Deux leçons de Ténèbres

Les mots de la nuit permettent de métaphoriser les hésitations du commencement de la pensée. À propos de la nécessité de mettre en œuvre une méthode pour accéder à une vérité certaine, Descartes écrit:

Comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres, je me résolus d’aller si lentement et d’user de tant de circonspection en toutes choses, que, si je n’avançais que fort peu, je me garderais bien, au moins, de tomber.

Le philosophe se réfère à la prudence du marcheur nocturne qui, pour ne pas trébucher, est contraint de ralentir son pas. La solitude et les ténèbres plantent le décor d’une scène métaphorique où la précipitation (la tendance à juger avant d’avoir atteint l’évidence) désigne l’une des principales sources de l’erreur (comparée par Descartes à une chute).

Il est vrai que la nuit cartésienne est artificielle: le sujet philosophant décide de se plonger dans le noir, en n’admettant aucune opinion avant de disposer d’un chemin sûr vers la vérité. Les ténèbres symbolisent un état négatif dont il faut sortir, ce que confirmera du reste un texte ultérieur du philosophe (C’est proprement avoir les yeux fermés, sans jamais tâcher de les ouvrir, que de vivre sans philosopher). La nuit figure l’état initial d’une pensée en quête de certitudes, elle ne vaut qu’à la condition que l’esprit en sorte.

Il reste que la métaphore fonctionne comme un hommage indirect à la sagesse de la nuit. De ces situations où le sujet est condamné à tâtonner dans l’obscur, Descartes retire une leçon de lenteur qui tranche avec la hâte des autres philosophes, trop pressés de conclure. Surtout, il retourne ironiquement la métaphore nocturne contre les usages superstitieux dont elle fait presque unanimement l’objet à son époque. Les ténèbres où le doute place le sujet s’opposent aux ténèbres religieuses: un lieu infernal dont on ne sort jamais et dont il est vain d’espérer retirer la moindre sagesse.

Descartes provoque les ténèbres pour ne plus avoir à les craindre. La métaphore opère par là un travail au terme duquel les lumières de la raison ne se distinguent plus sur un mode binaire de la nuit de l’ignorance. Si la philosophie doit commencer par les ténèbres, si celles-ci ne symbolisent plus un mal sans retour, c’est parce qu’il existe un jour pire que la nuit: celui des préjugés. Les métaphores nocturnes remettent ainsi en cause ce primat du jour puisqu’elles recourent à l’obscurité pour mieux donner à voir. Dans l’exemple de Descartes, les ténèbres éclairent les fausses croyances auxquelles se condamne une pensée sans méthode. Mais elles le font en jetant une ombre sur les croyances les plus communes du jour. Comparer le philosophe à un homme qui marche dans la nuit, c’est rompre avec le privilège que l’on accorde spontanément à la tradition, au dogme ou aux préjugés. Certes, cette métaphore annonce un nouveau jour où seule la lumière de la raison présentera des évidences indubitables. Pour voir ce jour, il faudra pourtant que l’esprit traverse la nuit.

Le révolutionnaire qui vit dans l’attente du grand soir se trouve dans une situation comparable. On dira que cette métaphore est usée depuis longtemps. Le grand soir assimile temps humain et temps cosmique, comme s’il était possible de mesurer le sens de l’histoire à l’aide d’une horloge qui annonce avec précision la fin des injustices.

Dans un texte intitulé Orphée noir, Sartre s’interroge sur le déclin occidental de ce mythe poétique en le comparant à la multitude de métaphores nocturnes que l’on trouve dans les poèmes de la négritude. Pour le prolétariat blanc, explique-t-il, le fameux grand soir a reculé devant les nécessités de la lutte: il faut courir au plus pressé, gagner cette position, cette autre, faire élever ce salaire, décider cette grève de solidarité. Le progressisme occidental est diurne. Il compte les heures une par une, espérant que chaque avancée nouvelle s’ajoutera sans rupture à la précédente, jusqu’au point où la société sera transformée de manière irréversible.

Selon Sartre, l’homme noir ne peut manifester de la confiance à l’égard du jour: Le Nègre ne peut nier qu’il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore. C’est moins la couleur de sa peau que le regard que l’homme blanc porte sur lui qui place d’emblée le Nègre du côté de la nuit. Avant que le Noir ne se mette à son tour à le regarder, le Blanc monopolisait l’espace du visible: Il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l’ombre natale, la blancheur de sa peau c’était un regard encore, de la lumière condensée.

Les écrivains de la négritude mobilisent le nocturne contre cette captation de la lumière par les Blancs. Pour eux, rêver du grand soir, c’est confier à la nuit une promesse d’égalité que les lumières de la raison occidentale n’ont pas su tenir. Dans les poèmes de la négritude, le travail de la métaphore nocturne est double. D’une part, le soir espéré est grand parce qu’il annonce une nuit d’exception. En ce sens, la métaphore renverse la hiérarchie solaire: ce n’est pas de l’adoration du jour, mais des terreurs nocturnes de l’homme blanc qu’il faudrait attendre une émancipation universelle.

Lorsqu’il écrit: la nuit n’est plus absence, elle est refus, Sartre demeure cartésien: il faudra commencer la révolution en marchant volontairement dans les ténèbres.

Liberté couleur de nuit: une sombre grandeur

Le noir désigne une négation active des normes du jour, et d’abord de la première d’entre elles qui consiste à confondre le noir et le non-être. D’autre part, Sartre remarque en citant Senghor (Délivre-moi de la nuit de mon sang) que la métaphore vespérale maintient un rapport positif au jour. Après le grand soir, donc à l’aube, plus rien ne devra être comme avant. Plus rien, cela signifie évidemment plus rien de comparable avec le jour tel que les colons l’incarnent. Mais comment exprimer cet avenir, sinon en désignant un matin? Ce matin sera inédit, à la limite de l’ineffable, puisqu’il ne consacrera plus la suprématie du jour sur la nuit, ni par conséquent celle des Blancs sur les Noirs. Il reste que la métaphore du grand soir confirme le lien entre le nocturne et le diurne (il n’y a de crépuscule que par différence avec l’aube) dans le même temps où elle le subvertit (le grand soir annonce un temps qui ne sera plus rythmé par l’opposition du sombre et du lumineux). Aux ténèbres et au grand soir, il faudrait ajouter les spectres, les fantômes ou les ombres qui parsèment nos discours, et rappellent la présence de la nuit au cœur du jour. Le pouvoir de ces métaphores est de relativiser la chronologie dictée par le mouvement apparent du soleil.

*

Le mixte de résignation et de lassitude qu’ils appellent sagesse, selon lequel il y a une heure pour chaque chose, qu’on y verra mieux demain et qu’il faut faire la part du feu, ne résiste pas à l’intrusion de la nuit. Maintenant c’est la nuit: il faut décider qu’il fait nuit maintenant, en doutant de tout, et, dans le même temps, désirer un grand soir qui ne prépare pas le retour à l’identique: les hommes ne sont pas asservis au temps cosmique.

Cette liberté s’atteste en se levant pour chanter un psaume à l’Office de Nuit.

Quand, par exemple, il est dit ‘La nuit, levons-nous et veillons’, et ailleurs ‘Nous coupons la nuit par un chant’ ou: ‘Nous nous levons pour confesser ta gloire, et nous coupons les longueurs de la nuit’, et ailleurs: ‘La nuit couvre toutes les nuances des choses de la terre’, ou: ‘Nous nous levons de notre lit pendant le calme de la nuit’, et autres chants semblables, les hymnes témoignent assez d’elles-mêmes qu’elles sont des hymnes de nuit (Pierre Abélard).

Michael Foessel