J’ai voulu nouer les mains errantes de la nature et de l’histoire

Je sors la pierre de son abs­traction minérale, elle me sort de ma massivité spiri­tuelle …

Le soi est en soi négativité. S’il est désigne comme le soi, ce n’est par aucun privilège accordé à l’iden­tité ni à la subjectivité. Hegel est le premier à sortir la pensée du règne de l’identité et de la subjectivité. Mais ainsi, il accomplit le programme de toute la philosophie, il l’expose comme tel, dans sa contrainte la plus ample.

Soi veut dire: l’être à l’épreuve de l’être. L’être qui n’a rien pour se fonder, se soutenir et s’accom­plir, c’est l’être posé nu dans son identité avec le logos ‑c’est la substance nue identique à sa liberté absolue‑ c’est l’infinité nue des singularités dont aucune n’achève le tout. Sous l’une ou l’autre de ces formes ‑et la philosophie en a conçu bien d’autres‑ l’épreuve est celle de l’immanence. L’être repose en soi, et ce repos lui‑même le réveille et l’inquiète: il s’y sent perdre son sens d’être. En vérité, il l’a déjà perdu. La simple position de l’être est privation de sens, mais c’est comme privation que tout d’abord le sens se manifeste. Cette condition contradictoire, mais impérieuse, fait la structure et l’histoire de la philosophie. Tout le reste est variation sur ce thème ‑variation épuisante et nécessaire. Le thème s’y transforme aussi, il finit même, peut‑être, par y dis­paraître: il se peut que nous cessions de nous inquiéter du sens, soit comme individus, soit comme communautés. Il se peut même que cela se produise toujours à nouveau, discrètement. Mais la philosophie ne peut saisir cette disparition. Elle nous conduit plutôt à nous laisser saisir par elle ‑et surtout, à ne pas la confondre avec une certitude illusoire, religieuse ou fantasmatique.

1867, Satyres et Nymphes

Soi veut donc dire: le sens livré à ses seules ressources, le sens qui se fait sens, non par un recours, mais par un retour infini au même, à cette mêmeté‑autre qui est tout ce qui s’offre. Soi est donc tout d’abord ce qui se trouve comme néant. Rigoureusement: soi est ce qui ne se trouve pas. Soi est négation de soi, négativité pour elle‑même. Dans ce pour‑soi du négatif, il n’y a aucune finalité, aucune intentionnalité, aucun en vue de. Il y a la distance infinie, la différence absolue où soi s’éprouve et comme laquelle il s’éprouve. Son savoir absolu est déjà là, et c’est pourquoi ce savoir n’est pas une science, pas une croyance, pas une repré­sentation ‑mais devient. Le savoir absolu passe absolument, et c’est cela même qu’il sait, et son pas­sage est son savoir, et sa liberté.

Ainsi, tout autant que le concept ou la saisie est la négativité absolument identique à elle‑même, tout autant la singularité est la négativité sans détermination et rapportée à elle‑même. L’iden­tité du concept et de la singularité est proprement l’identité du sujet. Elle est l’identité de la négativité deux fois rapportée à soi: une fois selon l’idée, et une fois selon la concrétude. Le sujet est l’effectivité en‑soi‑pour‑soi de la négativité, la négativité à même soi et chez soi. En même temps, cela signifie que la saisie ne s’effectue que dans l’ici‑et-maintenant du singulier, de même que le singulier n’a sa vérité que dans la pénétration en soi du néga­tif: je sais la vérité hors de moi, et je sais que je suis la vérité hors de moi. Moi, la vérité, je sais que je ne peux me confondre avec aucun soi.

En un sens, on devra dire que le sujet est sa propre négation, que c’est lui qui sort de sa déterminité contingente aussi bien que c’est lui qui sort de l’universel abstrait, et qu’il ne fait ainsi que se poser soi‑même, à l’aide de sa seule puissance, qui forme et qui travaille sa seule substance. Le sujet serait l’autodétermination et l’auto plasticité infinies et il le serait du tout, ou en tout. Le savoir absolu ne serait qu’une immense tautologie du sujet -à tout prendre plutôt ridicule, et menaçante si elle venait à servir de modèle pratique.

Mais c’est oublier la double condition essentielle de toute cette apparente tautologie.

1902

D’une part, la singularité n’est pas un vain mot: elle est la concré­tion de la séparation, elle est la manifestation qui ne s’accomplit que par une forme close, ceci ou cela, elle ou lui, ici et maintenant, non autrement ni ail­leurs, entre cette naissance et cette mort, inéchan­geables. Aucune généralité et aucune universalité ne peuvent valoir par elles‑mêmes, ni subsumer ou sublimer la position absolue du singulier. Mais, d’autre part, que le sujet soit sa propre négation, cela ne lui restitue aucune autre puissance ni subsis­tance que celle, précisément, de la négativité. Le sujet ne se nie pas comme un qui se suiciderait. Il se nie dans son être, il est cette négation, et ainsi il ne revient pas à soi. Soi est précisément sans retour à soi, soi ne devient pas ce qu’il est déjà: devenir, c’est être hors de soi ‑mais pour autant que ce dehors, cette ex‑position, est l’être même du sujet.

Il faut donc tenir cette double condition: ne rien céder, ni sur la singularité concrète (ne rien remettre au ciel, ni au futur, ni à une abstraction collective), ni sur la négativité (ne rien remettre à une identité, à une figure, à un donné). Il faut penser la négativité concrète.

La concrétion de la négativité commence avec l’autre. Le soi qui se nie, au lieu de revenir en soi, se jette dans l’autre, et se veut comme autre. C’est pourquoi l’autre n’est pas un second, il ne vient pas après. Si l’autre, du simple fait que je le nomme autre, parait présupposer l’un ou le même, et venir seulement après lui, c’est par l’effet d’une pensée encore abstraite, qui n’a pénétré ni dans l’un ni dans l’autre. L’un ne commence pas: il commence avec l’autre. Avec l’autre veut dire auprès de lui, chez lui. Je suis tout d’abord chez cet autre: monde, corps, langue, et mon semblable. Mais être l’un-­avec‑l’autre ne peut passer que provisoirement pour une unité. Pas plus que l’autre n’est un soi qui aurait à part soi la subsistance qui me manque, pas plus l’être‑avec‑lui ne forme une subsistance supé­rieure où l’un comme l’autre se trouveraient ensemble, et identiques. L’autre posé comme une extériorité consistante et donnée est précisément ce qui est nié dans le mouvement même de la négation du Soi.

Baigneurs, 1870

Il faut énoncer cela de deux manières simulta­nées: d’une part, l’autre est aussi bien soi que moi et, comme on sait, cet être‑soi est déjà là en soi à même l’extériorité donnée la plus simple, à même la matière compacte. Par conséquent, l’autre sort de soi du même mouvement que l’un, et leur être‑l’un-­avec‑l’autre est nécessairement une communauté de la négativité. D’autre part (et c’est la même chose), le soi sortant de soi ne fait rien d’autre que nier toute subsistance donnée. De l’autre comme exté­riorité compacte, je fais mon autre, tout autant que lui me fait son autre. Je sors la pierre de son abs­traction minérale, elle me sort de ma massivité spiri­tuelle.

La sortie de soi est donc également l’appropria­tion de l’autre. Mais cette appropriation n’en fait pas pour autant ma chose ‑ni au sens où, dans l’identité avec l’autre, je me trouverais subsistant en moi‑même, ni au sens où l’autre, dans mon iden­tité, serait simplement l’objet de ma possession. Le rapport avec l’autre, précisément en tant qu’il est appropriation, est appropriation de la négativité d’où il procède: il est dissolution de la déterminité donnée hors de moi parce qu’il est dissolution de ma propre déterminité, passant hors de soi. La pierre devient, par exemple, un outil, et je deviens un tail­leur de pierres.

Mais ici encore, et ici surtout, il ne faut rien céder sur la rigueur de la négativité. Celle‑ci dissout l’autre‑donné, non pour le ramener à un soi qui s’est précisément brisé en soi, mais pour le faire autre‑non‑donné: pour le faire l’autre qui, en tant que mon autre, est l’altérité infinie, en moi, du soi lui‑même, ou qui est en soi l’altération infinie du soi. Ma vérité n’est pas en l’autre pour y être dépo­sée dans un nouvel en‑soi ou dans un nouveau moi, pas plus que dans un soi commun.

Aucune instance ne peut retenir ni contenir le mouvement infini ‑ni une instance particulière, ni une instance générale. C’est aussi pourquoi la pen­sée qui n’est que pensée, et qui, comme telle, ne connaît que des instances ‑sujets, prédicats, copules, formes du jugement et du raisonnement ‑, reste à distance de la vérité du passage. Elle doit devenir pensée qui passe elle‑même. En pénétrant la chose, elle supprime le concept pur seulement pensé, et elle entre dans cette reconnaissance de l’autre que Hegel désigne comme l’amour.

Marie, 1867

Cet amour ne correspond pas à sa représentation romantique. La pensée ne s’y perd pas dans une effusion, ni dans un abandon généreux. Elle y trouve au contraire toute la précision, toute la patience et toute l’acuité qu’exige la pénétration dans la singu­larité effective et active. Celle‑ci, en tant que mon autre, n’est ni un éther où la pensée se perd (comme dans une croyance), ni une épaisseur où elle s’en­fonce (comme dans un sentiment). L’amour dés­igne la reconnaissance du désir par le désir. Il fau­drait donc dire qu’il est reconnaissance d’une mise‑hors‑de‑soi par une mise‑hors‑de‑soi, et par conséquent, reconnaissance qui n’en est pas une, qui n’est pas celle de l’un par l’autre, ni donc une pensée de l’un sur il autre, mais l’altération de chacun.

Ainsi, ce que Hegel pense comme l’amour n’est pas l’union immédiate représentée comme celle du sentiment ‑bien que, en même temps, l’amour soit toujours sentiment, c’est‑à‑dire sensibilité, et plus précisément: sensibilité à la sensibilité elle‑même, tremblement de l’autre en moi, qui me fait trembler et emporte avec lui ma subsistance. Il faut revenir à ce poème cité par Hegel:

Ainsi devant l’amour frémit un cœur

Comme s’il était menacé par la mort.

Car là où l’amour s’éveille, meurt

Le Moi, le sombre despote.

Toi, laisse mourir celui‑ci dans la nuit

Et respire librement dans l’aurore matinale!

Le cœur frémit parce qu’en effet le soi est voué à disparaître, et c’est cette disparition qu’il doit vouloir pour être dans l’amour, et dans sa liberté. Mais il faut aussi considérer ce que veut dire ce recours du discours à une expression poétique qui ne peut que nous paraitre sentimentale et convenue. Il veut dire que le tremblement doit effectivement sur­venir, doit venir du dehors couper le cours des cer­titudes et des opérations du soi ‑y compris le cours de ses arguments laborieux sur la nécessité de sa sor­tie de soi en soi et pour soi. Le poème, ici, ne doit pas valoir comme poème au sens d’une œuvre d’art qui viendrait enjoliver: il doit être saisi comme une interruption du discours qui laisse surgir l’injonc­tion ou l’appel de l’autre, en tant qu’autre et à l’autre. Aussi bien Hegel a‑t‑il introduit sa citation en écrivant: je ne puis me retenir, pour donner une représentation plus précise, de citer ici …

1867, Jeune Homme

C’est seulement une représentation, mais son exté­riorité devient, un instant, nécessaire, et en tout cas irrésistible. C’est seulement dans un écart que le soi s’abandonne effectivement, et que la négativité devient pour soi. Autrement dit: l’amour est ce qui vient de l’autre pour desceller la consistance du soi. Il était donc bien exact de dire que ce descellement, cette altération dans la négativité ne venait pas du soi. L’effectivité du soi, c’est‑à‑dire la mort du moi despote et de l’Être‑en‑soi‑suffisant, lui vient effec­tivement de l’autre. Et de même, avec la même effectivité, la philosophie doit devenir autre que son discours: poésie peut‑être, parfois et en passant, mais plus certainement amour ‑désir d’un savoir qui lui‑même est désir, et qui ne sait qu’en désirant.

Le soi doit venir de l’autre, et c’est dans cette venue, comme cette venue, qu’il doit être soi, c’est‑à‑dire unité avec soi‑même. Cette nécessité fait le désir: cette unité doit devenir essentielle à la conscience de soi, c’est‑à‑dire que celle‑ci est désir en général. Le désir est la nécessité de la conscience: il est la nécessité que sa propre unité vienne et devienne pour elle. Le désir est donc moins la ten­sion d’un manque, et la projection pour l’annuler dans une satisfaction, que la tension du venir de l’autre comme devenir du soi. (Lorsque le désir se satisfait dans un plaisir immédiat, il n’est qu’un côté ou un moment de la conscience).

Nous ne sommes pas dans la rêverie de l’amour romantique ‑et c’est pourquoi, du reste, nous sommes dans ce qui se présente d’abord comme un affrontement et comme une lutte des consciences. Mais ce que la lutte manifeste, c’est que chacun a conscience d’être désir de l’autre parce que l’autre, étant lui‑même désir de son autre, est désir de moi -je désire le désir de l’autre: je désire qu’il me reconnaisse‑ et je désire qu’il me recon­naisse comme le désir que je suis, comme le deve­nir‑soi infini que je suis.

C’est cela que le désir nomme: le dessaisissement comme appropriation. Mais l’appropriation est la saisie (le concept) de ceci que le propre advient comme dessaisissement. À ce point, il devient néces­saire de poser que cette saisie ‑la saisie du dessaisis­sement‑ ne peut pas être le fait de la conscience en tant que telle.

1861, Loth et ses filles

Si les énoncés les plus stricts de la pensée dialectique provoquent souvent la per­plexité, l’agacement et le refus, c’est qu’ils sont obs­tinément entendus sur le plan de la conscience ‑et du même coup, en tant que formules dans la langue, ils sont reçus comme des acrobaties ver­bales. Mais ces énoncés veulent se faire entendre sur un tout autre plan, ou plus exactement encore, ils veulent faire entendre qu’ils ne peuvent pas, tels quels, être entendus par l’entendement, mais qu’ils exigent absolument que l’entendement se dessai­sisse de lui‑même.

La pensée consiste à passer dans l’élément du spéculatif: ce mot désigne, pour Hegel, le rapport de l’idéalité à elle‑même en tant qu’elle s’ar­rache à tout donné. Mais cela ne signifie pas que la vérité de la chose lui vienne de la pure pensée, comme de son simple dehors: l’unité n’advient pas que par la pensée à la diversité des objets, et le lien n’y est pas d’abord introduit de l’extérieur. Le sens spéculatif n’est pas une signification supé­rieure, mystérieuse et absconse. C’est l’autre du sens d’entendement. Et c’est, ainsi, le sens tel qu’il se sai­sit, non pas dans une conscience et parmi ses repré­sentations, mais dans le désir lui‑même: la recon­naissance qui n’est pas une représentation, et qui ne reconnaît rien de représenté.

Que le devenir‑soi se passe dans la saisie du dessai­sissement‑de‑soi, ce n’est donc pas un tour de passe­-passe, et ce n’est pas la pauvre égalité du je = non ­Je, aussi vide et abstraite que l’autre. C’est une proposition qui ne doit valoir comme proposition‑articulation d’un sujet et d’un prédicat ‑que pour autant que son travail, ce long travail épuisant du discours sur lui‑même, mène à une proposition au sens pratique du mot: que cette saisie ait lieu dans l’effectivité, qu’elle soit un agir, une expérience et une praxis.

Le travail forme, dit Hegel, c’est‑à‑dire qu’il élabore la forme du désir. L’ouvrage, dans sa forme extérieure (un objet fabriqué, une pensée formulée, une existence faite, l’agir de l’individu singulier et de tous les individus), forme la manifestation du désir lui‑même ‑et c’est une formation infinie.

1867, Mélancolie

Celle‑ci, en effet, ne se confond pas avec l’exté­riorité indéfinie et avec l’accumulation des œuvres pour elles‑mêmes. Si l’ouvrage est ouvrage, ce n’est précisément pas pour être déposé comme un donné, ni pour subsister comme une possession. La fixité et la possession particulières ‑tout autant que l’indétermination et la pure communauté- contre­viennent également à la reconnaissance dans l’autre. L’ouvrage ne vaut qu’approprié par le désir, dont toute autre appropriation est la simple et froide exclusion.

Jean-Luc Nancy

Paul Cézanne