Animisme, analogisme et totémisme sont devenus des objets philosophiques particuliers dans les dernières décennies: en les pensant comme schèmes ontologiques, le travail de Philippe Descola les a découplés des cultures singulières (celle des Achuar, des Makuna ou des Nahuas … ), dans lesquelles ils étaient trop organiquement pris pour être détachables de leur histoire et de leur contexte. Il les a libérés de leur conception traditionnelle comme archaïsmes de la pensée humaine, cantonnés aux peuples préscientifiques. Désormais, par leur abstraction même et leur schématisme, ils deviennent des attitudes ontologiques dans lesquelles on peut s’aventurer, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèses.
Le naturalisme est un schème ontologique qui mérite d’être infléchi: ce n’est pas qu’il est faux (quelle norme de vérité pour un schème ontologique?), mais il semble dépassé et dépassable, en tant qu’il hypothèque l’habitabilité de la Terre. Mais comment penser à sa suite une sortie hors du naturalisme? Et d’abord, en quel sens sommes-nous dedans? Il a été montré, par les STS (Sciences and Technologies Studies) notamment, que les sciences occidentales n’étaient pas naturalistes au sens strict, et que les pratiques occidentales l’étaient encore moins. De là, beaucoup proposent de ne plus utiliser un concept dont la portée descriptive serait inopérante. Pourquoi vouloir se libérer de quelque chose qui n’existe pas?
On doit tout de même remarquer que si les pratiques (ce qu’ils font) ne sont pas strictement naturalistes, ils disent bien autre chose: et c’est précisément ce type d’existence qui signe le naturalisme. C’est le dire réflexif des sociétés qui se disent modernes. Et dire, c’est faire, ce n’est pas rien. C’est comme discours normatif que le naturalisme existe, lorsqu’il explique à ceux qui parlent aux animaux que ces derniers n’ont pas de langage, mais des communications, ou qu’il explique aux praticiens que leurs pratiques sont archaïques, ou irrationnelles. On peut trouver un bon symptôme de la forme d’existence du naturalisme dans la légère condescendance d’un moderne moyen lorsqu’il énonce sur un ton d’évidence ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas … C’est l’attitude épistémologique suivant laquelle penser reviendrait à ne pas être dupe, à démystifier les assertions fantasques des autres: les prédécesseurs analogistes, les sauvages animistes et les petites gens: les non-modernes. Que défendent les zététiciens? La Raison, ou un gouvernement des experts sous le contrôle et au service du marché ? …

Le naturalisme comme discours fonctionne ainsi comme une abstraction réelle, au sens où ses effets comme machine de guerre, influant sur les pratiques (même scientifiques), sont réels, déposés dans des dispositions durables et vouées à se reconduire. L’abstraction réelle est un concept issu de la pensée marxiste.
Les abstractions réelles ont des conséquences ontologiques –Qu’est-ce qui est?– et épistémologiques –Comment savons-nous ce qui est? Elles décrivent le monde en même temps qu’elles le font. C’est pourquoi les abstractions réelles sont d’abord invisibles. Quelque chose qui n’existe pas mais qui insiste, qui n’est nulle part présent mais qui hante des pratiques et les infléchit, c’est littéralement un spectre. Cela ne signifie pas qu’il a été bien vivant dans le passé, mais qu’il est un projet cosmologique de combat articulé à certains pans, en épistémologie normative et en économie, de la modernité. Le naturalisme, fluent, mobile, peu clairement définissable, hante littéralement la modernité, et comme un esprit frappeur, induit çà et là la physionomie de manières d’enquêter qui ne sont pas marginales, mais en fait centrales. De là, le problème n’est pas de changer massivement d’ontologie, puisque nous n’avons jamais été naturalistes au sens monolithique: il s’agit bien plutôt d’un problème d’exorcisme.

Si le naturalisme est en crise (c’est la crise écologique) et mérite d’être dépassé, mais qu’on ne peut pas changer de schème ontologique dominant par décision, tout l’enjeu est alors de se décaler à un niveau qui n’est plus celui, massif, des ontologies, mais plus discret, et plastique, des épistémologies qui leur sont solidaires.
J’entends ici par épistémologies, au sens minimal, des dispositifs d’enquête, voués à produire des discours et des pratiques collectivement fiables et relativement stabilisées, ayant pour vocation de nous guider dans l’expérience. Il convient de se localiser non pas au niveau massif des schèmes ontologiques, mais à celui des dispositions pour enquêter: l’enquête n’est pas que méthode scientifique abstraite, elle est d’abord style d’attention, type de disponibilité, guide interprétatif, et elle est partout (même dans les traditions extra-scientifiques).
C’est une formule de Viveiros de Castro qui rend visible paradoxalement la nature épistémologique originale des ontologies descoliennes, en montrant qu’elles sont articulables à des épistémologies préférentielles (qui leur sont solidaires, de manière possibiliste et non déterministe). Viveiros de Castro isole un contraste entre animisme et naturalisme en termes de différence fondamentale de jeu épistémologique:
Notre jeu épistémologique s’appelle l’objectivation; ce qui n’a pas été objectivé reste irréel ou abstrait. La forme de l’Autre est la chose. Le chamanisme amérindien est guidé par l’idéal inverse: connaître, c’est personnifier, prendre le point de vue de ce qui doit être connu. Ou plutôt, de celui qui doit être connu, car le tout est de savoir le qui des choses, sans quoi on ne saurait répondre de façon intelligente à la question du pourquoi. La forme de l’Autre est la personne.

Le perspectivisme consiste donc à universaliser ce que les philosophes de l’esprit appellent l’attitude intentionnelle. Loin de réduire l’intentionnalité au niveau zéro pour objectiver le monde, le perspectivisme postule qu’on ne le comprend jamais mieux qu’au travers d’une abduction d’agence systématique et délibérée. Le concept de jeu épistémologique a des implications assez profondes: si on le prend au sérieux, il indique que les épistémologies associées aux ontologies ne sont pas des systèmes fermés, mais des jeux, des attitudes de pensée, des postulats fondamentaux, des hypothèses de travail inquestionnées, qui fonctionnent comme des heuristiques. Chaque ontologie est probablement associable à plusieurs jeux épistémologiques préférentiels. C’est cette nature plurielle, mobile, des manières d’enquêter associables aux ontologies qui permet de poser le problème en termes non de conversion monolithique, mais de chimérisation de notre héritage.
Car l’hypothèse de travail qui fonde cette réflexion, c’est précisément que le naturalisme seul ne parvient pas à faire justice à ce qu’est le tissu du vivant: il serait nécessaire de le chimériser avec des styles d’attention et des heuristiques plus solidaires des autres ontologies, pour accéder au tissu du vivant en nous et hors de nous. Ce qui nous intime de faire bifurquer le naturalisme, ou plutôt d’en faire sauter les coutures de l’intérieur, ce sont les vivants eux-mêmes devant nous, parmi nous, dont on découvre ces dernières décennies qu’ils ont été structurellement mal pensés et maltraités par la tradition épistémo-politique naturaliste.
Il s’agit de montrer la nécessité, pour avancer dans les enquêtes (et il y a des enquêtes hors des revues de science …), d’une chimérisation des jeux épistémologiques, qui incorporerait dans des proportions variables et encore inconnues, chaque fois dictées par les vivants auxquels l’enquêteur s’expose, des heuristiques traditionnellement plus associées à des schèmes ontologiques différents, par exemple des jeux épistémologiques animistes de subjectivation, et naturalistes d’objectivation.

La chimérisation est un concept intéressant parce qu’à l’inverse de l’hybridation, qui a un héritage déjà lourd et pointe une entité confuse, la chimère est un personnage dans lequel les éléments issus d’origines différentes ne se confondent pas, ils restent visibles et identifiables, ce qui est important pour imaginer des manières d’enquêter qui conservent de la rigueur dans leur parcours d’inférence. Conséquemment, son effet d’intelligibilité est plus grand, elle ne masque pas sa combinaison dans une fusion indistincte; elle permet de maintenir la pluralité des cartes cousues ensemble et de ne pas faire passer sa version pour la réalité -elle force, ce faisant, à maintenir la lévitation ontologique (c’est-à-dire l’art de ne pas trancher sur la nature ultime du monde).
De là, la question devient non pas de changer de schème ontologique, par remords envers les violences du naturalisme, ou par nostalgie d’un monde enchanté, mais de chimériser des jeux épistémologiques pour faire justice à ces êtres non humains qu’on essaie de comprendre, pour envisager des formes de relations plus soutenables, plus justes, dotées d’égards pertinents.
Mon hypothèse ici est que la construction du jeu épistémologique naturaliste comme idéologie des sciences modernes est en fait réactive: elle s’est faite en contre, littéralement, comme une double inversion par rapport à celui quelle a repoussé comme son Autre sauvage (l’animisme), et par rapport à son prédécesseur archaïque dont elle entendait se démarquer absolument (l’analogisme médiéval et renaissant). L’idée est que la constitution belliqueuse et contrastive du jeu épistémologique naturaliste comme machine de guerre contre les croyances des autres (les prédécesseurs médiévaux et les sauvages des colonies) repose sur une double inversion du fardeau de la preuve concernant 1) la présence d’influences invisibles, 2) celle d’intériorités dans le monde non humain. Concernant le premier point, on peut relever qu’un pan du jeu épistémologique analogiste de la Renaissance postule que les relations cachées et influences invisibles existent entre les choses jusqu’à preuve du contraire (et il faut entendre ici par influences invisibles des interdépendances improbables induites par des tissages hétérogènes d’éléments discontinus d’intériorité et de physicalité, par exemple la noix guérissant les maux de l’esprit par sa ressemblance avec le cerveau).

A contrario et par réaction, il semble que l’épistémologie naturaliste, dans son acte de naissance, postule que les influences invisibles n’existent pas, et ce jusqu’à preuve du contraire (c’est la récusation a priori des actions occultes en tout genre). Ce postulat du jeu épistémologique naturaliste pourrait être nommé, par souci de visibilité, le canon de Descartes, et il s’énoncerait comme tel: il n’existe pas d’influences invisibles dans le cosmos jusqu’à preuve du contraire.
Et ce jeu épistémologique naturaliste invente par ailleurs des régimes d’administration de la preuve tels qu’il est presque impossible d’administrer cette preuve. Mais seulement presque, car aujourd’hui, les sciences écologiques passent leur temps à montrer l’omniprésence des influences invisibles dans la constitution du monde qui nous inclut: le tissu du vivant est riche de phénomènes que seules des heuristiques analogistes rendent intelligibles. Parmi ces heuristiques, on peut relever les longues chaînes de causalité transitives et luxuriantes décrites par Descola, tissant des éléments d’intériorité et de physicalité poreux (et pas des seules causes matérielles comme dans le naturalisme). Que l’on songe seulement à l’exemple fameux suivant lequel, en écologie des communautés, le retour des loups au Yellowstone National Park a changé la physionomie physique du cours des rivières (en favorisant le retour des castors ingénieurs de barrages), parce que les wapitis effrayés (élément d’intériorité) ont changé leurs usages des prairies aux abords des rivières, permettant aux arbres de repousser et aux castors de revenir, La frayeur intime et immatérielle est ici le maillon d’une chaîne qui change la géologie. C’est ce qu’on appelle en écologie des communautés un paysage de la peur, formule qui encapsule sereinement ces chaînes de couplage mariant le matériel et l’immatériel à tous les niveaux d’échelle du macrocosme et du microcosme, qui caractérisent pour Descola l’analogisme.

Si nous nous intéressons maintenant à la seconde inversion du fardeau de la preuve, on peut relever que l’épistémologie médiévale et renaissante (à dominante analogiste) est aussi résiduellement animiste: elle postule que les âmes aristotéliciennes, nommées entéléchies ou formes substantielles sont présentes dans chaque chose non humaine (sous les formes végétative; sensitive; motrice… ). Schématiquement, une manière intéressante de comprendre l’épistémologie naturaliste, c’est qu’à nouveau elle renverse simplement la charge de la preuve, en postulant qu’il n’y a d’âme, ou de cause finale, dans aucune chose non humaine – jusqu’à preuve du contraire. C’est ce qui est présenté dans l’histoire des sciences comme la révolution galiléo-cartésienne, le moment mythique d’émancipation des sciences à l’égard des obscurantismes téléologiques. La vraie science, suivant ce mythe fondateur, enquête sur la seule chose qui existe vraiment -des causes efficientes, matérielles- et rit de l’idée même de l’existence de causes finales hors des âmes humaines.
Or on sait, en droit, ou dans tous les mondes où il faut éprouver des assertions pour les rendre collectives, que la question de qui porte le fardeau de la preuve est l’enjeu central et caché où se joue le pouvoir de dire et de faire. Inverser le fardeau de la preuve est une manœuvre de politique des idées qui constitue un levier très puissant pour transformer en profondeur une épistémologie, parce que l’ancien scénario standardisé (il y a des causes finales partout) doit désormais être à chaque fois prouvé, alors que le nouveau cadre interprétatif (il n’y en a que chez les humains, et nulle part ailleurs), lui, a la barre haute dans toutes les approches, puisqu’il est considéré comme vrai a priori et en général. Cette double inversion du fardeau de la preuve par rapport aux jeux épistémologiques animistes et analogistes est un aspect central du naturalisme comme abstraction réelle qui hante la modernité.
L’épistémologie naturaliste, donc, se construit en contre, comme inversion de la charge de la preuve concernant tout ce qui pourrait ressembler à de l’intentionnalité, de la signification de la finalité chez les non-humains. Mais elle ajoute à cela par ailleurs des modes d’administration de la preuve qui ont pour vocation d’empêcher au maximum qui que ce soit de prouver l’existence de ces phénomènes: c’est spectaculairement visible avec le béhaviorisme en histoire des sciences du comportement animal. C’est ce que Daniel Dennett qualifie de cercle vicieux: pour qu’un comportement original ou intelligent soit prouvable, il faut qu’il soit répétable et répété. Dès lors qu’il est répété, le béhavioriste peut toujours arguer que c’est parce qu’il a été répété qu’il a été appris par conditionnement, donc qu’il n’existe pas.On voit ici l’étendue des dispositifs par lesquels le jeu épistémologique naturaliste dans ses dimensions toxiques travaille à sécuriser son postulat fondamental d’inversion du fardeau de la preuve par rapport au jeu épistémologique animiste: pas d’intériorité non humaine jusqu’à preuve du contraire, et pas de preuve du contraire possible.

Or, ce qui est fascinant et appelle à mon sens la nécessité d’une chimérisation, c’est que les sciences du vivant exigent sur certains points de renverser à nouveau le fardeau de la preuve: pour le dire simplement, on est en train de découvrir quelles font mieux leur travail en postulant des finalités complexes, des communications, des points de vue, à la manière animiste, pour enquêter sur les comportements des vivants. Mais ce postulat est méthodologique et non plus ontologique, il guide l’enquête et ne la conclut pas.
Au seuil de la forêt, contribution de Baptiste Morizot
Le dieu perdu dans l’herbe est un ouvrage de Gaston-Paul Effa
Victor Segalen, photographie d’un Mandarin de pierre, Sichuan
Haïti, photographies de Corentin Fohlen