La robotique existentielle et l’art du marionnettiste

La robotique est plus proche de l’art ancestral des marionnettes que ce qu’on est spontanément prêts à reconnaître, compte tenu d’une éducation qui distingue soigneusement la science, la technologie et les arts. La réflexion sur les marionnettes est plus réaliste que celle qui porte sur la robotique parce qu’on a catalogué une fois pour toutes les artefacts concernés dans la catégorie des objets totalement manipulés, et qu’on a placé le talent de celui qui s’y adonne dans l’espace exclusif de la représentation artistique.

Les marionnettes sont pourtant des artefacts de l’ima­gination qui présentent un intérêt certain pour qui s’intéresse aux robots. G.B. Shaw insiste sur l’intensité des expressions faciales des marionnettes, qui ne varient pas (une posture impossible à adopter pour des acteurs humains) mais stimulent l’imagination des spectateurs. Performeurs et audience conspirent en attri­buant aux marionnettes l’illusion de la vie et les co-créent dans la foulée. Les marionnettes prennent alors les apparences de leur propre volonté.

L’historienne des marionnettes Sally Jane Norman va très loin dans cette direction:

Les marionnettistes doivent lutter et trouver des compromis lorsqu’ils animent des figures récalcitrantes. Ils parlent des surprises que leur réservent les marionnettes: des tics locomoteurs initialement ressentis comme un handicap peuvent progressivement muer en traits expressifs essentiels. Des idiosyncrasies cinétiques ne sont pas seulement fonction de composants matériels et de traits structuraux, mais elles peuvent découler des automatismes intégrés dans la construction d’une figure.

Les marionnettes sont des extensions du corps humain d’une façon qui est proche de celle dont Marshall McLuhan voyait les médias. Les marionnettes ne sont ni toi, ni moi, ni un autre. Les marionnettes se concrétisent dans les interstices d’une choséité troublante, qui déborde dans l’expression personnelle et dans une confusion de fami­liarité intime et d’altérité étrangère -et la possibilité de les détruire ou de les abîmer conforte la conviction de leur existence.

Grèce antique

Figurine pour un théâtre d’ombres, toujours pratiqué en Turquie. Une ombre d’Idée?

Charles Baudelaire est le premier à décrire l’enthousiasme trouble que prennent les enfants à détruire leurs jouets comme une façon d’en voir l’âme, et le désappointement qui résulte de l’absence qu’ils doivent constater. Une grande partie de l’art adulte de la marionnette, d’Ubu jusqu’aux pièces les plus récentes, capitalise l’ontologie destructive de la marionnette. La marionnette s’invite à la vie à travers des perfor­mances troublantes et obscures, et elle le fait clandestinement contrai­rement aux robots.

La magie de l’art de la marionnette opère à travers une forme de communication médiatisée dans laquelle un objet apparaît avoir une volition indépendante qui s’immisce subrepticement entre celle de l’animateur-acteur et celle de celui à qui il s’adresse. La dichotomie chose/vivant est trop sommaire. Elle est insatisfaisante, et pas seule­ment pour les enfants. Le constat n’est pas nouveau. La déstabiliser peut se faire de multiples façons. Sergueï Obraztsov dissout ainsi l’opposition entre matière inerte et matière vivante en utilisant ses propres membres comme marionnettes et il accorde une autonomie expressive à différentes parties de son corps qui devaient vivre leurs vies. Les marionnettes sont par nature silencieuses et elles peuvent être magiquement détruites et tout aussi magiquement reconstruites dans des performances plus ou moins virtuoses. Les personnages du théâtre Wayang ont d’ailleurs le visage enveloppé dans des feuilles sur lesquelles sont écrits des charmes de protection, pour éviter que des esprits malfaisants ou farceurs ne les animent.

L’opposition radicale entre ce qui est animé et ce qui reste néces­sairement inerte, entre ce qui est vivant et ne l’est pas, est propre à une certaine fantasmagorie positiviste.

La robotique existentielle, de ce point de vue, n’est pas seulement un défi d’ingénieur, mais également une provocation culturelle qu’il importe d’assumer pleinement pour comprendre ce qui est en jeu avec ces artefacts transgressifs.

Dominique Lestel

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