Des avenues aujourd’hui perdues, recouvertes d’herbes, dans cette région de l’esprit qui s’étend entre concept et symbole, entre symbole et réalité

Notre époque est la première sur terre à laisser circuler à nu, sans vêture de sens, sans imprégnation de valeurs, les aspects bruts de la violence, de la cruauté, par exemple. Nous voici entrant à nouveau dans ce champ d’absence qui précéda la parole. Où il n’y avait pas de mémoire, pas d’avenir.
Je me dis que la vérité détournée ici, bloquée dans son cours par de grandes masses sinistres, fait son chemin ailleurs, ou à d’autres niveaux s’infiltre: qu’elle va, cherche une issue, et la trouvera, peut-être au-delà de grands désastres. L’idée au moins d’un lieu se reforme. L’espoir est la mémoire la plus profonde.
Le vrai lieu, j’ai bien fini par comprendre que ce n’était que le mythe de cet être en nous que je me plais à appeler le gnostique -sur l’exemple de ces sectes alexandrines qui dépréciaient ce monde-ci, où nous sommes, parce qu’elles en imaginaient un autre, à leurs yeux parfait.
Il n’y a pas de vrai lieu, il n’y a de lieux qu’ordinaires, et la vraie recherche est de découvrir en quoi ceux-ci peuvent être pourtant occasions de vérité, par un approfondissement de leurs évidences qui serait la poésie au travail.

U.S. 97, South of Klamath Falls, Oregon, July 21, 1973

Mais dire cela ne signifie nullement que le rêve de l’ailleurs absolu m’ait vraiment quitté. Et comme précisément c’est un rêve, et qu’on a le droit de rêver pour autant que l’on n’ignore pas que c’est cela que l’on fait; et comme même il faut absolument rêver, parce que le rêve que l’on perçoit et dirige est moins dangereux que ce qui sinon en prendrait la place, le rêve des bas-fonds du langage, non sublimé, le rêve qui se fait idéologie- eh bien, je ne vois pas que j’aurais grand tort à visiter quelques archipels qui se situent, sinon dans l’arrière-pays, l’impénétrable, du moins à ses confins, avertis de lui.

D’autant que je sais pour ma part où les situer, ces contrées. Les îles auxquelles je pense, ce sont des œuvres. Ce sont les grands efforts cohérents que des poètes ont faits pour se remémorer l’absolu, mais non sans céder à la nostalgie d’une terre de notre monde harmonieusement rebâtie, gouvernée, peuplée de belles fabriques, par leur pensée qui savait si bien ce qui était beau, ce qui était juste; et qui ont étendu autour d’eux, dans l’espace imaginal, ce qu’on peut dire une civilisation, inappropriée à la condition humaine, mais ouverte au visiteur qui y aborde au plus fort de la nuit de son rêve propre.

Oui, ce que je veux parcourir, c’est cette Atlantide à la fois noyée et intacte, l’empire de Poussin qui n’est pas moins fabuleux que celui d’Alexandre. Je veux pousser son tableau, me glisser derrière, entrer dans cet univers de sagesse et de démesure.

Il faut accompagner les expérimentations sur la langue comme elle existe d’au moins une intuition des schèmes du rapport de l’être humain et du monde, qui ont comme des avenues à eux, aujourd’hui perdues, c’est vrai, recouvertes d’herbes, dans cette région de l’esprit qui s’étend entre concept et symbole, entre symbole et réalité: et c’est là qu’on rencontre le contenu de vérité de la tradition pastorale.
Le pastoral! Je ne doute absolument pas que ses belles images ne dessinent (ne peignent) qu’une chimère. Mais celle-ci vaut de signifier un état-limite, celui de notre condition si le désir qui l’anime était satisfait de son objet autant que d’autrui, avec simplement à souffrir de ces chagrins (Amaryllis n’aime pas Tityre, qui l’aime) qui sont le lieu dans l’esprit où le hasard, inhérent à la finitude que nous sommes, peut se maintenir avec le minimum pour nous de risques d’aliénation: le minimum de ces frustrations qui font que la mort ne confirmera que des manques, des occasions perdues, et sera vécue avec amertume. Et peut-on vivre, peut-on envisager de le faire, peut-on donner confiance à un enfant, sans avoir devant soi l’idée -je ne dis pas l’illusion- de cet état-limite que chiffrait la tradition pastorale? La plénitude est un droit, et le droit a besoin d’une figure.

untitled_-1977

Et remarquons le piège dans lequel la pensée dédaigneuse du pastoral -la présente pensée du soupçon, du décryptage de l’illusoire- ne peut que tomber, tout hyper-lucide qu’elle se veuille.

Le pastoral a valeur parce qu’il postule un rapport de l’existence et du monde -du monde naturel- qui serait facteur d’harmonie, de sérénité. Mais cette visée ne signifie pas qu’il faut garder l’humanité parmi les bœufs et les chèvres, l’empêcher d’avoir une histoire, et d’abord des arts, une architecture: Poussin a compris cela, dont le projet de peintre fut peut-être surtout d’étudier cette jonction désirable du pastoral et de l’histoire, du naturel et du nécessairement différencié de la condition parlante, de l’intemporel et du moderne et qui pour ce faire a articulé au profond de ses paysages les formes d’une architecture éprouvée, parfois inventée, et celles des chemins, de la végétation, de l’horizon -de la terre. Et avec Poussin, ou Nerval encore, il faut bien comprendre et, quand on écrit rappeler, que l’identification constamment faite, comme si elle allait de soi, du pastoral à un état qui serait voué à se perpétuer sans changer, en deçà d’un temps historique, eh bien, c’est cela, en vérité le vrai mythe, une façon de refouler par une manipulation de l’objet de pensée -par son absolutisation, mais pour le mettre à distance- ce dont la pensée moderne n’a pas voulu, pour des raisons qui ne sont ni bonnes, ni, peut-on espérer, fondées.

William-Eggleston-Untitled-Frontier-Sign-from-Lost-and-Found

La poésie, c’est faire l’hypothèse, tout au contraire, qu’à partir des états anciens de notre rapport au monde, qui furent toujours mal vécus, dans la brutalité et l’injustice, un avenir aurait pu -et pourra- se déployer, non vers le pastoral, au sens folklorique que celui-ci ne pourrait qu’avoir si l’on prenait Virgile au pied de la lettre, mais vers une modernité qui, des Bucoliques, ou de Poussin, comprendrait l’intuition, la méditerait.

Yves Bonnefoy

William Eggleston