Cette vision sauvage et primordiale du monde, comme remède à la mauvaise dialectique: non pas deux termes en opposition (être et néant, infini et fini, présence et absence etc.), est celle d’un Être qui les contient sans les effacer, en étant ses propres différenciations -un Être qui se compose par couches, et qui se manifeste uniquement dans ses différenciations.
Aux yeux de Merleau- Ponty, Schelling a le mérite d’avoir pris en compte une conception de l’Absolu où naturant et naturé ne sont ni opposés, ni identifiés, mais compris réciproquement. Autrement dit, chez Schelling la Nature n’est plus comprise à partir de la pensée, mais à partir d’elle-même, comme ‘quelque chose’ qui est toujours présent, entre passé et avenir. D’après le philosophe romantique, la Nature n’apparaît plus comme Ab-grund, c’est-à- dire comme abîme, absence et manque de fondement, mais comme Un-grund, c’est-à-dire comme manque de la nécessité même d’un fondement.
L’absolu est ce qui existe sans raison (grundlos), comme le ‘sur-être’ qui soutient le ‘grand fait du monde’. De même que l’absolu n’est plus l’être cause de soi, antithèse absolue du néant, de même la Nature n’a plus l’absolue positivité du seul monde possible: la erste Natur est un principe ambigu, barbare comme il le dit, qui peut être dépassé mais ne sera jamais comme s’il n’avait pas été, et ne pourra jamais être considéré comme second par rapport à Dieu même.

La productivité de la Nature est pérenne, qui ne se cesse jamais, qui s’externalise en produisant autre chose. Merleau-Ponty la compare à la respiration, qui ne va jamais jusqu’au bout de son mouvement, sauf dans la mort, et qui désigne bien ce caractère de production relative et toujours recommencée. La erste Natur, alors, n’est pas toute-puissante, n’est pas une positivité absolue, mais elle contient, au contraire, une contingence, elle est un passé toujours présent, toujours là, jusque dans la réflexion.
Cette erste Natur, c’est ‘l’étoffe fondamentale de toute vie et de tout existant, quelque chose d’effrayant, un principe barbare qu’on peut dépasser, mais jamais mettre de côté’. Il en résulte qu’il n’est pas possible de comprendre le principe barbare de la Nature en termes de finalité et de causalité. Au contraire de Kant, selon lequel une telle productivité naturelle ne serait qu’une rêverie, Schelling a vraiment cherché à vivre (leben) et éprouver (erleben) l’énigme de la Nature, et il ne s’est pas limité à la penser. Cela est possible parce que nous faisons partie de la Nature, parce que nous en sommes: pour cette raison, il est possible de la comprendre à partir de notre perception, à partir du monde perçu. C’est par le corps qu’il est possible de réunir ce que les philosophies de la réflexion ont séparé, à savoir ce qu’on appelle le Moi et ce qu’on appelle l’être vivant. De cette manière, nous découvrons une intériorité dans la Nature, une intériorité dans l’extériorité, un milieu d’expérience dans lequel la subjectivité est plongée. Non plus projection d’une conscience, mais participation réciproque entre une subjectivité vivante et les choses. La subjectivité s’en trouve repensée: pour Schelling toute chose est Je.
L’homme est bien une étape ultérieure de la différenciation de la Nature, il est bien, par la réflexion, un dépassement de la contingence naturelle; d’autre part, un tel dépassement ne peut être définitif, non qu’il faille attendre le surhomme, ou un dieu, mais parce qu’un un tel dépassement ne pourra jamais ‘dépasser’ définitivement le fond de la Nature, parce qu’il y a, dans la Nature, un poids, un excès: un principe barbare qu’on peut dépasser, mais jamais mettre de côté.

Ainsi, même si nous reconnaissons une intériorité productive à la Nature, cela ne comporte pas la renonciation à la subjectivité, à la spécificité humaine non plus. En fait, il faut que le sujet intervienne pour dégager le sens, mais cela n’est pas une constitution, n’est pas une négation absolue, n’est pas antiphysis. À la lumière de ces analyses, nous pouvons comprendre l’affirmation apparemment énigmatique selon laquelle: Nous sommes les parents d’une Nature dont nous sommes les enfants. À la fois parent et enfant de la Nature, l’homme est la Nature qui devient consciente en lui, dans un jeu de réversibilité pérenne entre activité et passivité. Pour cette raison, c’est-à-dire par le principe barbare de la Nature, par cet excès de l’Être sur l’Être, nous ne pourrons jamais la connaître entièrement, parce que nous en faisons partie. Un regard externe et désintéressé n’est pas possible, parce que la Nature est notre Grund, le sol de la participation parmi les vivants, l’horizon, la source du sens.
La nature est au premier jour: elle y est aujourd’hui. Cela ne veut pas dire: mythe de l’indivision originaire et coïncidence comme retour. Il s’agit de trouver dans le présent, la chair du monde (et non dans le passé), un toujours neuf et toujours le même -Une sorte de temps du sommeil: le sensible, la Nature, transcendent la distinction passé présent, réalisent un passage par le dedans de l’un dans l’autre. Éternité existentielle. L’indestructible, le Principe barbare. Faire une psychanalyse de la Nature: c’est la chair, la mère.
Toujours la même, toujours neuve, à la fois présente et absente, la Nature est une production infinie mais jamais définitive: elle est au premier jour, mais elle se révèle dans ses manifestations, comme horizon, et comme un passé mythique, qui maintient un lien d’inhérence, avec le présent. Cela a à voir avec une temporalité toute particulière. Il ne s’agit pas de la découverte d’un point d’origine, dans un temps passé, qui serait tout à fait inaccessible. Il s’agit, plutôt, de dévoiler un passé indestructible. C’est le temps de la Nature, c’est le temps de l’inconscient. Dans une note d’avril 1960:
L’idée freudienne de l’inconscient et du passé comme indestructibles, comme intemporels = élimination de l’idée commune du temps comme série. Ce passé appartient à un temps mythique, au temps d’avant le temps, à la vie antérieure, plus loin que l’Inde et que la Chine.

La Nature, comme fond immémorial, atemporel et indestructible, est toujours présente, mais comme latence. Elle n’est pas devant nous, mais elle nous porte: comme l’inconscient, la Nature est une pérenne activité en filigrane, une productivité non thématisable, une source du sens, inaccessible dans son origine temporelle mais perpétuellement opérante, à découvrir dans ses stratifications. Comme institution originaire et primaire, la Nature possède toujours un excès, par rapport à notre compréhension et par rapport à soi. La Nature comme Urstiftung n’est donc ni perçue, ni pensée comme un concept; c’est ce avec quoi je compte à chaque moment, qui ne se voit nulle part et est supposé par tout le visible d’un homme, c’est ce dont il s’agit à chaque moment et qui n’a pas de nom ni d’identité dans nos théories de la conscience.
Le paradigme de l’intellection, dans le cas de la subjectivité comme dans celui de la Nature, est le sommeil: qu’en est-il de la conscience quand son sujet dort? Dormir, d’après Merleau- Ponty, n’est pas un acte de conscience, ni une perte de conscience. Le sommeil est une modalité du cheminement perceptif , une sorte d’involution et de dédifférenciation, le retour à l’inarticulé, le repli sur une relation globale ou pré-personnelle avec le monde, qui n’est pas vraiment absent, mais plutôt distant. Il n’y a pas une véritable négation du monde pendant le sommeil: le monde reste, mais dans une modalité différente et, surtout, dans une temporalité différente. Il s’agit, comme pour la Nature, du temps de l’inconscient.

C.P. Friedrich, routier romantique, traversa Nantua
Phénoménologie et psychanalyse peuvent arriver à penser enfin un humanisme de vérité, sans métaphysique, c’est-à-dire qu’elles peuvent, chacune avec sa propre méthode, mettre en œuvre une archéologie qui arrive à creuser jusqu’à l’Être, jusqu’à un Être sauvage, un être de latence, d’excès. Alors la Nature, précisément par son principe barbare, devient une voie d’accès à l’Être.
Schelling, Freud et Jung