numériques, que la pulsion de mort trouve dans les canaux mêmes de la vie collective le lieu de son déploiement.
[Ainsi, dans le film Matrix, emblématique, moderne, magnifique, le sang des morts nourrit les hommes maintenus endormis dans des cuves: une humanité pour qui les rêves numériques générés par la Matrice sont tout le Réel: un réel sans Possible …]

La comtesse Foedora, Maitresse et Marchandise, dans la première édition de La Peau de Chagrin
La position ambiguë de Klossowski a pour origine une intention parfaitement claire: protéger le prestige du pervers. Cette position suppose de ne pas le faire déchoir d’une position qui est fondamentalement aristocratique. Tout usage de la perversion au service de la critique sociale risque de faire chuter Sade et ses compagnons de désir à un rôle ancillaire. L’aristocratie perverse est une aristocratie de la pure maîtrise. Juliette est celle qui pousse le plus loin cette maîtrise, où la prostitution de son corps est un acte de survalorisation de ce même corps, et c’est pourquoi elle offre une forme d’issue aux hésitations de Klossowski.
Avec Juliette, la maîtrise perverse joue sur une surenchère du prix que le sujet s’attribue à proportion de l’affirmation d’un égoïsme illimité. Plus le sujet est corrompu, plus il augmente son prix. Juliette, en ce sens, est le personnage fondamental qui autorise Klossowski à transférer l’univers sadien dans le nôtre.
Juliette assume son itinéraire subjectif dans les termes mêmes des circuits d’échanges et des valorisations de l’objet commercial. Ayant souscrit au principe sadien selon lequel chacun appartient à tous et tous à chacun, Juliette peut apparaître comme marchandise et comme maître, comme celle donc par où passe la transfiguration du monde féodal de Sade en notre monde, le monde moderne, monde qui commence à s’échafauder avec le Directoire et le Consulat de Napoléon dont Histoire de Juliette est contemporain.
Juliette, tout à la fois producteur, consommateur et objet fabriqué, anéantit toute gratuité. En ce sens, on peut dire en termes klossowskiens, que Juliette, c’est la Société. On aura reconnu dans cette allégorie la transposition d’une formule de Balzac appliquée à un personnage capital de la comédie humaine, Foedora, la femme de La Peau de chagrin: Oh! Foedora, vous la rencontrerez! Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra, elle est partout, c’est, si vous voulez, la Société. Cette maxime est ce qui permet de désigner clairement le point de communication de la perversion et du monde social.
Seule trace de cette ambition à perpétuer, le beau texte du groupe Tiqqun, Premiers matériaux pour une Théorie de la Jeune Fille où est convoquée la pensée-Klossowski.
En réalité, la Jeune-Fille n’est que le citoyen-modèle tel que la société marchande le redéfinit à partir de la Première Guerre mondiale, en réponse explicite à la menace révolutionnaire. À la soumission par le travail (du capitalisme fordiste), limitée, puisque le travailleur se distinguait encore de son travail, se substitue à présent l’intégration par la conformité subjective et existentielle, c’est-à-dire par la consommation. Un concept qui n’est pas genré: le lascar de boîte de nuit ne s’y conforme pas moins que la beurette grimée en porno-star. Le sémillant retraité de la com’ qui partage ses loisirs entre la Côte d’Azur et ses bureaux parisiens lui obéit au moins autant que la single, trop à sa carrière dans le consulting pour se rendre compte qu’elle y a déjà laissé quinze ans de sa vie. Et comment rendrait-on compte de la secrète correspondance qui lie l’homo branché-gonflé-pacsé du Marais à la petite-bourgeoise américanisée, installée en banlieue avec sa famille en plastique, s’il s’agissait d’un concept sexué?
Klossowski (et l’extraordinaire Salo de Pasolini, avec certes de tout autres moyens, ce qui conforte ces analyses) nous aide à saisir le néo-libéralisme au prisme de l’économie libidinale, et donc de le démythifier: de mettre en évidence ses impostures criminelles, de montrer, que, pour être barbare et prédateur, il est en même temps de la plus répugnante banalité, ne mimant la monstruosité que pour mieux nous adapter aux normes de la reproduction sociale. K. ouvre une piste pour esquisser la critique de la nouvelle économie -une économie qui n’est ni politique seulement ni seulement libidinale, qui ne traite ni de la marchandise, ni de la monnaie, ni des échanges, ni de la production -mais du sujet. Un sujet moderne: à la fois marchandise, monnaie, échange, produit, producteur, et déchet. Recyclable.
