Il n’y a pas d‘objets comme tels pour l’animal, mais des porteurs de signification, c’est-à-dire des objets toujours investis d’une valeur, qui sont en tant qu’ils valent: Affordances.
Mettre ainsi en relation obligée milieu et sens conduit à repenser la subjectivité animale dans la direction d’une reconnaissance de son activité instituante. Contre l’idée apparemment évidente d’un ajustement passif de l’organisme en face de l’environnement, Merleau-Ponty reconnaît dans l’affordance une possibilité de penser une initiative endogène de l’animal, une spontanéité et une improvisation qui vont tracer ce que sera sa vie future. Qu’est-ce qui maintenant peut-être une affordance? … Dans le même temps elle conduit à repenser la notion d’espace, et la notion même de milieu.
L’espace topologique, contrairement à la conception plate et totalisante de la définition euclidienne, peut contenir des absences, des négativités et, donc, les jointures et les membrures propres à l’Être vertical. Il est un espace dimensionnel qui permet l’enveloppement de ce qu’il contient. Et il permet, ainsi, que ce que cet espace entoure et enveloppe, l’organisme vivant, puisse instituer avec lui une relation toujours active, signifiante et dynamique: que cet espace soit un milieu.

Scarabée nécrophage, Amazonie
Dans les théories biologiques contemporaines, une grande attention a été accordée à ce dynamisme, ainsi qu’au rôle actif de l’organisme dans la constitution d’un milieu. Cela a entraîné le passage à une perspective internaliste, en vertu de laquelle on abandonne le paradigme de la pression de la sélection naturelle et de l’adaptation des organismes en faveur d’une théorie sur la réciprocité et sur la coévolution des rapports organismes-milieux.
Contre l’idée d’un déroulement unidirectionnel, tel qu’envisagé par la théorie évolutive standard, la théorie de la construction de niches reconnaît un processus multiple et dynamique, composé par l’action de pressions environnementales, par l’action de l’organisme et, aussi, par la modification active que l’organisme produit sur l’environnement. L’organisme, par sa présence physique même, par son métabolisme et par son activité, récupère l’énergie et les ressources de l’environnement, émet des débris et meurt, en abandonnant son propre corps à l’environnement. Ce faisant, il crée, modifie et détruit la niche. De plus, il laisse un héritage écologique dans la descendance.
Cette théorie vise à changer profondément la vision du paysage adaptatif, en passant d’une entité non modifiable à un milieu en perpétuelle mutation et en contact étroit avec l’organisme qui l’habite. Elle va même au-delà de la notion d’Umwelt: non seulement au niveau sémiotique, l’organisme est créateur de son milieu, sélectionne les signaux externes constituant son entourage signifiant, mais encore, à un niveau empirique et pratique, il modifie directement le milieu, même si ces modifications ne doivent pas trouver leur origine dans une intention subjective.
Cela signifie, de plus, qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait une conscience pour que la relation entre l’animal et le milieu soit signifiante. Le manque de conscience chez certains animaux n’empêche pas l’observateur externe de reconnaître une action sensée dans leurs comportements. Dans ce cadre, la séparation nette entre sujet et objet est radicalement mise en discussion, ce qui est manifeste tout au long des cours de Merleau sur la Nature (sinon, au long de l’œuvre).

Poisson volant
Avec le vivant apparaît un milieu d’événement qui ouvre un champ spatial et temporel. Ce surgissement d’un milieu privilégié n’est pas la manifestation d’une force nouvelle. Le vivant n’opère qu’avec des éléments physico-chimiques, mais ces forces subordonnées nouent entre elles des relations inédites. On peut, à ce moment-là, parler d’un animal. Ce moment n’est pas entièrement sous la dépendance des conditions physico-chimiques. L’animal est comme une force douce. Il ne suffit pas qu’une seule condition physique soit donnée pour qu’il disparaisse. L’animal régule, fait des détours.
Quant à la conscience, elle est une des modalités comportementales possibles et il faut la comprendre de cette façon, comme institution, comme type de comportement. Il n’y a aucun abîme entre les vivants non doués de conscience réflexive et l’homme; il n’y a pas de coupure entre l’animal planifié, l’animal qui se planifie et l’animal sans plan. Pourtant, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de différences. Au contraire, nous pourrions affirmer que, dans une telle perspective, les différences sont multipliées, autant que sont multipliés les espaces signifiants et vécus des organismes.
Il semble que l’approfondissement du milieu animal soit, chez Merleau-Ponty, un point de départ vers la reconnaissance de l’enveloppement et de la dimensionnalité propres à l’Être, ainsi que vers la compréhension de l’indivision originale entre facticité et idéalité. Il s’agit de radicaliser la notion de milieu dans la direction d’une définition de l’Être comme champ: jamais séparé, jamais face à un sujet.
Ce milieu englobant, mais indécis, est le champ de notre existence et de notre connaissance, un Être dimensionnel, architectonique: c’est en lui qu’habitent, quoi que nous en disions, notre vie, notre science et notre philosophie.
Ce qui nous occupe ici est la continuité vitale qu’une telle définition du milieu accorde; continuité qui, toutefois, n’efface pas la spécificité. Au même titre que les hommes, les animaux sont des perspectives sur le monde. Dans des notes de travail inédites, datées de 1958-1960, nous pouvons trouver des indications importantes sur ce point et, en général, sur cette notion de milieu ontologique:
Ce que nous introjectons dans le comportement animal, ce n’est pas une conscience, ni donc un objet -c’est une perspective, un champ perceptif, fini comme le nôtre et plus que le nôtre, synonyme d’une insertion dans le monde, et qui donc ne se constitue pas pour l’animal en objet privé. À l’égard de l’être perceptif ou brut, la question ne se pose pas de savoir s’il est pour moi ou non l’animal: l’être perceptif est participable en son lieu par plusieurs existences et les vues que moi, d’autres et l’animal en prenons ne le divisent pas. Une perspective n’intériorise pas son objet comme le fait une conscience, parce qu’elle est engorgée par lui, elle ne s’en éloigne que comme discriminant.

Dans les abysses
Il faut remarquer deux points: le premier est que la conscience n’est pas la condition sine qua non d’un milieu corrélatif, et à l’ouverture d’un champ signifiant; de plus -et c’est capital- l’existence de plusieurs insertions et plusieurs champs (nous pourrions dire, plusieurs Umwelten, mais en un sens élargi) n’empêche pas qu’il y ait, parmi eux, une sorte de communication, de participation. Le sentir n’est pas exclusif. La présence d’un vivant dans le monde, son insertion ouvrant un milieu, ne s’enferme pas sur soi-même, mais elle est plutôt comme un pivot, comme un pôle dans une totalité originale et indivise, mais ‘dentelé’.
Maintenant, le milieu n’indique plus seulement un espace significatif pour un organisme, mais comme un milieu polymorphe, comme la spatialité même de l’Être, selon une logique de voisinage et d’enveloppement. Évidemment, une telle conception de l’espace ontologique ne peut faire abstraction d’un corps ouvert, d’un schéma corporel qui intègre et incorpore, justement, l’espace. Le milieu, alors, en étant véritablement un espace corporel, n’est ni le monde, ni le corps. Le corps se spatialise, alors que l’espace se ‘corporéise’: le corps incorpore l’espace par sa même présence, par son action et son mouvement, alors que l’espace installe toujours déjà le corps dans une situation, dans une dimension, dans un champ. Par le schéma corporel, qui est précisément une sorte d’extension spatiale du corps, c’est-à-dire son ouverture, le corps introjecte et projette dynamiquement l’extérieur qui, alors, n’est jamais neutre et pleinement objectif. Dans ce cadre, la séparation entre ‘dedans’ et ‘dehors’ est tout à fait révisée et repensée dans une logique de réciprocité, co-implication, réversibilité, voire promiscuité. L’interprétation ontologique de la notion d’espace et de milieu, chez Merleau-Ponty, consiste à étendre l’analyse sur le champ perceptif (corps / schéma corporel/espace vécu) jusqu’à formuler l’Être même comme champ spatial primordial.
L’espace topologique devient le modèle de l’Être, par une sorte d’ontologisation de la topologie, mais aussi de topologisation de l’ontologie. Par une telle reformulation de l’espace et de l’Être le sujet est installé d’abord dans un lieu, dans une position, dans une dimension. Il en résulte que le sujet ne sera plus le centre égologique de la représentation de l’objet, mais une perspective qui exprime le monde et entr’exprime d’autres perspectives analogues à la sienne.
Comment concilier alors la multiplicité des insertions dans le monde avec l’unicité d’un même monde? Comment concilier différents Umwelten, chacun constitué par un regard particulier, et spécifique? Dans ce cadre ontologique, les différentes perspectives sur le monde s’entrecroisent, glissent les unes dans les autres, s’intégrent et s’anticipent. Rien n’est à soi. Au contraire chaque composante rappelle une autre, dans un mouvement à la fois de dépassement et d’anticipation. La notion d’interanimalité exprime précisément cette idée de coexistence et de cohésion. Un animal coexiste avec le thème de son espèce, avec son entourage, avec les autres individus et, enfin, avec son propre développement. C’est la découverte de Portmann: un monde de perspectives, un monde-spectacle où ne distinguent pas les acteurs et les spectateurs.

Le projet est donc clair: expliciter la cohésion du temps, celle de l’espace, celle de l’espace et du temps, la ‘simultanéité’ de leurs parties (simultanéité littérale dans l’espace, simultanéité au sens figuré dans le temps) et l’entrelacs de l’espace et du temps. Ce qui émerge ici est une coprésence, dans l’espace et dans le temps, qui est réelle mais non pas actuelle, et une coprésence de l’espace et du temps eux-mêmes. Dans ce cadre, chaque partie est complémentaire et simultanée, chaque présence s’accompagne d’une absence: ce qui était, ce qui est, ce qui sera et, aussi, ce qui aurait pu être. Tout cela, comme l’affirme plusieurs fois Merleau-Ponty, tient ensemble.
Nous constatons le dépassement d’une considération encore psychologique des catégories d’espace et temps, en faveur de la reconnaissance de leur autonomie ontologique. L’espace et le temps n’ont pas une perspective italienne, ne sont pas le résultat de la représentation perspective-subjective mais ils sont précédents et antérieurs, non pas selon une linéarité chronologique, mais dans une dynamique d’intersection, réciprocité et simultanéité.
Cette radicalisation de la notion de milieu à laquelle on assiste dans la dernière période philosophique de Merleau-Ponty est la voie de la résolution de la contradiction apparente entre unicité du monde et multiplicité des milieux. Une telle définition de l’espace, en effet, laisse ouverte la possibilité de penser une co-implication qui, d’une part, garantit la spécificité du milieu tout en maintenant toujours un lien, une relation entre les parties de l’espace total: une parenté charnelle.
Dans ce cadre, temps et espace ne peuvent qu’être pensés ensemble. Il en résulte que l’espace relationnel primordial que nous avons découvert est toujours hic et nunc, comme le sol de notre expérience et en particulier comme sol de notre parenté avec la Nature et les vivants. Ainsi, la Nature primordiale ne peut se donner que dans le présent, mais elle n’est pas épuisable ni assimilable dans l’expérience présente. C’est dans cette direction qu’il faut comprendre, alors, la Nature comme mère.

Pour une introduction à la notion de niche écologique et à son évolution dans la biologie contemporaine, cf. A. Pocheville, La niche écologique: histoire et controverses récentes, Les Mondes Darwiniens. L’évolution de l’évolution, Matériologiques, 2011