Est–ce toi qui noues les liens des Pléiades ou qui desserres les cordages d’Orion?
Job, 38
Dans ses Observations sur le beau et le sublime, Kant écrit que si le jour est beau, la nuit est sublime. Un plaisir est appelé sublime lorsqu’il est lié à ce qui terrifie ou à ce qui dépasse les limites du corps. La plupart des exemples cités par Kant (le surplomb audacieux des rochers menaçants, les volcans dans toute leur violence destructrice, l’océan sans limite soulevé en tempête) ne renvoient pas directement à la nuit, mais ils contiennent une modalité fondamentale de l’expérience nocturne: la menace liée à la perte de la maîtrise. Confronté à de tels phénomènes, le sujet expérimente l’inadéquation de son corps par rapport à une nature gigantesque qui semble le réduire à rien. Autant le beau exprime l’harmonie entre les facultés du sujet et ce qui lui est donné à voir, autant le sublime met en scène le conflit entre les attentes sensibles de l’individu et la surpuissance d’une nature qui n’a aucun égard pour l’homme. Il y a là quelque chose de nocturne si la nuit se caractérise par son indifférence aux désirs de prévoyance et de sécurité.

De nuit, les gens apparaissent beaux en dépit de leur laideur objective ou malgré leur aspect inquiétant. La beauté nocturne est proche du sublime en ce qu’elle réside davantage dans la surprise que dans l’harmonie des traits. En contrevenant aux canons de l’esthétique du jour (selon lesquels le beau se sépare distinctement du laid), l’obscurité permet de saisir une grâce dans l’effrayant. Le plaisir de découvrir un visage étrange n’est jamais très éloigné du déplaisir de se laisser surprendre par l’inattendu.
À ce stade, Kant ne cite pas d’exemple emprunté à la nuit. Pour lui, le terrifiant accède au sublime à la condition d’être un spectacle. Il faut qu’il soit contemplé depuis un lieu où le sujet se trouve en sûreté: le sommet d’une montagne situé au-dessus des nuages ou la rive lorsque la tempête fait chavirer les navires. Cette position de surplomb est absente de l’expérience nocturne où l’individu ne voit pas les choses d’en haut, et ne peut donc devenir totalement insensible à ce qui l’entoure. Pour trouver du plaisir dans le terrifiant, explique Kant, il faut faire l’expérience d’une certaine liberté à l’égard de ce qui, dans la nature, menace de nous réduire à néant. Cette clause de sûreté est refusée au noctambule ou à l’insomniaque qui ne se contentent pas de regarder la nuit, mais l’habitent, parfois à leur corps défendant.
Quel sens y a-t-il, alors, à dire que la nuit est sublime? Pour le comprendre, il faut examiner l’autre exemple cité par Kant pour illustrer ce sentiment, soit justement le ciel étoilé. De ce dernier, on pourrait se contenter de dire qu’il est beau (en un sens kantien) s’il ne recelait en lui quelque chose qui inquiète la vue: son immensité. En plein jour, le ciel n’apparaît que par esquisses, les yeux ne parvenant jamais à le saisir en entier du fait de l’aveuglement causé par le soleil. C’est la raison pour laquelle le regard diurne demeure le plus souvent rivé sur terre, jouissant d’une lumière dont il ne peut contempler la source. Le regard du jour est arrêté par la préoccupation: tel objet ou tel corps retiennent mon attention à l’exclusion de tous les autres. Les choses se situent devant moi, pour ainsi dire à ma hauteur, de sorte qu’elles n’apparaissent jamais si grandes ou si lointaines que je désespère de me les approprier.

De nuit, en revanche, rien ne semble faire obstacle à l’appréhension du ciel dans son infinité. Les étoiles s’ajoutent aux étoiles et les distances aux distances. Lorsque le ciel nocturne est clair, je le vois beaucoup plus aisément que les choses d’en bas, qui ont plutôt tendance à disparaître dans leur singularité. Pour se repérer dans l’obscur, les yeux se portent à la verticale du corps, misant davantage sur la clarté des étoiles que sur les formes terrestres. Le regard nocturne est-il pour autant souverain? Comme chaque fois qu’il fait nuit, la réponse est négative. Dans le jour, les yeux sont arrêtés par un inscrutable (le soleil que l’on ne peut regarder en face); dans une nuit, ils sont entraînés plus loin par le fait qu’il y a toujours davantage à contempler que ce que l’on a déjà vu. Au moment où l’on croit avoir fait le tour d’une nuit, elle dévoile un excès que le regard découvre avec étonnement.
L’infini du ciel étoilé ne se laisse pas totaliser dans une image. Le sujet ne le regarde pas comme, en plein jour, il regarderait une chose à portée de ses mains. Le sentiment que les étoiles sont inappropriables vient de là. Le sublime correspond à cette jouissance causée par la contemplation de ce qui échappe à la mesure. Pour ne pas être désespéré par la grandeur du ciel, il faut abandonner la tendance du regard à enclore dans une représentation ce qu’il saisit. Par certains aspects, cette tendance est encore à l’œuvre dans le beau où l’objet épouse les capacités de figuration du sujet: je juge qu’une chose est belle lorsque sa forme épouse harmonieusement mes facultés. Rien de tel avec le ciel nocturne dont aucune image ne peut contenir l’immensité. Le sujet pourra contempler les étoiles tant qu’il voudra, il ne parviendra jamais à une représentation claire et distincte de leur nombre. La multitude innombrable des astres interdit même de les associer toutes dans un unique tableau.
Au cours d’une telle expérience, les deux facultés qui rendent la connaissance possible sont tenues en échec: l’entendement est incapable de dénombrer les étoiles, l’imagination ne parvient pas à les disposer dans une figure. C’est donc le ciel étoilé tel qu’on le voit, sans souci de le connaître, qui éveille le sentiment du sublime.
Le sublime de la nuit enseigne à l’homme qu’il possède une autre destination que le savoir. Si le ciel étoilé n’était qu’un objet de savoir, il n’y aurait aucun moyen d’établir un rapport entre lui et la position morale de l’humanité. C’est pourtant bien un rapport de ce genre que Kant établit dans ce texte célèbre:
Deux choses remplissent l’esprit d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes: le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi.

La nuit présente la voûte céleste autrement que comme un ensemble de phénomènes régis par des lois mathématiques. Là encore, il s’agit moins d’un choix que d’un consentement: lorsque le sujet contemple le ciel étoilé sans essayer d’en percer les mystères, il s’expose au risque de découvrir d’autres astres qui excèdent ses facultés de figuration. Un esprit adulte peut toujours refuser de risquer ce regard en arguant de ce que le ciel étoilé est, lui aussi, écrit en langage mathématique. Mais dès lors que les yeux se livrent à la nuit, le langage de la science devient inopérant.
C’est à une autre loi (pour Kant, la loi morale) qu’il faut prêter l’oreille pour saisir l’immensité. Par tous ces traits, le sublime nocturne défait le lien entre la vision et le calcul. Un tel sentiment se caractérise par la résistance qu’il oppose à l’intérêt des sens: il y a plus à voir dans la nuit que ce qui intéresse directement le besoin de conservation. Les astres rendent incompréhensibles les efforts pour soumettre toutes les actions humaines au calcul d’un bénéfice. Il ne s’agit pas encore d’un jugement moral car celui-ci supposerait la comparaison systématique des calamités du jour avec la pureté de la nuit. Il s’agit d’un étonnement esthétique où l’immensité du ciel cesse d’être perçue comme une humiliation par un sujet fini. On se perd dans la nuit non pas parce qu’on y voit moins bien (description privative du lien entre le jour et la nuit), mais parce qu’il y a beaucoup à y voir et peu à y connaître.
Celui qui regarde comme on calcule ne voudra pas s’aventurer dans une nuit qui ne lui promet aucun bénéfice. La raison instrumentale n’admire que les spectacles prévisibles, du type de ceux que l’on peut voir à Las Vegas. Mais, comme toute l’œuvre de Kant en témoigne, la raison instrumentale n’est pas le tout de la pensée. L’expérience nocturne permet à chacun de désapprendre à compter en voyant.
