La production industrielle d’engrais, puis de cadavres

La découverte prodigieuse qui porte les noms de Fritz Haber et de Carl Bosch est un procédé qui aboutit à la production abondante d’engrais à faible coût.
Ce qui permit à la population mondiale d’atteindre les six milliards d’habitants en 2000 au lieu des 3,6 qui eût été le maximum estimé sans une telle découverte. 

Avec la même formule, il permit à une Allemagne victime du blocus de produire des explosifs, et de prolonger ainsi l’abominable guerre de tranchées de 1914-1918.

729

Fritz Haber était issu d’une famille qui avait prospéré sur la réussite des colorants chimiques; son père, Siegfried Haber, était un opulent homme d’affaires juif de Breslau, faisant commerce de ces procédés et de ces produits chimiques qui transformaient l’Allemagne en l’État-nation prééminent en Europe.

Fritz avait fréquenté un des lycées les plus cotés de Breslau et bénéficié d’une éducation complète typique de l’époque, avec lettres et études classiques. Alors que l’enseignement secondaire en mathématiques et en sciences naturelles dispensé en Allemagne était le meilleur du monde, les pédagogues de la nouvelle Allemagne insistaient sur la nécessité d’un programme équilibré: à l’école, Fritz acquit le goût des Humanités.
Son père avait à cœur de voir Fritz entrer dans le monde des colorants, mais il l’encouragea à jeter les bases d’une carrière universitaire dans le domaine des sciences naturelles. Haber étudia la chimie à l’Université de Berlin, à Heidelberg où il travailla sous la direction de Robert Wilhem Bunsen, un des grands pionniers de la spectroscopie, avant de revenir à Berlin et de s’inscrire à la Technische Hochschule de Charlottenburg. Après un an de service militaire, il passa une courte période dans l’affaire de son père, où ses transactions impétueuses se soldèrent par de lourdes pertes. Après deux autres passages à l’Université, à Zurich et à Iéna, Haber finit par se fixer à la Technische Hochschule de Karlsruhe, où il allait rester dix-sept ans, publiant une cinquantaine de travaux sur toutes sortes de sujets: chimie organique et inorganique, chimie de la combustion, électro-chimie et ingénierie.
En 1892, à l’âge de vingt-quatre ans, il se convertit du judaïsme au luthéranisme et laissa tomber son deuxième prénom, Jacob, pour éviter toute association de nature à ruiner ses perspectives de carrière scientifique ou universitaire dans l’Allemagne de l’époque.

tumblr_lcimuu1JBy1qzgcm2o1_1280

Les photographies de lui à cette époque montrent une caricature de Prussien qui pose de profil par rapport à la caméra: en tunique militaire, le crâne rasé, avec une profonde cicatrice courant de la lèvre à la mâchoire (résultant, apparemment, d’un duel), pince-nez sévère, menton en avant: ubermenschlisch -ses admirateurs le présentaient comme un surhomme. Mais ses yeux foncés et intelligents et sa grande bouche sensuelle révèlent une dimension rêveuse et passionnée. Il incarne l’efficacité, l’énergie obstinée et la science allemandes; mais il avait aussi un don pour l’amitié, un faible calamiteux pour les femmes, et un sens de la poésie.
En 1901, il avait épousé Clara Immerwahr, une fille de sa ville natale de Breslau. Chimiste, elle fut la première femme à obtenir son doctorat de l’Université de Breslau. Elle s’était elle aussi convertie du judaïsme au protestantisme dans l’intérêt de sa carrière. Elle avait nourri l’espoir de partager une vie culturelle épanouie avec son brillant mari; mais elle ne tarda pas à découvrir qu’il était un véritable bourreau de travail et ne trouvait guère de temps pour la conversation et la collaboration. En 1902, un an après leurs noces, et peu après la naissance de leur fils Hermann, Haber partit pour un voyage d’étude de quatre mois aux États-Unis afin d’y observer l’enseignement technique et scientifique de ce pays. À son retour, il fit une tournée en Allemagne pour expliquer ce qu’il y avait vu.

En 1909, Clara écrivit à son ami Richard Abegg pour se plaindre de la conduite d’Haber: Mon attitude a toujours été que la vie ne vaut la peine d’être vécue que si l’on a fait un plein usage de ses talents et qu’on a essayé de vivre chaque type d’expérience que la vie humaine a à offrir. C’est mue par cet élan, entre autres choses, que j’ai décidé de me marier à cette époque … L’exaltation a été de très courte durée … Et la raison principale en est la manière oppressive qu’a Fritz de se faire passer en premier, à la maison et dans notre couple, en sorte qu’une personnalité qui s’affirme de manière moins implacable s’en est trouvée purement et simplement détruite. Clara Haber devint une Hausmitterchen, une bobonne, qui ne quittait plus son tablier. Clara dépérissant, Haber s’épanouissait.

clara_immerwahr.1290460781.jpg

Dans la première décennie du siècle, l’enthousiasme généralisé pour la science et la technologie en Allemagne s’était traduit par la décision prussienne d’encourager des projets de recherche qui ne fussent pas entravés par des objectifs industriels ou des obligations d’enseignement. L’Allemagne avait prospéré en appliquant la science et la technologie directement à l’industrie: elle n’avait pas perdu de vue la nécessité de la recherche scientifique pure pour conserver sa prééminence, mais elle ne possédait pas encore d’institut de recherche indépendant capable de rivaliser avec l’Institut Pasteur à Paris ou avec les fondations américaines telles que le Rockefeller Medical Institute, le Carnegie et le Cold Spring Harbor.
Dans les dernières années du XIXe siècle, Friedrich Althoff, le ministre prussien responsable des affaires universitaires, avait réfléchi à une réponse à donner à la concurrence américaine, convaincu que l’Allemagne profiterait du fait que l’obligation d’enseigner pouvait entraver la recherche et qu’en tout état de cause tous les chercheurs n’étaient pas de bons enseignants.
En 1910, le Kaiser avait donc décidé de patronner une société de recherche et des centres spécialisés associés portant son nom: la Société Kaiser Guillaume et ses instituts (rebaptisée au nom de Max Planck après la Seconde Guerre mondiale). Les Instituts, intégrant des bureaux, des laboratoires et des logements, se trouvaient pour la plupart dans un quartier boisé du sud-ouest de Berlin dans l’espoir d’en faire un jour un Oxford allemand. En 1908, une cinquantaine d’hectares avaient été achetés pour y construire six bâtiments de l’Institut, à Dahlem.

À proximité des lacs et forêts du Wannsee et de Potsdam, le quartier devait s’enorgueillir un jour des villas impressionnantes d’architectes allemands de renom: Peter Behrens, Hermann Muthesius et Walter Gropius. En 1895, 153 personnes habitaient Dahlem; en 1914, elles étaient 5 500. Le premier groupe d’instituts fut consacré à la chimie, la chimie physique et la biologie.

kn-190-vii-c

L’esprit de la Société Kaiser Guillaume et de ses instituts est admirablement exposé dans un essai qu’Adolf von Harnack rédigea en 1909 sur l’état de la science allemande. Malgré le large respect dont jouissait la recherche allemande, von Harnack suggérait qu’il ne manquait pas de raisons de craindre pour son avenir.

Il invoquait l’idéal, amplement attribué à Wilhelm von Humboldt, d’unité de la recherche et de l’enseignement, mais en appelait aussi à la constitution d’instituts indépendants financés non seulement par l’État, mais aussi par la philanthropie privée. Dans le même temps, il soulignait que la grandeur de l’Allemagne reposait sur deux piliers de la puissance allemande: Wehrkraft und Wissenschaft, la puissance militaire et la science, au sens le plus large du terme.

En effet, la formation des divers instituts impliqua d’éminents hommes de science et des industriels. Un des mécènes les plus généreux de la Société fut le banquier juif Leopold Koppel, qui finança à hauteur de 700 000 marks le Kaiser Wilhelm Institut de physico-chimie de Berlin, à condition qu’il ait à sa tête Fritz Haber. Haber accepta, et fut bientôt rejoint par Max Planck, Walther Nernst et Albert Einstein dans des instituts voisins (la plupart des bâtiments du KWI survivent encore à Dahlem, intégrés à l’Université libre de Berlin); la société avait son siège au Palais de Berlin, totalement rasé par les occupants soviétiques en 1945. Se préparant au domicile de son collègue Richard Willstätter à une audience possible avec le Kaiser à l’occasion de sa nomination, Haber s’exerça à la marche à reculons avec courbette et, à cette occasion, réussit à briser un vase de son hôte.

jng3s04v7qc21

Haber mit alors toute l’obstination et la persévérance qui le caractérisaient à trouver la solution d’un vieux problème de chimie. À la fin du 18éme siècle, on avait découvert que l’ammoniac, essentiel pour les engrais et les explosifs, se composait d’un atome de nitrogène et de trois d’hydrogène. Depuis lors, les chimistes avaient essayé en vain de synthétiser l’ammoniac à partir de ces deux gaz en abondance dans la nature. L’opération posait de redoutables problèmes techniques, car la synthèse supposait d’exercer des pressions 200 fois plus fortes que l’atmosphère au niveau de la mer et des températures de 200° C.
La première fois qu’Haber et son assistant anglais, Robert Le Rossignol, y parvinrent dans de difficiles conditions de laboratoire, le processus ne donna qu’un filet d’ammoniac sur de longues périodes de temps, excluant tout espoir de production industrielle. Haber comprit qu’il faudrait un catalyseur pour accélérer la réaction. Après l’essai d’innombrables métaux, Haber découvrit que la poudre d’un métal rare, l’osmium (il n’en existait que 220 livres au monde), produisait le résultat désiré.

Le 2 juillet 1909, un jour à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de la chimie, et du monde, Haber fit une démonstration de sa production d’ammoniaque au rythme de soixante-dix gouttes par minute en présence de deux responsables techniques de la grande société chimique allemande Badische Anilin-und Soda-Fabrik (BASF), Alywin Mittasch et Carl Bosch. BASF chargea alors Alywin Mittasch et Carl Bosch d’améliorer le processus d’Haber et d’en faire une réalité technique. Alors que la compagnie avait acheté la totalité du stock d’osmium disponible dans le monde, l’équipe était décidée à découvrir un catalyseur tout à la fois plus rapide et plus abondant. Après 4 000 essais, elle découvrit un catalyseur idéal composé de fer, d’oxydes d’aluminium, de calcium et de potassium. La recette est quasiment restée la même jusqu’à aujourd’hui.

L’ambition d’être le premier à produire et à exploiter l’ammoniaque artificielle se fit sur fond de transformation majeure des industries chimiques de l’Allemagne. Dans la première décennie du siècle, la réussite même des grandes sociétés allemandes de colorants limitait les profits sur les marchés intérieurs et extérieurs. L’industrie souffrait d’une guerre des prix, de querelles autour des brevets, des pots-de-vin qu’il fallait verser aux gros clients, ainsi que de l’espionnage industriel. Les sociétés rivales s’opposaient dans une concurrence hostile: la formation d’un trust ou d’un cartel apparaissait comme la seule solution. L’élan vint de Carl Duisberg, le directeur général de Bayer, pangermaniste fervent et partisan du Führerprinzip bien avant qu’Hitler ne donnât à cette expression sa dimension dictatoriale. Duisberg devait survivre et prospérer sous le règne du Kaiser, sous la République de Weimar et sous le régime hitlérien, présidant aux fortunes toujours plus sombres d’IG Farben.

73199-p152-2.1290364051

Himmler et des ingénieurs d’IG Farben, plus tard, à Auschwitz

C’est un voyage accompli aux États-Unis en 1903 qui avait donné à Duisberg l’idée de rassembler en cartel les principales compagnies chimiques. Son but était de créer une usine Bayer à Rensselaer, New York, pour venir à bout des lois tarifaires protectionnistes de l’Amérique. En Amérique, il prit le temps d’étudier le mouvement des trusts -la coopération pour venir à bout de la compétition- qui prospérait malgré le Sherman Antitrust Act de 1890. Duisberg examina de près l’organisation et les avantages du trust Standard Oil, qui avait réussi à neutraliser aux États-Unis nombre des problèmes auxquels se heurtait l’industrie chimique en Allemagne.
Aussi Duisberg négocia-t-il une formule rassemblant les Six Grands de la chimie allemande (qui ressuscitèrent après la décartellisation opérée par les Alliés): Bayer, BASF, Agfa, Hoechst, Cassella et Kalle- en une communauté d’intérêts ou Interessengemeinschaft: d’où IG Farben.
L’objectif était de réduire la concurrence entre les membres et de trouver le moyen de se partager les profits. Chaque compagnie n’en conservait pas moins son identité et son indépendance, chacune était libre de poursuivre des recherches et de développer d’autres produits hors de l’activité centrale des colorants. Agfa, par exemple, se spécialisa dans le matériel photographique tandis que Bayer et Hoechst se concentrèrent sur les produits pharmaceutiques.

img_3339-e1570190470225
À l’automne de 1913, BASF, qui avait massivement investi dans la formule de fixation du nitrogène, produisait jusqu’à cinq tonnes d’ammoniaque synthétique par jour. En juillet de l’année suivante, à la veille de la guerre, l’usine était capable de produire quarante tonnes par jour, essentiellement pour les engrais.

L’usine de production d’ammoniaque d’Oppau, sur le Rhin, avec ses rangées de hautes cheminées, allait bientôt devenir une des merveilles industrielles du monde, et la production devait se développer jusqu’à compter six usines de production d’ammoniaque en Allemagne.
Alors qu’au moment de la déclaration de guerre la flotte britannique bloquait l’importation allemande de salpêtre chilien, il suffit de quelques mois au ministère de la Guerre, à Berlin, pour comprendre tout l’intérêt du processus de production d’ammoniaque afin de produire des explosifs dans le cadre de l’effort de guerre allemand. Dans la deuxième semaine de septembre 1914, la contre-attaque des Français stoppa l’irrésistible avancée de la Wehrmacht sur Paris, mettant en évidence le manque de poudre à canon du côté allemand. Bosch fut convoqué à Berlin.

b523803d270aa5e9dc2a0df916b43a78

Guillaume II en Hollande, 1940 (colorisé)

Un accord fut conclu, moyennant une forte subvention, en vue d’exploiter les usines existantes pour convertir l’ammoniaque, via l’acide nitrique, en explosifs. En mai 1915, Bosch annonça qu’Oppau s’apprêtait à produire en masse de l’acide nitrique. L’Allemagne n’était plus désormais à la merci de ses importations chiliennes et s’apprêtait à annuler les effets du blocus de la Royal Navy. Bosch eut tôt fait de persuader le gouvernement de subventionner une expansion massive de la production de nitrates par BASF, initiative qui aboutit à la construction d’une nouvelle usine haute pression à Leuna. Dans le même temps, sous la direction d’Haber, le KWI de physico-chimie se mit à collaborer avec l’industrie, l’armée et l’État, anticipant à la fois le phénomène du complexe militaro-industriel et la Big Science: un Projet Manhattan avant la lettre, le premier!
Ce phénomène de la Big Science, désignant un financement et des investissements massifs de la part de l’industrie, de l’État et de l’armée, de grandes usines complexes, des machines et de grosses équipes de scientifiques et d’ingénieurs, il allait devenir plus tard un aspect central de la science. L’importance des chercheurs devait s’en trouver diminuée, tout comme serait réduite leur part de responsabilité personnelle dans la nature de la production.

En 1916, Haber fit savoir au Cabinet civil de l’empereur que la production de produits chimiques destinés aux engrais et aux explosifs avait atteint 2 400 tonnes par mois, rendant ainsi possible la poursuite de la guerre.

max_20planckpropertybigimageslcdachportal_2fen.1267229782.jpg

Max Planck

L’Allemagne fut-elle donc l’instigatrice du complexe militaro-industriel et de la Big Science qui allaient dominer la science et la technologie occidentales dans la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide? L’Allemagne n’avait pas été la seule à montrer de telles propensions. Alors que ce pays accédait au rang de géant industriel et de grand État européen dans la dernière décennie du 20éme siècle, faisant éclater le cadre du rapport de forces sur le Continent, des tensions avaient surgi avec la Grande-Bretagne, traditionnellement réticente à laisser un seul État-nation dominer l’Europe. La puissance de l’Allemagne au-delà de l’Europe était insignifiante, tandis que l’Empire britannique représentait un tiers des populations du monde et une immense entreprise commerciale dont la sécurité était assurée par la toute-puissante Royal Navy. L’apparition à la fin du 19éme siècle de cuirassés à vapeur fortement blindés et tributaires des nouvelles technologies devait exacerber les rivalités anglo-allemandes alors que l’Allemagne aspirait à devenir une superpuissance. La menace devint tangible en 1898, quand cette dernière adopta sa première loi sur la marine, défiant la primauté navale de la Grande-Bretagne dans ses eaux territoriales en prévoyant la construction d’une flotte de cuirassés qui devait être stationnée en mer du Nord. La Grande-Bretagne réagit.

La quille du premier Royal Naval Dreadnought, posée le 2 octobre 1905, au Portsmouth Dockyard, inaugura le programme de construction navale le plus exigeant jamais conduit dans l’histoire. L’amiral John Fisher, chef d’état-major de la Marine à cette époque, fut donc responsable d’une course aux armements qui devait mettre à rude épreuve les ressources de la Grande-Bretagne et de l’Empire. Comme les Dreadnoughts étaient supérieurs à tous les navires de guerre antérieurs, y compris aux bâtiments de la Royal Navy, et puisque ce qui comptait maintenant ce n’était pas le nombre de navires en soi mais le nombre de bâtiments de même modèle que le Dreadnought, les puissances rivales de la Grande-Bretagne ne pouvaient réagir qu’en se hissant à hauteur du Dreadnought.
L’amiral Richards le reconnut au Parlement: Toute la flotte britannique a été mise à la ferraille, alors même qu’elle était au zénith de son efficacité et égalait la quasi-totalité des navires du monde. En l’espace de quinze ans, les chantiers navals britanniques devaient construire trente-cinq cuirassés modernes et treize croiseurs. Au début de la Première Guerre mondiale, il n’y avait pas sur terre d’objet plus complexe qu’un cuirassé de la Royal Navy, comparable au lancement aujourd’hui d’un grand satellite spatial habité, ni, à raison de 7 millions de livres par navire aux coûts effectifs de l’époque, d’objet plus cher.

USS_Texas_BB-35

USS Texas, lançé en 1912, le seul Dreadnought Battleship existant encore, bateau-musée

En 1914 Fritz Haber avait quarante-six ans: il était trop âgé pour entrer dans le service actif et inéligible pour faire partie des réserves parce que Juif. Ce qui ne l’empêcha pas de s’empresser de se mettre, avec son institut, au service de l’armée. Dans les premières semaines du conflit, il répondit à une demande réclamant une substance antigel qui n’utilisât pas le toluène, substance rare et indispensable pour le TNT. Il ne tarda pas à trouver des produits de remplacement avec le xylène et d’autres dérivés du pétrole. Dans le même temps, l’armée allemande avait cherché d’autres moyens d’opérer une percée sur le front occidental que la puissance de feu classique, en raison de la pénurie de poudre à canon. Le commandant Max Bauer, qui était l’officier de liaison du Commandement suprême avec l’industrie, s’intéressait à l’utilisation du gaz toxique à des fins militaires. Après la tentative avortée d’employer du brome produit par Bayer contre les Russes, Fritz Haber, qui dirigeait aussi un bureau à l‘Office des matières premières de guerre à Berlin, vanta les avantages du chlore, substance disponible en abondance dans les usines de colorants. Le chlore était déjà stocké chez BASF en cylindres métalliques, adaptés au champ de bataille, par opposition aux récipients en verre plus traditionnels. Haber initia une collaboration entre son Kaiser Wilhelm Institut et les sociétés IG afin d’accélérer secrètement la production de gaz toxique au chlore. La mise au point de substances utilisables à des fins militaires n’allait pas sans danger. Un de ses jeunes chimistes, Otto Sackur, qui s’était lié d’amitié avec sa femme Clara à Breslau, trouva la mort dans une explosion de laboratoire à l’institut. Clara entendit l’explosion depuis leur maison, qui se trouvait sur le terrain du KWI. Un autre chercheur, Gerhard Just, y perdit la main droite. Haber et Willstätter versèrent des larmes amères à son enterrement. Totalement opposée à l’exploitation de la science pour des armes de guerre, Clara était éplorée.

Haber rejoignit les quatre-vingt-douze chercheurs et universitaires qui signèrent le Manifeste de Fulda (ainsi nommé parce qu’il avait été rédigé par Ludwig Fulda, auteur populaire et juif), intitulé L’Appel des 93 (en allemand, Bie Kulturwelt! Ein Aufruf, soit Monde de la culture! Un appel). Le document justifiait l’invasion de la Belgique, niait les prétendues atrocités, protestait que culture allemande et défense armée de la patrie ne faisaient qu’un, et concluait que ceux qui employaient des Nègres comme soldats étaient les derniers à pouvoir parler de Civilisation.

3306201406690018

Le manifeste parut le 4 octobre 1914 dans une multitude de journaux allemands et fit le tour du monde: au nombre de ses signataires figuraient maints grands noms de la science allemande -Max Planck, Emil Fischer, Paul Ehrlich, Richard Willstätter, Wilhelm Ostwald, Walther Nernst, qui reçurent tous le Nobel à un moment ou à un autre. Albert Einstein, qui était un vieil ami d’Haber, se distingua en refusant de signer le manifeste.

Connu de ses collègues sous le nom de Geheimrat, conseiller privé, Haber se distingua dans les tranchées allemandes qu’il fréquentait en vue d’empoisonner l’ennemi allié en 1915. Universitaire en uniforme, avec son pince-nez haut perché, ses poches truffées de papiers et un cigare fourré en permanence entre les dents, il était accompagné d’une équipe de jeunes chercheurs habillés avec une certaine excentricité, dont le très carré Rhénan Otto Hahn (il fut plus tard un co-découvreur de la fission, ce qui devait lui valoir le prix Nobel), les futurs lauréats du Nobel James Franck et Gustav Hertz, ainsi qu’Erwin Madelung et Wilhelm Westphal.
Tels étaient les nouveaux guerriers: des chercheurs qui calculaient les taux de blessés et de tués avec des graphiques et des équations, et employaient sous forme d’armes les gaz toxiques produits par leurs formules chimiques. Comme devait l’observer l’écrivain judéo-allemand Alfred Döblin, à la fin du conflit: Les assauts décisifs contre l’humanité viennent désormais des laboratoires.

bild_31Sur le front de l’Est, Haber deuxième à gauche

L’emploi militaire du gaz avait rapproché les chercheurs civils et l’armée dans une nouvelle association. On y voyait une arme miracle. Le 22 avril 1915, à 17 heures, Haber et son Pionierkommando 36 s’enfouirent sous terre sur un front de quelque six kilomètres sur les lignes allemandes à hauteur d’Ypres, face à l’armée territoriale française et à une division algérienne de l’armée française. Ces scientifiques avaient la responsabilité de quelque 5730 cylindres de chlore sous forme liquide, d’une vingtaine de livres chacun. Quand l’ordre fut donné d’attaquer, les opérateurs, portant des masques protecteurs, ouvrirent les valves et en libérèrent le contenu en l’espace de dix minutes. Se forma alors une spectaculaire couverture d’un mètre cinquante d’épais gaz jaune-vert qu’un petit vent d’ouest emporta vers les tranchées alliées. Les soldats qui n’étaient pas suffoqués sortirent des tranchées et s’enfuirent, abandonnant cinquante canons. Puis l’infanterie allemande traversa le no man’s land et prit les tranchées alliées.
Fritz Haber, désormais professeur à l’Université de Berlin et directeur du Kaiser Wilhlem Institut de physico-chimie prétendit, comme devaient le faire d’autres spécialistes des gaz toxiques dont le physicien britannique J. B. S. Haldane, que la nouvelle technologie pouvait sauver des vies en hâtant la victoire. Haber crut, du moins le prétendit-il, comme Haldane, que la guerre par le gaz était une manière supérieure de tuer: qu’être blessé au gaz valait mieux que de se faire souffler par un obus conventionnel.

L’attaque violait les conventions de La Haye de 1899 et de 1907 (et devait être liée, en tant qu’acte d’inhumanité majeur, à l’envoi par le fond du Lusitania, un paquebot civil, par un sous-marin allemand deux semaines plus tard). Malgré le nombre de blessés et de tués, cependant, Haber, ce soir-là, était totalement abattu. D’après ses collègues, le Geheimrat avait espéré gagner la guerre scientifiquement. Il avait prôné une attaque avec un volume de gaz bien plus important afin d’infliger un K-O. plutôt que de tenter simplement une expérience. Plus tard, il observa que si l’armée avait suivi son conseil et lancé une attaque à grande échelle, au lieu de se contenter de l’expérience d’Ypres, les Allemands auraient gagné la guerre.

tumblr_n1lf3e5Qpr1stxu8xo5_1280

Le 12 juin, les Allemands employèrent du gaz contre les Russes en Galicie, en utilisant un mélange mortel de phosgène et de chlore. Le phosgène est hautement toxique, plus que l’acide prussique: son inventeur mourut d’en avoir reniflé. Des soldats observèrent que, lorsqu’on libérait du phosgène, les oiseaux chutaient des arbres et même les rats tombaient raides morts en pleine course. Otto Hahn, qui conduisit personnellement l’infanterie allemande avoua par la suite qu’il se sentit profondément perturbé en voyant les conséquences de l’attaque et qu’il tenta en vain de ranimer des soldats russes avec ses masques d’officier scientifique.
Comme il était à prévoir, la première utilisation du gaz comme arme ne fit qu’amplifier la rage et la violence des ennemis de l’Allemagne, provoquant des représailles en nature et la violation des conventions plus humaines de la guerre. Selon l’historien de l’Imperial War Museum de la Grande-Bretagne: Dans les jours et les semaines qui suivirent l’introduction du gaz -avancée nouvelle et effrayante dans la culture de la guerre- il n’est guère surprenant que les préceptes de la Convention de La Haye sur le traitement des prisonniers ennemis aient eu peu de poids, voire aucun, et aient été totalement ignorés …

Il semble qu’il n’y ait pas eu de protestation civile, en Allemagne, contre la première utilisation du gaz par l’armée; en revanche il se trouva des généraux pour dire, en privé, leur horreur. Le général allemand Carl von Einem, commandant suprême de la 3éme armée, écrivit ainsi à sa femme en 1917: Je suis furieux au sujet du gaz et de son déploiement, qui m’a répugné dès le début. Et de présenter le gaz comme un moyen très peu chevaleresque, qui n’est par ailleurs utilisé que par les canailles et les criminels. Le commandant de la 6éme armée, le prince héritier Rupprecht de Bavière, écrivit dans son journal en 1915: Je n’ai pas caché que la nouvelle arme au gaz ne semblait pas seulement déplaisante, mais me paraissait être une erreur, car on pouvait supposer avec certitude que, si elle se révélait efficace, l’ennemi devrait avoir recours aux mêmes moyens, et avec les vents dominants serait en mesure de lâcher des gaz contre nous dix fois plus souvent que nous contre lui.

3329201303440041
Quelques jours après Ypres, Haber regagna Berlin pour rendre visite à sa famille. Le 1er mai, il convia des amis à fêter chez lui, non loin de l’Institut, sa promotion au grade de capitaine: c’était un honneur sans précédent pour un homme de science.

Dans la soirée, sa femme, qui était elle-même une éminente scientifique et une des rares femmes en Allemagne titulaires d’un doctorat, prit son revolver de service, sortit dans le jardin et se tira un coup dans la poitrine. Deux heures plus tard, elle mourut dans les bras de son fils. Lui aussi devait à son tour se suicider.

Le matin même, Haber quitta son domicile pour se rendre sur le front est afin de lancer une attaque au gaz contre les Russes.

350px-2nd_marriage_haber.1290461414.jpg

Avec son fils et sa seconde femme, en 1917

Après la défaite de l’Allemagne, les Alliés s’efforcèrent de faire traduire Haber en justice pour crime de guerre. Il disparut en Suisse, mais il fut finalement autorisé à regagner l’Allemagne pour participer à la reconstruction de son pays défait. Pour la plus grande répugnance de la communauté scientifique occidentale, Haber reçut le prix Nobel de chimie en 1918 pour sa découverte de l’ammoniaque et continua de prospérer comme le chef de file de la science allemande, éminent et couvert d’honneurs, pendant plus d’une décennie. Otto Hahn devait être couronné à son tour en 1944, et James Franck, qui assista Hahn dans ses expériences sur le phosgène, reçut le Nobel de physique pour avoir démontré que les atomes en collision gagnent ou perdent de l’énergie en sauts quantiques.
Son travail sur les armes chimiques continua d’accaparer Haber. Même après la guerre, il essaya de persuader Koppel, le bienfaiteur de l’Institut, de financer un laboratoire de technologie d’armements aussi bien qu’un Kaiser Wilhelm Institut pour la guerre chimique dont il assumerait la direction. Six millions de marks furent affectés au projet.

L’Institut de la Guerre chimique ne devait jamais voir le jour, mais, de retour de Suisse, Haber continua de travailler sur le gaz toxique malgré les restrictions imposées par le traité de Versailles. Via un intermédiaire, le Dr Hugo Stoltzenberg, Haber se trouva impliqué dans diverses opérations importantes: l’emploi par l’armée espagnole de gaz pour écraser la révolte d’Abd-el-Krim au Maroc; un accord secret avec les Soviétiques afin de produire du gaz toxique; la création d’une usine de gaz près de Madrid; et la construction d’une usine de guerre chimique près de Wittenberg.

Haber encouragea aussi le développement de l’acide cyanhydrique, lequel devait avoir un double usage: comme pesticide et comme gaz létal contre des êtres humains dans des espaces clos. Sous le nom de Zyklon B, il devait être un jour un des principaux moyens d’exterminer les Juifs, et autres, dans les camps de la mort.
Même après qu’Haber eut cessé d’être une figure de proue de la recherche sur les gaz à usage militaire, le Kaiser, depuis son exil hollandais, continua de le consulter en prévision d’une guerre de revanche future. En juin 1927, le Kaiser lui écrivit qu’il s’intéressait tout particulièrement à la possibilité d’un gazage total et instantané de grandes villes.

afb12

Haber fut invité à prendre la parole devant les officiers du ministère de la Reichswehr; sa communication parut le 11 novembre 1920, pour le deuxième anniversaire de l’armistice. Il s’agissait d’une réponse à la résolution adoptée le 28 octobre par la Société des nations sur la guerre au gaz, réaffirmant que celle-ci enfreignait la Convention de la Haye et était donc en contravention avec le droit international. Haber déclara que les armes au gaz toxique n’étaient pas plus cruelles que les armes conventionnelles, et que la condamnation internationale de la guerre au gaz était illogique. Il souligna, de surcroît, que la mise au point d’armes au gaz s’était poursuivie dans les autres pays après la fin de la guerre et encouragea les officiers allemands à s’initier aux aspects techniques de la guerre au gaz et à son potentiel.
Mais une voix pour défendre l’internationalisme, la paix et l’antimilitarisme avait persisté en Allemagne en la personne de l’adversaire fraternel d’Haber. Peu de temps après la fin de la Première Guerre mondiale, Albert Einstein se rendit sur les champs de bataille en France, accompagné de Maurice Solovine, physicien juif roumain porté sur la philosophie, et de l’éminent physicien français, Paul Langevin. Ils se promenèrent à travers les bois dévastés et les champs truffés de cratères, et se postèrent devant les tombes de soldats français et allemands, côte à côte. Dans l’esprit des compagnons d’Einstein persistait un doute sur la façon dont les Français du coin verraient la présence d’un homme de science allemand. Au déjeuner, un groupe d’officiers français et une femme reconnurent Einstein.

tahuroni

Quand le groupe d’Einstein quitta la table, le groupe de Français se leva aussi sans dire un mot, d’un même mouvement, pour s’incliner devant Einstein et Solovine.

Haber avait rencontré sa seconde femme, Charlotte Nathan, en 1914 à la Deutsche Gesellschaft, une société dévouée à la grandeur de l’Allemagne. Juive, de vingt ans sa cadette, elle était la secrétaire de l’organisation. Elle semble avoir goûté sa poésie, où il exprimait son ardeur juvénile pour elle. Ils se marièrent à l’église dans le courant de l’automne 1917, après qu’elle se fut convertie au christianisme à cette fin. Le mariage et ses deux enfants, en 1920, ne purent empêcher Haber de sombrer dans une profonde dépression. Il semblait mort à 75 %, observa un de ses amis. C’est dans cet état mélancolique qu’il se lança dans une étrange quête pour aider sa patrie face au danger de l’après-guerre.
Les réparations imposées par le traité de Versailles à l’Allemagne s’élevaient à 20 milliards de marks or pour mars 1921, puis 132 milliards de versements échelonnés. Cette énorme rançon équivalait aux deux tiers des réserves d’or du monde. Pour aggraver encore la situation, les Alliés avaient déclaré nuls et non avenus les brevets soigneusement protégés de l’Allemagne, y compris celui du fameux procédé Haber-Bosch, privant ainsi le pays des recettes qui lui eussent permis de payer les réparations. La science pourrait-elle sauver la situation et arracher la nation au chaos?

einstein

Solovine et Einstein

Partant de l’idée qu’une tonne d’eau de mer contient plusieurs milligrammes d’or, Haber calcula que les océans de la planète pouvaient produire d’innombrables tonnes d’or. Le 23 juillet, avec une équipe de quatorze chercheurs, il embarqua à Hambourg pour New York à bord du paquebot Hansa, où il avait aménagé un laboratoire afin de tester les eaux en quête de traces d’or. En octobre, il mit le cap sur l’Argentine en vue de tester les eaux des Caraïbes. L’année suivante, il quitta San Francisco pour Honolulu, Yokohama, la mer de Chine, l’océan Indien puis, via le canal de Suez, la Méditerranée. Il se fit aussi envoyer par des amis des échantillons d’eau de mer des quatre coins de la planète. Pendant ce temps, son équipe testait quelque 5 000 échantillons d’eau de mer dans le plus grand secret à Berlin, pour en arriver finalement à la conclusion que l’estimation initiale de quelques milligrammes par tonne était très au-dessus de la réalité. La concentration réelle d’or était de 0,008 milligrammes par tonne, soit un millième des estimations initiales. L’espoir d’une extraction commerciale était vain. Tout au long des années 1920, Haber s’enfonça dans la dépression, sans jamais cesser de défendre la science et de voyager. Son second mariage se défit en 1927.

Le coup le plus dur surviendrait cependant en 1933, avec l’accession d’Hitler au pouvoir. Le dévouement d’Haber à l’État, les encouragements prodigués aux hommes de science allemands à se consacrer à la machine de guerre allemande, son rejet public de la religion de ses ancêtres au profit du christianisme -tout cela ne comptait pour rien. Comme si l’on avait voulu effacer le moindre honneur accordé à Haber pour avoir consacré sa vie à la science allemande, un arbre planté dans l’enceinte de l’Institut à l’occasion de son 60éme anniversaire fut arraché.

sil01_kollwitz_001f Lors de son départ du Kaiser Wilhelm Institut, Haber écrivit une lettre de démission expliquant qu’il avait toujours eu le sentiment d’être un bon Allemand, bien que juif, et qu’il avait toujours fait passer son pays d’abord. N’étant plus en mesure de le faire, il ne lui restait d’autre issue que de quitter sa patrie. Einstein lui écrivit des États-Unis: Je puis imaginer vos débats intérieurs. C’est un peu comme de devoir renoncer à une théorie sur laquelle on a travaillé toute sa vie. Il n’en va pas de même pour moi parce que je n’y ai jamais cru le moins du monde.

Souffrant d’une maladie du cœur, Haber consacra désormais ses efforts à essayer de trouver du travail à ses collaborateurs juifs à l’étranger. Il finit par aller à Cambridge, en Angleterre, où il fut chaleureusement accueilli par le professeur de chimie William Pope, autre spécialiste des gaz toxiques; mais Haber, on le conçoit, fut froidement reçu par les techniciens de laboratoires britanniques qui avaient combattu dans les tranchées au cours de la guerre. Invité à rejoindre le Daniel Sieff Institute (l’actuel Institut Weizmann), en Palestine, il accepta. Einstein lui écrivit alors -il était heureux que son amour d’antan pour la bête blonde se soit un peu refroidi.
Haber ne devait jamais se rendre au Moyen-Orient. Il s’éteignit à Bâle, en Suisse, où il était allé voir sa famille, en janvier 1934. Il avait soixante-cinq ans. Max Planck organisa un an plus tard une cérémonie commémorative, malgré le veto explicite des nazis. Max Planck et Otto Hahn prononcèrent de brefs discours.

L’Institut de physico-chimie de Berlin porte aujourd’hui son nom, ce qui suscite bien des controverses. Israël a donné le nom d’Haber à une unité de recherches, ce qui n’est pas non plus une bonne idée.

DwkYr4wWsAAxU9L

L’agriculture est aujourd’hui une industrie, la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz, un constat judicieux de Martin Heidegger

Käthe Kollwitz