Les Mondes passeront. La vie, la jeunesse et l’amour ne passeront jamais

Van Gogh affirme que la Nuit étoilée ne se réfère pas de manière explicite à la religion, mais exprime plutôt la nature plus pure de la campagne. Cet aspect de sa pensée le rapproche des savants et des géographes de son époque, qui avaient des idées radicales en matière sociale et qui voyaient dans la campagne une source de régénération de la société.

Le géographe et anarchiste Élisée Reclus consacra ses travaux à l’étude de la terre afin d’y apprendre comment améliorer la condition humaine, ce qui impliquait de considérer la planète relativement au cosmos: La terre que nous habitons est un des astres les plus infimes, et c’est à peine si, pour l’astronome qui sonde l’immensité des espaces, elle n’échappe pas aux regards de l’intelligence à force d’exiguïté. Mais si la terre n’est rien de plus qu’un impalpable grain de poussière à la vue d’un astronome de la galaxie, il est néanmoins nécessaire de la connaître pour comprendre les autres mondes. Elle obéit aux mêmes lois képlériennes que toute autre planète, et, en l’étudiant, nous étudions tous les corps célestes. Le rapprochement étroit entre géographie et cosmologie à cette époque résulta de la capacité croissante des savants à établir des généralisations topographiques pour la terre, la lune et les autres planètes du système solaire.

Cette imbrication des deux disci­plines et leur portée idéologique furent mises en évidence avec éclat par l’Exposition universelle inaugurée en mai 1889. Celle-ci célébrait l’œuvre de la France, aussi bien la science et la tech­nique que les conquêtes coloniales. Elle devait être la vitrine des progrès de la troisième République modérée et démontrer son complet rétablissement après la guerre franco-allemande et les désordres civils de 1871. Van Gogh suivit avec grande attention dans les journaux illus­trés les préparatifs de l’Exposition universelle. Il estimait que les Indépendants devaient viser à faire forte impression par l’exposition de leurs œuvres pour compenser ce qu’il estimait être la partialité de la sélection nationale officielle, il souhaitait faire personnellement sensation avec une série de décorations spéciales, mais il ne réalisa jamais celles-ci. Il demanda donc à Théo, en mai 1889, d’exposer en remplacement la Nuit étoilée sur le Rhône, comme exemple de ses recherches sur les effets de nuit. Ainsi, un mois avant de peindre la Nuit étoilée à Saint-Rémy, Van Gogh avait pris soin de choisir un tableau dont le sujet correspondait bien au thème dominant de l’Exposition uni­verselle.

Le symbole de la volonté de grandeur de cette Exposition fut la tour Eiffel haute de plus de trois cents mètres, que ses partisans comme ses détracteurs comparaient au clocher d’une église laïque dressée vers les étoiles. L’électricité, mer­veilleuse nouveauté technique, transforma la tour en un impres­sionnant spectacle lumineux, la faisant ressembler, de nuit, à un nouveau corps céleste: tout au-dessus de la ville, la couronne de la tour -un puissant gyrophare électrique- emplissait le ciel d’étincelants rayons tricolores, bleus, blancs et rouges. La plate-forme supérieure de la tour fut réservée à des expé­riences scientifiques, avec un observatoire astronomique et un laboratoire météorologique. Le grand télescope installé au sommet permettait d’observer le ciel d’une position beaucoup plus favorable que celle de l’observatoire de Paris où la brume, l’air pollué et les lumières de la ville gênaient l’observation des étoiles près de l’horizon. La revue L’Astronomie loua l’idée de la tour Eiffel et railla ses critiques. On compara son phare à une lune artificielle s’élançant tout au-dessus de Paris pour rem­placer le soleil disparu.

L’astronomie et les domaines connexes furent bien mis en valeur dans l’Exposition universelle par la présentation de nou­veaux télescopes puissants et précis, d’horloges astronomiques, de maquettes montrant le fonctionnement du système solaire, de planisphères, de cartes des constellations, de la lune et des corps célestes, ainsi que des photographies les plus récentes de la sur­face du soleil. Cet ensemble était assez important pour justifier la publication de deux numéros spéciaux de L’’Astronomie par la Société astronomique de France. Cette association s’enorgueil­lissait de compter parmi ses membres Gustave Eiffel lui-même, qui venait de construire une immense et légère coupole tour­nante pour l’observatoire de Nice.

Le fondateur et premier président de la Société astronomique de France était un ami intime d’Eiffel, Camille Flammarion. Celui-ci était alors l’un des plus célèbres astronomes du monde. Les années 1880 furent pour lui une période de réus­sites et de grandes réalisations, depuis la publication en 1880 d’Astronomie populaire, qui connut un succès prodi­gieux, jusqu’à son rôle essentiel dans l’organisation de l’Exposition universelle de 1889, en passant par la publication de l’ouvrage de vulgarisation Les Émiles, le lancement de la revue L’Astronomie et la fondation de la Société astronomique de France. Il s’intéressait aussi bien à la vie extraterrestre, sujet de son premier livre, la Pluralité des mondes habités, qu’à la parapsychologie et aux recherches psychiques. Quelque immense que fut le nombre de ses écrits, Flammarion s’y est toujours tenu à quelques idées et thèmes fondamentaux récurrents. Il commence en général par capter l’attention de son lecteur en suscitant chez lui le souvenir de l’admiration éprouvée à la vue du ciel étoilé un soir de printemps ou d’été. II poursuit en présentant les constellations et les planètes. Pour rendre cette description vivante, il recourt fréquemment aux images d’un autre monde ou à celle d’un observateur regardant le ciel étoilé depuis un balcon. Il exalte ensuite, avec un zèle missionnaire, la science de l’astronomie, en insistant sur son importance à venir en tant que modèle de vérité pour toutes les conceptions scientifiques, philosophiques et religieuse.

Selon Flammarion, il faut d’abord nous libérer de l’illusion imposée par le ciel nocturne. Alors que la nuit étoilée paraît silencieuse, immobile et calme, le ciel n’est en fait que tohu-bohu. L’astronomie moderne nous apprend qu’il n’y a pas d’étoiles fixes et que l’immobilité apparente du ciel est une illu­sion d’optique. En réalité, tout bouge, tombe, roule, fonce à tra­vers le vide: les corps célestes qui constituent le vaste univers reposent non pas, selon une conception puérile et primitive, sur des fondations solides, mais sur des forces invisibles et immaté­rielles qui régissent leurs mouvements. Voilà qui conduit à cet autre thème important de Flammarion: la relation de l’astronomie moderne avec une reli­gion nouvelle. Bien qu’il eût été élevé dans la foi catholique, Flammarion rejeta bientôt les dogmes de l’Église au profit d’une philosophie de la religion fondée sur la science. Comme Van Gogh, il resta religieux au sens humaniste, mais il ne souscrivit à aucune croyance autre que son propre idéal sécularisé.

Dans sa célèbre nouvelle, Lumen, parue pour la première fois dans l’Artiste en 1867, Flammarion développa sa conception de l’immortalité en se fondant sur la durée nécessaire à la lumière pour traverser l’espace: l’immortalité résulte du déroulement éternel de nos vies dans le cosmos. Flammarion croyait ainsi en la réincarnation sur d’autres planètes et étoiles partout dans l’univers. Newton, Copernic, Galilée, Jésus, Bouddha, Confucius et Socrate vivent sur d’autres sphères et y poursuivent l’œuvre qu’ils ont commencée sur terre. Dans cet Élysée stellaire, l’indi­vidu peut même voir sa vie se dérouler de nouveau à travers les étendues de l’Infini.

Mais le temps est éternel, et le repos ne saurait l’être. Ce globe silencieux et mort ne roulera pas toujours dans l’espace. Nous ne pouvons que former des conjectures sur ses destinées lointaines … Soit qu’obéissant aux lois de l’attraction qui entraîne notre système solaire vers des régions inconnues dans l’espace, il finisse par se réunir à d’autres systèmes; soit que le choc d’un corps céleste élève sa température au point de le réduire en vapeur, il est destiné, sans doute, à former de nouveau une nébuleuse … Mais si ce sont les mêmes éléments de chaque monde qui servent, après sa destruction, à en reconstituer d’autres, il est aisé de comprendre que les mêmes combinaisons, c’est-à-dire les mêmes mondes habités par les mêmes êtres, ont dû se répéter bien des fois.

Louis-Auguste Blanqui

Frontispice de l’édition originale de l’Éternité par les Astres

Le besoin de réalisme de Van Gogh fut une ligne directrice de sa vie et de son œuvre. Il partageait le désabusement de Jules Verne et de Flammarion à l’égard de la religion institutionnalisée, et comme eux, il recherchait une solution scientifique de remplace­ment Comme eux, il voulait reconstituer la société sur des fonde­ments plus rationnels, tous trois appartenaient à la gauche modérée, ils étaient pacifistes, éprouvaient de l’inclination pour le socialisme et avaient la révolution violente en horreur. Leur amour d’un environnement stable et ordonné se mani­feste dans leur passion pour la géographie. Tous trois aimaient les paysages vus à vol d’oiseau et s’intéressaient de près aux cartes. Flammarion conçut des atlas et dressa la carte de la lune et de Mars. Jules Verne établit pieusement la carte des voyages fictifs de tous ses personnages et publia même un ouvrage de géographie. Quant à Van Gogh, on peut dire que son intérêt pour le paysage fut stimulé par son amour de la topographie.

Alors qu’il vivait à Amsterdam en 1877 et se préparait à son ministère, il se mit à collectionner systématiquement les cartes. Le savant juif Mondes Da Costa lui enseigna l’histoire et la géo­graphie en lui faisant copier des cartes dans les atlas historiques de Stieler et de Spruner-Menke. Van Gogh avait un goût marqué pour ce travail au point de dessiner des cartes en dehors de ses études pour en faire présent à ses amis et à sa famille. Cette passion ainsi que l’intérêt qu’il manifesta ultérieurement pour l’astronomie lui permirent d’affermir ses. convictions religieuses chancelantes. Alors qu’il s’adonnait à ce travail de dessin, il cite dans une lettre à Théo de décembre 1877 cette formule de la Bible: Il faut construire la maison sur le roc. Quand Van Gogh rompit avec la religion instituée, son intérêt pour la topographie s’exprima dans des paysages sécularisés ou purs.

En décembre 1877, il mentionne pour la première fois un cadre pour étudier la perspective, idée qu’il tira du Manuel populaire de perspective de Cassagne. Il s’agissait d’un cadre muni d’un fil horizontal et de deux autres en diagonale. Figure-toi, écrit-il, que je m’installe le matin, vers 4 heures, devant ma lucarne, pour étudier, en me servant de mon instru­ment, la perspective des pâturages et du chantier du menuisier, à l’heure où l’on allume les poêles dans les cités pour préparer le café. Et au-delà, il y a l’immensité d’un vert subtil et tendre, des lieues et des lieues de pâturages à plat, et un ciel gris, aussi muet et aussi paisible qu’un Corot ou un Van Goyen. En août 1882, il commanda un nouveau cadre amélioré qu’il pouvait fixer dans un sol inégal grâce à deux supports. Ainsi, quand il se déplaçait dans un paysage réel, il se contraignait à maîtriser la perception qu’il en avait au moyen de cet instrument, qui lui ser­vait. de cadre tout comme la lucarne de son grenier. Il l’appelait sa visière, comme s’il s’agissait d’un petit télescope, et il utilisa finalement son atelier comme un observatoire astronomique à l’instar des personnages de Jules Verne et de Flammarion.

Le goût de Van Gogh pour les cartes, son intérêt pour l’astro­nomie et ses préoccupations religieuses se combinèrent à la fin des années 1880 pour donner naissance à une série de nuits étoilées. C’est à la lumière des rapports établis par Flammarion entre l’astronomie, l’immortalité et la vie dans d’autres mondes que nous pouvons comprendre plusieurs assertions obscures de Van Gogh sur la vie après la mort, dans ses lettres d’alors. L’été 1888, il soulève ce qu’il appelle la question éternelle: la vie est-elle tout entière visible pour nous, ou bien n’en connaissons-nous avant la mort qu’un hémisphère? Moi je déclare ne pas en savoir quoi que ce soit, mais toujours la vue des étoiles me fait rêver, aussi simplement que me donnent à rêver les points noirs représentant sur la carte géographique villes et villages. Pourquoi me dis-je, les points lumineux du fir­mament nous seraient-ils moins accessibles que les points noirs sur la carte de France? Si nous prenons le train pour nous rendre à Tarascon ou à Rouen, nous prenons la mort pour aller dans une étoile.

Il est compréhensible que Van Gogh ait rapproché le ciel étoilé et les cartes qu’il aimait tant puisque étaient alors largement connues du public les tentatives des astronomes contemporains de réaliser des cartes photographiques du ciel et même des cons­tellations, réunies en atlas publiés par Flammarion lui-même Dans son livre De la terre à la lune, Jules Verne imagine de futurs voyages dans l’espace au moyen d’un train interstellaire. Cette façon personnelle de dresser la carte du ciel apporte à Van Gogh une faible lueur d’espoir. Après avoir lu l’Année ter­rible de Victor Hugo, il conclut que là, il y a de l’espoir, mais cet espoir est dans les étoiles. Je trouve cela vrai et bien dit et bien beau, d’ailleurs volontiers je le crois aussi. Mais n’oublions pas que la terre est également une planète, par conséquent une étoile ou un globe céleste. Et si toutes ces autres étoiles étaient pareilles! Ce ne serait pas très gai, enfin ce serait à recom­mencer. Or pour l’art, où on a besoin de temps, ce serait pas mal de vivre plus d’une vie. Et il n’est pas sans charme de croire les Grecs, les vieux maîtres hollandais et japonais continuant leur école glorieuse dans d’autres globes.

Le même accent de passion se fait entendre, chez Flammarion: Nations, pays, croyances, religion, temples, palais, tour pas­sera, tout, comme la terre et le ciel -mais la vie, la jeunesse, l’amour ne cesseront jamais. Mais c’est dans une lettre à son copain le peintre Émile Bernard, de fin juin 1888, que nous trouvons l’expression la plus nette de ce rapprochement entre Van Gogh et Flammarion: après s’être plaint, de la vie de l’artiste, malheureuse sur cette si ingrate planète, il se console cependant en imaginant une vie future: Puisque rien ne s’y oppose, en supposant que dans les autres innombrables planètes et soleils il y ait également et des lignes et des formes et des couleurs, il nous demeure loisible de garder une sérénité relative quant aux possibilités de faire de la peinture dans des conditions supérieures et changées d’existence, existence changée par un phénomène peut-être pas plus malin et pas plus surprenant que la transformation de la chenille en papillon, du ver blanc en hanneton.

Émile Bernard, autoportrait

Van Gogh, Flammarion et Jules Verne tiraient tous trois fierté de leurs talents de vulgarisateurs. Van Gogh faisait par exemple des copies de Millet à Saint-Rémy pour chercher à rendre plus accessible au grand public ordinaire le Travail de cet artiste. En ce sens, la Nuit étoilée est, sous la forme d’une image, la concréti­sation des observations et des spéculations de Flammarion. La réalisation du tableau fut naturellement chargée d’une signi­fication très personnelle pour le peintre. Emprisonné dans son esprit et dans son âme, désirant échapper à ses limitations phy­siques et aspirant à la sécurité de la vie après la mort, Van Gogh peignit un motif qui le mettait en rapport avec le cosmos, d’une manière qui donnait à ce rapport une réalité immédiate. Seul de tous les éléments terrestres, le cyprès se libère pour s’élancer dans le ciel vers les étoiles. Il symbolise l’effort de Van Gogh pour atteindre l’Infini par des voies non conventionnelles. Le cyprès est l’arbre de la mort dans les pays méditerranéens, signi­fication traditionnelle à laquelle Van Gogh fait référence dans ses lettres d’alors. C’est aussi un arbre au feuillage persistant, que les Romains plantaient autour des tombes comme symbole d’immortalité.

Mais les raisons sociales et politiques qui sous-tendent les aspirations de Van Gogh doivent être comprises à la lumière d’une autre caractéristique majeure de l’Exposition universelle de 1889. Après la présentation des sciences et des techniques, la partie la plus importante de l’Exposition était consacrée aux colonies. Il n’est pas étonnant que Jules Ferry, principal res­ponsable de la politique coloniale de la France durant les années 1880, ait eu le premier l’idée d’une grande exposition univer­selle pour l’année 1889. Dans le cadre de l’Exposition fut bâtie toute une ville coloniale comprenant quatre divisions ethni­ques: océanienne, asiatique, africaine et arabe. Était ainsi pré­senté un pittoresque ensemble de constructions et de produits exotiques, et même des habitants de l’Empire français d’outre­-mer. Van Gogh lui-même écrivit de Saint-Rémy à Bernard: Dites donc, ce que je regrette beaucoup de ne pas avoir vu à l’Exposi­tion, c’est une série d’habitations de tous les peuples. En fait, tous les amis de Van Gogh étaient passionnés par la partie colo­niale de l’Exposition. Gauguin songeait même à faire un voyage dans les colonies et à acheter une des huttes indigènes qu’il avait vues. A la fin des années 1880, Van Gogh envisagea de s’engager dans les troupes des Indes orientales ou dans la Légion étrangère française. Il fit d’ailleurs plusieurs portraits de zouaves, troupe d’élite nord-africaine. Van Gogh prédisait que l’avenir est bien dans les Tropiques pour la peinture, soit à Java, soit à la Martinique, le Brésil ou l’Australie, et non pas ici! Ses rêves d’un paradis colonial étaient liés à son désir de constituer une communauté, artistique idéale, une fraternité d’artistes rassemblés sous le ciel étoilé.

Paul Gauguin, Vincent Van Gogh

Son paradis tropical imaginaire correspondait ainsi aux spécula­tions de Flammarion sur l’immortalité cosmique. Cecil Rhodes exprimait bien la mentalité expansionniste du XIXe siècle: Le monde est presque entièrement partagé, et ce qu’il en reste est en train d’être divisé, conquis et colonisé. Penser à ces étoiles que l’on voit au-dessus de sa tête, la nuit, ces vastes mondes que nous ne pourrons jamais atteindre! J’annexerais les planètes si je le pouvais; j’y pense souvent. Cela m’attriste de les voir si nettes et pourtant si lointaines. Ce projet imaginaire est repris dans le roman d’anticipation d’Albert Robida, le Vingtième Siècle, paru en 1883, qui traite du départ de la première commission scientifique et colonisatrice pour la lune. Le paradoxe que constitue la politique coloniale de la troisième République se reflète dans les contradictions de Flammarion, de Jules Verne et même de l’anarchiste Élisée Reclus. Tous acceptè­rent cette politique comme inévitable, et même comme néces­saire à la conquête scientifique du globe. Alors qu’ils étaient opposés au nationalisme et souhaitaient l’abolition des fron­tières, ils semblent, concevoir la colonisation comme la diffusion de la civilisation au-delà des frontières géographiques du colon. Pour eux, elle mettait fin à l’isolement, agrandissait le monde et le rendait plus accessible.

En ce sens, la popularité des romans de Jules Verne (en particulier le Tour du monde en quatre-vingts jours) correspond à la politique coloniale du gouvernement. Ce désir de faire à la France une place dans un environnement illi­mité, et même cosmique, naquit de la douloureuse défaite de 1870. Reclus, Verne et Flammarion en conçurent une profonde amertume. Reclus laisse parler sa tristesse entre les lignes de sa géographie de l’Allemagne. Jules Verne s’épanche dans Les Cinq Cents Millions de la Bégum, et Flammarion saisit chaque occasion d’exhaler sa haine du militarisme.

Durant le mois de septembre, alors qu’il méditait, en Arles, sur les étoiles et sur la vie après la mort, Van Gogh fit le portrait de son ami le sous-lieutenant Millet, officier des zouaves, portrait délibérément vulgaire, aux couleurs voyantes, soulignant les détails criards de l’uniforme. Millet devait partir en Afrique pour y accomplir sa période coloniale. Il est à noter que Van Gogh a peint, dans l’angle supérieur droit du tableau, l’insigne du régiment de Millet -le croissant de lune et l’étoile à cinq branches, adoptés par l’islam qui naguère dominait l’Algérie. Ultime preuve, si besoin était, que la Nuit étoilée doit sa puissance non seulement aux qualités graphiques et picturales de Vincent Van Gogh, mais aussi à ces forces historiques qui connurent l’Exposi­tion universelle de 1889.

Albert Boime

L’histoire de la matière et la matière de l’histoire, une conférence donnée à Toronto en 1984, plusieurs fois éditée en revue, reprise chez Adam Biro en 1989, extraits

A quoi il faut ajouter le très beau travail de Jean-Pierre Luminet

Sur le rapport de Van Gogh aux langues, à ses langues, et à l’exotisme, dans une Provence déjà largement folklorisée: Roland Pécout

Francis Bacon, study for a portrait of Van Gogh

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