En 2017, les Ouïghours et autres minorités musulmanes (Kazakhs, Kirghizes) de la région autonome ouïghoure du Xinjiang (appelée Turkestan oriental par celles et ceux qui considèrent l’État chinois comme une puissance colonisatrice et illégitime depuis la conquête de la région en 1949) représentaient 2 % de la population totale de la Chine mais 21 % des arrestations. Depuis lors, cette région de l’ouest de la Chine peut être caractérisée, par l’un des principaux spécialistes des politiques répressives chinoises dans la région, comme le plus vaste complexe de détention de minorités ethniques ou religieuses depuis l’Holocauste.

L’année 2017 marque un véritable tournant du fait de l’accélération inédite de la construction ou de l’extension des infrastructures d’internement –systématiquement appelés camps par les anciens détenus– destinées majoritairement aux populations musulmanes. Cette politique s’articule autour du triptyque emprisonnement, détention, rééducation de la population adulte et repose sur un internement au sein d’établissements de natures diverses, des prisons de haute sécurité aux centres de rééducation et de formation par le travail, en passant par les centres de détention et enfin les camps de travail (laogai) au sein du Corps de production et de construction du Xinjiang (Bingtuan). Il serait cependant justifié d’intégrer à ceux-ci les pensionnats et les orphelinats comme forme d’internement juvénile, ce qui est généralement traité séparément dans les recherches effectuées jusqu’alors.
Les fondements de ces politiques répressives ont été posés par le président chinois Xi Jinping dès 2014; elles se sont accélérées en 2016 avec la désignation de Chen Quanguo comme secrétaire du parti de la région ouïghoure, lequel a servi au Tibet de 2011 à 2016 où il fut l’architecte du système répressif, et avec la désignation de Zhu Hailun, comme haut responsable de la sécurité dans la région. Jusqu’à la fin de l’année 2018, la Chine a nié l’existence des camps, puis a déclaré que les hommes et les femmes détenus étaient des étudiants qui suivaient une formation dans des centres de rééducation et qui en sortaient diplômés.

Les premières infrastructures d’internement ont commencé à être identifiées courant 2018, grâce à des méthodes modestes –une connaissance du mandarin, un ordinateur et une connexion internet suffisaient– par les chercheurs Timothy A. Grose ou Adrian Zenz à partir de documents officiels chinois publiés en ligne. Puis Shawn Zhang, étudiant en droit résidant au Canada, a effectué un travail plus poussé grâce à la géolocalisation et aux images satellites, données systématiquement confirmées par des informations, des articles et rapports officiels publiés, des témoignages d’anciens détenus ou des investigations de journalistes sur place ou couvrant la région. Depuis lors, ces structures sont cataloguées au sein de bases de données produites par différents organismes aux moyens plus importants, financées en partie par des fondations américaines, mais pas seulement. Des journalistes d’investigation ont aussi produit des données à l’échelle du Xinjiang dans un long reportage de terrain en cinq parties. D’autres journalistes ont ciblé une structure particulière comme le complexe de Debanching (Dawanching), le plus grand à ce jour.
D’un organisme à l’autre, les méthodes sont assez similaires: elles placent toutes l’image satellite au cœur des recherches. Les données compilées et cartographiées sont en grande partie disponibles en ligne. À partir de données fournies par l’ASPI, la NGIA -en collaboration avec la Rand Corporation- a analysé ces images satellites de nuit afin de mesurer l’intensité de l’activité électrique et, en conséquence, de l’activité humaine, ainsi que son évolution dans le temps. Ces recherches permettent de conclure que la période de développement rapide des constructions et extensions de nouvelles infrastructures s’étend sur 36 mois, de début 2016 à début 2019.

D’un côté, les hautes montagnes du Tian Shan; de l’autre, le désert. La région est facile à contrôler. Comme le montre la carte interactive de l’ASPI, la quasi‑totalité des sites d’internement situés en région ouïghoure se trouve à la frontière sino-centrasiatique, avec une concentration importante dans le Sud‑Est, autour des villes de Kuldja, de Kashgar, de Yarkand, de Hotan et près d’Urumqi plus au nord. À ce jour, l’ASPI dénombre 385 structures visibles sur la carte. Les chercheurs de l’UTJD et l’ASPI se rejoignent sensiblement dans une même démarche en classant ces structures en fonction du degré de sécurisation des sites: présence d’un mur d’enceinte, nombre de pylônes d’éclairage, présence et nombre de tours de garde, clôtures barbelées ou électrifiées intérieures et/ou extérieures. Tous ces éléments sont visibles sur les images satellites en zoomant au maximum, sur Google Maps par exemple (mode relief) ou Google Earth.
Ainsi, quatre catégories ont été retenues par l’ASPI: les centres de rééducation faiblement sécurisés qui visent officiellement à la déradicalisation par un endoctrinement poussé, généralement ouverts aux visites de journalistes et de diplomates; les centres de rééducation sécurisés (barbelés, mur d’enceinte et tour de garde, proximité d’usines); les centres de détention qui enferment hommes et femmes sans aucune décision de justice préalable (une seule entrée, plusieurs lignes de barbelés et de murs d’enceinte, séparation des bâtiments des détenus de ceux où résident les gardes et le personnel administratif); enfin, les prisons de haute sécurité qui font partie du système officiel de justice pénale (présence d’un pont unique qui relie les bâtiments de l’administration aux structures carcérales). La taille des bâtiments est là encore déterminée par l’image satellite qui, en fonction du logiciel utilisé, permet la mesure au sol dès les premières fondations (la version Google Earth Pro permet de voir l’évolution dans le temps de la construction), ce qui donne une idée relativement claire de l’architecture intérieure et du volume des cellules.

Parmi les infrastructures les plus grandes, dénommées villes‑prisons par les chercheurs de UTJD car y coexistent au moins trois sites d’internement en une même enceinte (centre e rééducation, centre de détention et usines, souvent caractérisées par des toits bleus), se trouvent le complexe pénitentiaire situé à Aksu, qui serait composé de deux camps de 18 000 et 33 000 personnes, ainsi que celui de Debanchang, de la surface de Central Park, qui enfermerait 50 000 personnes environ selon BuzzFeed News mais entre 74 000 et 94 000 selon les chercheurs de UTJD. Cependant, le nombre global de personnes internées reste difficile à estimer du fait de l’absence de statistiques officielles publiées, des entrées et sorties des détenus –la durée de la période de détention varie de quelques mois à 18 mois en moyenne dans les centres de rééducation –le déplacement de ces détenus d’une structure à l’autre et enfin du possible nombre de détenus par cellule. Selon les témoignages recueillis et les dépositions des anciens détenus au Tribunal ouïghour par exemple, la surpopulation des cellules est la norme. En 2017, la limite haute proposée par A. Zenz était de 1,8 million de personnes faisant l’objet d’un internement extrajudiciaire, soit 15,4 % de la population adulte du Xinjiang.

Montagnes du Turkestan oriental
L’UTJD, pour sa part, propose plutôt de calculer la capacité potentielle des infrastructures en se fondant soit sur le nombre de détenus par cellule (déterminé par les témoignages), soit sur la taille des cellules; les chiffres varient ainsi de 2,36 millions à 3,48 millions23. Pour donner une idée de l’ampleur du phénomène, chaque foyer ouïghour (et autres minorités musulmanes du Xinjiang) aurait au moins un membre interné, le plus souvent des hommes chefs de foyer en âge de procréer, ce qui entraîne une diminution du taux de natalité, en plus du contrôle répressif des naissances, et une paupérisation importante de la population.
La focale portée ici sur le seul système d’internement ne doit pas faire oublier que les politiques répressives et assimilatrices de l’État chinois en région ouïghoure sont le produit d’une ingénierie ethnique et démographique bien plus vaste, visant un groupe cible au prétexte d’une politique généralisée de lutte contre le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme. Elle a divers aspects: acculturation‑sinisation par l’école, surveillance intrusive, massive et systématique, contrôle des naissances (stérilisation forcée, avortements tardifs), recueil de données biologiques et biométriques, travail forcé, déplacements de populations (transfert de main-d’œuvre ouïghoure vers le centre de la Chine et colonisation de peuplement han en région ouïghoure), ou encore très forte suspicion de prélèvement forcé d’organes. Une inconnue demeure, celle relative aux meurtres de masse, qui ne fait pas de doute pour les instituts Newlines et Raoul Wallenberg, mais suscite plus de prudence de la part d’autres chercheurs, sans possibilité de preuves croisées tangibles.
Du point de vue des sciences sociales, le génocide était déjà une certitude, la preuve de l’intentionnalité reposant sur l’observation de faits objectifs de destruction, répétés et planifiés, qui visent un groupe en tant que tel. Du point de vue du droit, celui‑ci ne fait plus de doute.
Quelques extraits de Chloé Durieux, Les infrastructures de l’internement en région ouïghoure, Esprit, et pour y renvoyer: les références nombreuses, solides et précises se trouveront dans les notes.
Ces recherches ont été conduites grâce à un soutien de l’ANR Shatterzone.