Les textes de Beckett, de vieux habits. Solides. En constant ravaudage …

Molloy, une jambe raide, se déplace en s’appuyant d’abord sur un vélo qu’il pousse à côté de lui, puis sur des béquilles, enfin en rampant à même le sol, sur la terre humide, au milieu des feuilles, d’arbres, d’écriture.
Dans la chambre de sa mère morte où il est parvenu -en réalité? En imagination?- il écrit le récit de son voyage vers l’impossibilité de bouger. Il doit écrire: on relève sa copie régulièrement. Mais c’est son double, Moran, qui rédige l’histoire. Moran est le détective chargé (par qui?) de reconstituer le voyage de Molloy; il est le narrateur de ce récit. Double de l’auteur, double du personnage principal. Effet mimétique ou sympathique de la lecture.

Au cours de son enquête Moran traverse en partie les mêmes épisodes que Molloy … Ou que Beckett. Ou que moi. Les différences entre auteur, narrateur, héros et lecteur s’évanouissent. Art moderne.

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Nous ne voyageons pas pour voyager, que je sache. Nous sommes cons, mais pas à ce point.

Malone est seul (alone), allongé sur le dos dans le lit d’une chambre anonyme, incapable de se déplacer. Son parcours -si un tel mot convient encore- va le mener de l’immobilité à la mort. Il part d’où Molloy est arrivé. Sa main seule reste active. Il écrit pour lui-même une histoire, histoire de tromper son agonie; une histoire en abyme, qu’il étire en longueur, histoire de différer le terme, histoire de Sapo, qui devient Macman, dont le parcours ressemble à l’errance de Beckett dans la vie, Macman qui disparaît brusquement (du récit, de la vie), romancier faisant mourir son personnage pour n’avoir pas à mourir lui-même.
Le récit du parcours du passé au présent (Molloy) laisse la place au récit du parcours actuel, du présent vers la fin; récit d’une attente (en attendant Godot), Malone enfermé, immobilisé, séquestré (par lui-même?). Personne ne ramasse plus ses notes.

LECTEUR: Murphy, Watt perdent à certains moments la verticalité. Molloy, Malone, la perdent définitivement.
AUTEUR: Perte de la fonction primordiale du Moi …
LECTEUR: … Que vous appelez le moi-peau …

AUTEUR: … Que Freud appelait le Moi-corps. Fonction de maintien du corps en équilibre dynamique par rapport à l’axe haut-bas. Fonction, qui en dérive, de maintien de la pensée adossée à cet axe et susceptible de s’ériger pour faire face à la réalité. La transaction de Beckett: consentir à perdre la verticalité physique, en contrepartie conserver les pensées dressées. Tête haute.

LECTEUR: L’Innommable?
AUTEUR: L’Innommable est parvenu à l’immobilité quasi complète. Il va jusqu’où un être humain peut aller le plus loin dans l’inertie, à la limite d’en mourir. Il garde la vision, sans importance dans l’obscurité, et la phonation, qui se réduit à la parole intérieure. En dehors de ceux du langage -encore ne peut-il même pas se nommer- il a perdu tout repère qui lui permettrait de distinguer l’intérieur de l’extérieur, soi-même et autrui.

Il est une forme informe, impossible à décrire du dehors, car invisible dans le noir, incapable de se décrire lui-même du dedans, car il a perdu les représentations du temps, de l’espace, de sa propre identité. Il ne peut qu’imaginer, que s’imaginer. Il s’imagine boule lisse -ce qui est la première représentation que les enfants se font de leur psychisme- monade parlante, avec deux trous pour éviter l’éclatement: orifices non encore différenciés en organes des sens et organes génitaux.

Trinity College Long Room Library

Trinity College, que fréquenta Beckett

Puis il s’imagine avoir été Mahood, homme-tronc, en quelque sorte tétraplégique, enfermé dans une jarre qui le maintient artificiellement vertical, la tête seule émergeant, soutenue par un carcan. Ainsi était devenue Echo, la nymphe dédaignée par Narcisse: corps-cadavre, voix seule encore active, répétant faiblement les derniers mots des autres.
Le soliloque beckettien reproduit la voix d’Echo. Mahood, tel Molloy, courait le monde, encouragé par les siens. Quand il les a retrouvés, ils étaient morts (allusion à la mort du père de Beckett, puis de sa mère, à la déchéance annonciatrice de la mort prochaine de son frère). Mahood n’arrête pas de ressasser cette histoire et, quand il s’arrête, il disparaît de l’imagination de l’Innommable, laissant la place à Worm, réduit à une existence larvaire.

LECTEUR: Le narrateur de Comment c’est retrouve cette existence larvaire.
AUTEUR: Il rampe dans la boue et la nuit, mais il progresse: légère mobilité retrouvée (trente-huit mètres par an). Il ne s’imagine plus; il se pense à haute voix. Il revient du point de non-retour où s’installait l’Innommable. Sa parole est désarticulée: vocabulaire, syntaxe, ponctuation.
Mais il se fait d’autant mieux entendre qu’il trouve un style original, poignant, direct, qui oblige du lecteur une participation physique, corporelle, respiratoire: invitation à chanter ensemble les notes, à marquer ensemble les silences entre les mots.

LECTEUR: Qu’avez-vous appris sur vous en apprenant beaucoup sur Beckett?
AUTEUR: Cette nuit, la tornade. Hauts de hurlevent et tempête sous mon crâne. Je me lève plusieurs fois. Tout remue. Je fuis le vent. Le vent violent emporte tout. Je lui résiste mal. Dilemme. Si je m’immobilise, je meurs. Si je cède à la poussée surgie du dehors, je disparais d’une autre façon: arraché, ballotté, perdu, victime d’une volonté folle qui m’entraîne n’importe où, qui me précipite, imprévisible, dans un abîme où, sans ailes, sans frein, je chute. Cela fait près de quarante ans que je lis Beckett, que j’accumule des notes dans ma tête ou sous ma plume, que Beckett me remue, qu’il m’emporte, que je bouge en lui comme un bébé qui demande à naître, qu’ensemble nous luttons en esprit, ce qui déjà est un mouvement, pour préserver notre mouvoir.

bruoux-02Les mines d’ocre de Buoux, en ce Lubéron où combattit Beckett avec la Résistance.

Cette ruse de la pulsion de mort nous murmurant à l’oreille comme il ferait bon nous reposer en paix pendant qu’elle capture notre corps dans sa toile et nous empoisonne de son venin, ce leurre qui nous attire sournoisement à un état immobile, c’est ce que n’arrête pas de m’apprendre la lecture de Beckett: que je suis au plus profond de moi tenté par l’inaction, non, ces mots ne sont pas justes, qu’au plus profond de moi-même je suis comme Beckett fasciné par l’inertie, que par étapes, mon imagination, le lisant et le relisant, m’en approche, l’étape Belacqua où je me tiens prostré sur ma borne, l’étape Murphy où je décroche mon âme de mon corps par les secousses que je me donne, l’étape Molloy où je marche à côté de mon vélo comme d’autres à côté de leurs pompes et où je finis à quatre pattes, non, je n’ai même plus de pattes, où je finis rampant, couleuvre; l’étape Malone où je me sens, non, où je suis séquestré et enchaîné à ma table d’écriture: l’étape Innommable où me voilà emprisonné dans ma carapace, manchot interdit d’écriture.

Mais sauvegardant l’essentiel: une tête qui pense, un regard aigu sur le monde, le va-et-vient partageable du souffle. Étapes qui sont celles du voyage aller aux ténèbres intérieures, la descente en rappel dans la cheminée d’entrée de la grotte. Ensuite le voyage retour, trop oublié des commentateurs de Beckett qui prennent au premier degré les manifestations de son système du penser négatif généralisé. Si Beckett nous le donne à saisir, c’est qu’il se le représente, qu’il en prend conscience; il nous le rapporte par son voyage retour, et nous invite à en rire avec lui, à rire de nous avoir fait croire qu’il y croyait.
Le narrateur rapporte les événements essentiels survenus au cours du voyage aller. Plus tard, s’il y a lieu, peut-être racontera-t-il pourquoi et comment il a effectué le retour. Ce retour de Beckett s’est fait en rampant dans le noir et la boue avec pour seule arme l’ouvre-boîte qu’est la voix et son dire qui se plantent au fondement même du lecteur, jusqu’aux derniers soubresauts que le mouvoir oppose au mourir.

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Michelangelo Pistoletto

Le style n’a plus l’objectif classique d’être une mise en forme d’un chaos, mais celui, approprié au monde moderne, d’être une forme qui se tient au plus près du gâchis, gâchis intérieur, gâchis extérieur, pour en rendre compte.

Toute ma vie défile devant moi -mon affaire personnelle dont les détails ne te regardent pas- et le défilé de ma vie passe entre des surplombs rocheux propices aux embuscades, aux crevasses, aux chemins en impasse, vers des culs-de-sacs sans sortie. Et cependant j’ai toujours inventé des sorties, escaladé des murailles, côtoyé des précipices, résisté à la tentation de m’ensevelir sous les pierres, de me figer dans le cirque de la mort.

Le style de Beckett est pauvre, au sens où une tendance de la peinture moderne se qualifie elle-même d’art pauvre. L’écriture de Beckett, à l’instar de son auto-analyse, est de moins en moins cathartique, de plus en plus élaborative. Elle va à l’essentiel sans emphase, mais avec obstination. Comme les rêves post-traumatiques, elle répète les accidents survenus dans la vie depuis la naissance pour les maîtriser après coup et pour annuler leurs effets destructeurs.
Les textes de Beckett sont des vieux vêtements en constante réparation. Ce que son style tente de réparer, ce n’est pas la haine émise ou subie ni les désillusions de l’amour, ce n’est pas non plus l’antique détresse qui colle à la condition humaine, c’est l’impossibilité de faire entendre sa haine, son amour, sa détresse.

Impossibilité sans cesse affirmée et démentie. Lutte non pas entre Éros et Thanatos mais entre pourquoi dire et n’avoir rien à dire, entre à qui le dire et comment le dire, entre le souffle et le sens.

LECTEUR: Le style ne consiste-t-il pas à capter dans l’écriture les intonations, les hésitations, les essoufflements, les insistances, les ruptures, les rythmes de la parole?
AUTEUR: Une meilleure banalité serait de dire: capter ce qui s’éprouve à la frontière de l’âme et du corps.
LECTEUR: Le style affronte la logique du corps à celle du récit. Écrire, c’est donner corps à un code. En même temps qu’assujettir l’ordre du corps à l’ordre de la langue.
AUTEUR: Encore une évidence et une banalité. Depuis Buffon, la critique répète que le style, c’est l’homme. Énoncé juste et imprécis. Mieux dit serait: le style c’est Moi. Il fournit à l’œuvre son enveloppe singulière tout comme le Moi a sa façon propre d’envelopper chaque psyché.
LECTEUR: Le Moi et le style ne seraient-ils qu’enveloppes, peau de choses pour l’un, peau de mots pour l’autre?
AUTEUR: Le style comme le Moi est enveloppe et aussi frontière. Non seulement délimitation d’un dedans et d’un dehors. Mais lieu de passage du Moi à l’autre, de l’autre à moi, territoire transitionnel, no man’s land qui a été commun et qui peut le redevenir, comme l’a merveilleusement décrit Julien Gracq dans La Route.

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Samuel Beckett, Croix de Guerre avec étoile d’or

Cioran Ross, un ancien lui aussi de Trinity Collège, venu lui aussi de Dublin à Paris pour sa thèse, me donne à lire son manuscrit intitulé: Aux frontières du vide, rapports entre jeu et pensée dans l’œuvre de Samuel Beckett, 1945-1950.
Vladimir et Estragon attendent. Ils ne parlent pas pour remplir l’attente. Ils parlent l’attente. Ils font le vide des désirs, des souvenirs, qui détournent l’esprit vers l’avenir, vers le passé. La pensée commence avec l’attention au présent. Tautologie! On ne peut être attentif qu’à ce qui est présent. Mal dit. Être attentif c’est être présent au monde, et à soi. C’est ma présence à elles qui me rend les choses présentes.

La pensée -c’est du moins ce que pense Bion après Freud (et après Malebranche, pour qui la prière est attention: à une lumière qui ne vient pas de moi, mais que je m’efforce d’accueillir -note N.P.) commence avec l’attention.

À rectifier. L’attention est attention à un objet présent. L’attente est attention à un objet absent. L’attente est antérieure à l’attention. Elle prépare l’accueil de l’objet. Elle fait le vide, un vide qui figure l’absence de l’objet et qui propose un espace où l’objet pourra se rendre présent.

Il convient alors de rectifier la notion de prière comme attention à l’Être- pour la définir comme attention à ce désert qui atteste l’absence de Dieu. Et ainsi la possibilité de le penser en préservant ma liberté. Rêvez-y entre deux chevauchées.

Pourtant encore mal dit. Où des pensées pourront être recueillies par un appareil apte à les penser. Didi et Gogo dépouillent le penser de toutes les pensées préalables qui l’occultent et l’altèrent. Ils illustrent l’état zéro du penser, qui précède l’état premier où celui-ci, ce penser, va avoir de vraies pensées à penser. En attendant, ils ont un penser, saisi à l’état naissant, un pur penser sans pensées.

Par contraste et dérision, Lucky, Pozzo, Cédric Eyssette, représentent l’échec de cette constitution du penser: ils ont des pensées -des pensées toutes prêtes, des pensées vides, sans avoir, pour les penser, le penser auquel ils ont renoncé.

Didier Anzieu