Des poètes, des bardes et des visionnaires chez les dauphins et les baleines …

Rechercher une vie intelligente extra-terrestre est toujours synonyme de rechercher une technologie avancée. Mais il n’est pas du tout clair que l’utilisation d’outil appartienne à mon essence, ou à mon propre, d’une façon significativement différente de celle d’un chimpanzé.

Si un chimpanzé et moi sommes échoués sur une île déserte avec seulement notre intelligence pour nous aider à survivre, je ne pourrais pas construire d’outils, avec les matières premières disponibles, plus complexes que ce que le chimpanzé inventerait. Je continuerais cependant à utiliser d’autres avantages vraiment spécifiques, comme la bipédie. Nous savons que pour une part considérable de l’histoire des humains anatomiquement modernes (récemment datée de 300,000 ans) il n’y avait pratiquement aucune culture matérielle pour distinguer homo sapiens des autres primates. Celle-ci a commencé seulement il y a environ 50,000 ans, avec ce que Colin Renfrew appelle la révolution humaine. Nos propres avancées technologiques pendant plusieurs dizaines de milliers d’années ont eu plus à faire avec les adaptations darwiniennes nécessaires pour occuper une niche écologique, qui ne peut être occupée par plus d’une espèce, qu’avec n’importe quelles capacités spécifiques communes à tous les humains, en qualité d’humains, et étrangères à tous les animaux non-humains.

Autrement dit il est possible que l’avancement technologique dans d’autres espèces n’entraîne pas de transformations dans l’évolution individuelle: cet avancement pourrait advenir comme un ensemble d’effets cumulatifs dans l’histoire de l’espèce, sans qu’il lui soit nécessaire de fabriquer ce qui nous apparaît comme un artefact. Cet avancement est bloqué chez les autres espèces,  pour le moment, par quelque chose d’analogue à ce qui empêche un travailleur pauvre de lancer la construction d’une navette spatiale. Il n’a pas une essence différente de celle d’Elon Musk.

Le seul cas de mammifères comparables à homo sapiens pour la population et la biomasse est celui des animaux domestiques. Mais ils vivent sous une domination totale et dans l’appauvrissement forcé de leur monde: il est inconcevable dans une telle situation qu’il puisse y avoir des innovations au niveau de l’espèce. Les autres mammifères, comme les éléphants et les chimpanzés ont été réduits à de simples points dans leurs anciens habitats, trop clairsemés et menacés pour qu’ils prospèrent et innovent. Il y a enfin le cas des animaux impliqués dans l’histoire humaine depuis le début de nos innovations matérielles, accélérées avec les premières implantations urbaines, vers la fin de la dernière période glaciaire: les souris et les rats et ensuite les chiens et les chats et d’autres membres de ce que James C. Scott a appelé les camps de repeuplement néolithiques multi-espèces.

Pourquoi n’ont pas ils innové?

Ils l’ont fait. L’innovation technologique humaine a été une collaboration multi-espèces depuis le début: quelques êtres construisaient des jougs et des chariots, d’autres êtres moulaient des grains, d’autres êtres tiraient des chariots au-dessous de leurs jougs, d’autres élevaient des enfants, d’autres nettoyaient les débris alimentaires qui se seraient transformés autrement en vecteurs de maladie. Certains de ces êtres étaient humains, certains étaient bovins, certains chiens, certains félins, mais ils ont tous été nécessairement impliqués dans le projet commun que nous nommons maintenant civilisation technologique humaine.

Venons en maintenant à la limitation arbitraire de la notion de technique au domaine des outils. Dans sa portée originale tékhné a inclus n’importe quelle activité qui implique l’application d’une compétence, pas seulement dans la construction et l’opération d’outils, mais aussi, par exemple, dans la lutte, la danse, la chasse, l’art du récit … Et nous commençons à détecter l’omniprésence de cette tékhné dans la nature vivante.

La recherche d’une intelligence extra-terrestre a été basée sur la présupposition, généralement non discutée, que l’intelligence, avec le temps, mènera forcément à des civilisations utilisant l’outil. Ce raisonnement exclut la possibilité du développement de tékhnés qui ne laisse aucune trace matérielle, ou une trace matérielle que nous ne sommes pas en mesure d’interpréter comme le résultat d’une activité intelligente.

Bien sûr, les traces matérielles sont cruciales si nous parcourons le ciel espérant trouver des sphères parfaites et des structures massives. Mais comme Aristote l’a dit, les êtres célestes sont divins, partant difficiles d’accès, tandis que les êtres vivants terrestres sont tout autour de nous et prêts à être étudié. D’où l’intérêt porté ces dernières années à la communication animale, la découverte, espèce après espèce -des chauves-souris aux chiens de prairie- de systèmes complexes d’échange social et de facultés de signifier.

Comment se parler? …

Ce qui implique la remise en question d’une vache sacrée, la distinction entre langue et communication. Ce qui ne semble pas avoir été pris en considération même par les défenseurs les plus enthousiastes des animaux est la possibilité que ces langage-communications, auxquelles nous avons accès pour une minuscule partie seulement, impliquent l’innovation, le raffinage au fil du temps, et apparaissent comme une histoire à leurs praticiens. Ainsi, peut-être, y-a-t-il des dauphins qui émettent un clic d’une façon originale, et qui sont perçus par leur congénères comme des visionnaires. Ainsi, peut-être, y-a-t-il des jeunes qui dans leurs exercices et répétitions discernent une nouvelle façon de faire légèrement différente, qui les excite et les remplit d’un sentiment de promesse pour l’avenir de leur groupe et pour leur propre destin. Ainsi peut-être y-a-t-il des poètes, des bardes et des littératures transmises oralement ou par signal électrique ou quelque autre moyen …

Certaines de ces pratiques pourraient être beaucoup plus vieilles que la technologie et que la langue humaine, avec parallèlement beaucoup plus de temps nécessaire pour que les effets cumulatifs en soient perceptibles par l’espèce: des millions d’années plutôt que des centaines de milliers d’années, comme pour le développement d’une proto-langue chez nos ancêtres hominiens. Mais puisqu’elles ne laissent aucune trace matérielle, elles sont exclues de la recherche des preuves d’intelligence non-humaine.

Ceci est une rêverie cognitive, basée sur la rencontre de deux questions distinctes: d’une part, la transformation de l’environnement matériel, qu’aucune espèce ne fait aussi intensivement que les êtres humains; et, d’autre part, l’innovation dans une pratique, ici langagière, éprouvée par les membres d’une espèce comme un marqueur de sa propre excellence. Comme un plaisir. Un avantage darwinien …

Justin Smith