Nous sommes les prêtres du Pouvoir

Comment un homme s’assure-t-il de son pouvoir sur un autre, Winston? Winston réfléchit: En le faisant souffrir, répondit-il.
Exactement. En le faisant souffrir. L’obéissance ne suffit pas. Comment, s’il ne souffre pas, peut-on être certain qu’il obéit, non à sa volonté, mais à la nôtre? Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations.

1984

Les bombes atomiques apparurent dès l’époque 1940-1949, et furent pour la première fois employées sur une large échelle environ dix ans plus tard. Une centaine de bombes furent alors lâchées sur les centres industriels, surtout dans la Russie d’Europe, l’Ouest européen et l’Amérique du Nord. Elles avaient pour but de convaincre les groupes dirigeants de tous les pays que quelques bombes atomiques de plus entraîneraient la fin de la société organisée et, partant, de leur propre puissance.

Les nouveaux mouvements qui se firent connaître dès les années du milieu du vingtième siècle, l’Angsoc en Océania, le Néo-Bolchevisme en Eurasia, le Culte de la Mort, comme on l’appelle communément, en Estasia, avaient la volonté consciente de perpétuer la non-liberté et l’inégalité. Comme d’habitude, la classe supérieure devait être délogée par la classe moyenne qui deviendrait alors la classe supérieure. Mais cette fois, par une stratégie consciente, cette classe supérieure serait capable de maintenir perpétuellement sa position.

La nouvelle aristocratie était constituée, pour la plus grande part, de bureaucrates, de savants, de techniciens, d’organisateurs de syndicats, d’experts en publicité, de sociologues, de professeurs, de journalistes et de politiciens professionnels. Ces gens, qui sortaient de la classe moyenne salariée et des rangs supérieurs de la classe ouvrière, avaient été formés et réunis par le monde du monopole industriel et du gouvernement centralisé.

Comparés aux groupes d’opposition des âges passés, ils étaient moins avares, et, surtout, plus conscients de ce qu’ils faisaient … Mais pourquoi l’égalité humaine doit-elle être évitée? Nous atteignons ici au secret central.

Nous différons de toutes les oligarchies du passé en ce que nous savons ce que nous voulons. Les nazis germains et les communistes russes se rapprochent beaucoup de nous par leur méthode, mais ils prétendaient, peut-être même le croyaient-ils, ne s’être emparés du pouvoir qu’à contrecœur, et seulement pour une durée limitée, et que, passé le point critique, il y aurait un paradis où les hommes seraient libres et égaux. Nous ne sommes pas ainsi. Le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. Le bien des autres ne l’intéresse pas. Il ne recherche ni la richesse, ni le luxe, ni une longue vie, ni le bonheur. Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir.

Dieu, c’est le pouvoir. Nous sommes les prêtres du pouvoir.

Enki Bilal

Une indispensable lecture de Jean-Jacques Rosat