Comment la mycologie élargit la justice sociale aux acteurs non-humains

Le livre d’Anna Tsing, Le Champignon de la fin du monde a montré à un large public ce que l’anthropologie peut dire des phénomènes de mondialisation.

En partant d’un champignon apprécié par les consommateurs japonais, le matsutake, il raconte l’histoire globale des plantations sous l’effet du capitalisme et de la colonisation. Il pose ainsi la question: en quoi un être minuscule peut-il constituer un levier pour raconter une histoire globale de l’humanité?

L’anthropologie de la mondialisation proposée par Anna Tsing joue sur les effets d’échelle en liant la culture locale des champignons avec des événements globaux comme l’apocalypse nucléaire. Pour comprendre que le champignon n’est pas seulement une métaphore reliant analogiquement les niveaux micro- et macro-scopiques, il faut analyser les champignons réels qui circulent dans des relations sociales entre producteurs et consommateurs. Le matsutake est un signal rappelant l’effondrement du Japon impérial, mais aussi la faillite du capitalisme industriel d’État dont celui-ci était une des formes. Suivre le commerce du matsutake, c’est dès lors comprendre les transformations du capitalisme japonais à travers la mondialisation de l’économie dans l’horizon d’une catastrophe environnementale.

Le travail d’Anna Tsing se présente comme une critique du capitalisme en un double sens. Elle montre les écarts, voire les contradictions, entre les activités constitutives des marchandises qui circulent et s’échangent: c’est une activité critique au sens transcendantal où elle retrouve l’expérience subjective sous les processus de formation de la valeur. Mais c’est aussi une activité critique au sens esthétique où elle analyse avec curiosité et attention les sensations qui émergent dans ce processus.

On a pu en ce sens reprocher à Anna Tsing une esthétique des ruines qui n’accorde pas assez d’importance, dans sa critique du capitalisme, à la formation des inégalités par les prix ou aux possibilités de révolte des sujets aliénés.

J’essaie de montrer dans cette lecture que les ruines du capitalisme, marquées par la catastrophe nucléaire de Hiroshima répétée à travers celles de Tchernobyl, Three Miles Island ou Fukushima, sont le terrain sur lequel, dans une tradition romantique, l’anthropologue analyse les formes de liberté dans un monde marqué par l’insécurité.

Anna Tsing a été formée au département d’anthropologie de Yale, où Harold Conklin enseignait l’ethnobotanique des sociétés d’Asie du sud-Est à partir de son étude exhaustive des classifications des Hanunô des Philippines. La thèse de Tsing porte sur une société tribale de Bornéo, les Meratus Dayak, auprès desquels elle a fait des enquêtes de terrain intensive dans les années 1980. Mais au lieu de souligner la singularité de leur conception du monde hors du temps et de l’espace, elle montre leur capacité d’engagement dans les mobilisations paysannes contre l’expropriation de la forêt, notamment en travaillant auprès d’une chamane dont elle a recueilli les chants. Le travail d’Anna Tsing porte donc d’emblée sur les tensions entre le tribal, le rural et le global comme trois façons de décrire la même scène ethnographique en faisant varier les échelles.

Cet enracinement dans l’ethnographie de terrain lui donne une voix singulière dans l’anthropologie de la mondialisation, car elle reste attentive aux formes d’expression d’une altérité ou d’une sauvagerie dans le capitalisme global. Le sauvage, en l’occurrence, s’exprime par sa résistance au mouvement de standardisation des êtres vivants qui leur permet de circuler sur des marchés dans des sociétés différentes sans faire gagner d’économie d’échelles, ce qu’elle appelle l’inscalabilité. Le sauvage introduit une friction qui ralentit et relance à la fois le mouvement du capitalisme, car celui-ci se nourrit de nouveauté et de contingence.

Dresser la carte des signes du monde qui disparaît pour donner sens au monde qui vient …

En se déplaçant des forêts de Bornéo vers d’autres forêts pour comprendre comment le capitalisme les transforme en les faisant passer par la forme du marché, Anna Tsing apporte une contribution de l’anthropologie au débat sur l’Anthropocène. Le géologue Paul Crutzen a proposé d’appeler ainsi une période dans laquelle l’espèce humaine modifie physiquement la planète et que l’on peut dater par des indicateurs géologiques. À la suite de la primatologue Donna Haraway, Anna Tsing propose d’appeler cette période plantationocène, car la forme de la plantation coloniale, adoptée par les Européens dans les Antilles au 17éme siècle pour produire du sucre en standardisant à la fois les biens manufacturés et les conditions de travail, a été appliquée dans le monde entier en transformant les relations entre les hommes et leurs environnements.

La question qui intéresse Tsing est la suivante: qu’est-ce qui résiste à la forme de la plantation, et comment le capitalisme s’en empare-t-il? Comment de la valeur se fabrique-t-elle dans les fragments de l’Anthropocène? Si la plantation constitue une seconde nature en uniformisant les marchandises et les travailleurs, le marché global valorise ce qu’Anna Tsing appelle une troisième nature faite de tout ce qui pousse aux marges du capitalisme, au terme d’un processus décrit comme une accumulation par captation.

C’est ici qu’apparaît l’intérêt du champignon comme signe d’une nouvelle période pour le capitalisme. Le champignon matsutake est en effet ce qui ne peut être cultivé dans la forme de la plantation, car il pousse à l’ombre des pins dans les forêts du Japon. Un marché global du matsutake s’est cependant mis en place dans les années 1980, sous la conjonction de plusieurs facteurs: les pins ont été remplacés au Japon par des plantations d’arbres de rapport ou par des aménagements urbains, ou bien ils furent tués par un ver nématode, tandis que la catastrophe de Tchernobyl limitait la production de champignons au centre de l’Eurasie et déplaçait le marché des champignons vers l’Asie-Pacifique. Les entrepreneurs japonais ont alors organisé la production et la consommation du matsutake sur un marché global où le champignon a pris de la valeur. Parallèlement, les transformations des relations entre capital états-unien et japonais ont mis en place un système concurrentiel avec des effets ravageurs sur l’environnement social et écologique. Le compromis fordiste-toyotiste, fondé sur une stabilité de l’emploi dans de grandes entreprises, a été remplacé par une économie de la sous-traitance délocalisée. Le matsutake signale la fin de l’économie de la plantation, avec ses formes d’exploitation au travail à la fois stables et violentes, et l’entrée dans une nouvelle ère du capitalisme, marquée par la précarité de l’emploi et la possibilité de l’effondrement.

En suivant les producteurs et les consommateurs de matsutake, Anna Tsing s’interroge sur les formes de justice sociale qui peuvent émerger dans cette fin du monde. Elle décrit attentivement les relations sociales qui se nouent autour de la production et de la consommation de ce champignon, en mettant à l’épreuve la théorie de l’aliénation du travail et du fétichisme de la marchandise élaborée par Karl Marx. Il s’agit de comprendre comment le travail devient une marchandise lorsque sa valeur est standardisée, et en retour comment les marchandises deviennent des personnes lorsque les relations de travail dont elles sont issues s’effacent.

Son principal terrain d’enquête se situe dans les forêts de l’Oregon, sur la côte ouest du Pacifique, où les matsutake poussent à l’ombre des pins et où des travailleurs hétéroclites les cueillent pour le marché asiatique. Il y a des réfugiés laotiens de la guerre du Vietnam, dont certains, les Hmong, portent avec eux les valeurs de la chasse quand d’autres, les Mien, affichent des valeurs bouddhistes végétariennes. Il y a des vétérans américains de la guerre du Vietnam qui voient d’un mauvais œil ces réfugiés asiatiques et qui mobilisent des récits de guerre entre Yankees et Peaux-Rouges pour évoquer les fantômes du lieu. Tous ces travailleurs se retrouvent pour pister les chemins du matsutake dans les forêts de pin, selon une économie qui n’est pas celle de la plantation mais de la captation, puisqu’elle transforme en marchandise ce qui pousse au gré des rencontres.

C’est pourquoi Anna Tsing décrit la vente des matsutake sur un marché appelé Open Ticket comme un sacrifice des trophées de la liberté sur l’autel de la libre concurrence: ils symbolisent pour ces vétérans de la guerre du Vietnam la liberté conquise sur le sol américain. Fiévreuse, la cueillette échappe à la séparation entre les personnes et les choses, si chère à la production industrielle. Les champignons, là, ne se plient pas encore au cortège de marchandises aliénées; ils sont des effets de la liberté des cueilleurs. Et malgré tout cela, cette scène ne peut exister que parce que cette expérience à double visage est poursuivie dans un étrange type de commerce. Les acheteurs, pour convertir les trophées de la liberté en biens commerciaux, orchestrent de manière tout à fait spectaculaire la concurrence du libre marché sur des théâtres en plein air. On peut dire alors qu’un parfum de liberté doit accompagner des marchandises pour qu’elles circulent dans le monde libéral, et que les ambiguïtés sur ce que signifie liberté favorisent cette circulation à partir d’un échange inégal.

De l’autre côté du marché, il y a en effet des consommateurs capables de payer des prix très élevés pour ces champignons dont l’odeur les affole. Anna Tsing parle des Japonais-Américains, qui ont subi l’épreuve des camps pendant la Seconde Guerre mondiale, à travers le souvenir de sa mère qui, ayant émigré aux États-Unis de Chine au même moment, a dû américaniser son mode de consommation. Mais son enquête ne tente pas de reconstruire une identité asiatique-américaine, car sa mère, remarque-t-elle, a été intégrée par l’État- Providence américain alors que les réfugiés du Vietnam doivent faire avec une assistance publique limitée. Les consommateurs japonais, par contraste, développent des récits raffinés et nostalgiques sur le matsutake, mais ils ne peuvent se rappeler les conditions de sa cueillette. Si une anthropologie globale du matsutake peut chercher à reconstituer la chaîne de production du champignon comme un fait social total, selon l’expression de Marcel Mauss, celle-ci n’est pas une chaîne linéaire de transformation d’un bien en marchandise mais plutôt une série discontinue d’actes de don et d’échange. Les producteurs et les consommateurs de matsutake ont en commun de considérer le champignon comme un don: les premiers parce qu’ils en font un trophée de leur liberté, les seconds parce qu’ils y voient le signe de pratiques aristocratiques passées. Les matsutake circulent entre ces deux pôles de la production et de la consommation parce qu’ils peuvent porter des valeurs potentiellement contradictoires.

C’est pourquoi les mycologues américains et japonais qui suivent les matsutake doivent faire des efforts de traduction, dont l’anthropologue prend le relais. Les mycologues occupent en effet une place intermédiaire entre les chasseurs de champignons et les consommateurs raffinés. Ils décrivent les modalités par lesquelles les champignons poussent et se reproduisent en transmettant des spores à travers des réseaux de filaments. Ils conçoivent les symbioses entre les racines des arbres et les mycètes, appelées mycorhizes, qui permettent aux arbres de communiquer entre eux en échangeant des champignons et des bactéries en fonction de leur état de santé comme autant de signaux chimiques. Ils perçoivent les odeurs des champignons à travers des biais subjectifs ou nationaux, en insistant sur tel ou tel aspect de l’écosystème dans lequel elles apparaissent: D’un côté les chercheurs états-uniens ont décrit l’odeur du matsutake sous l’aspect de ses propriétés répulsives envers des parasites (les limaces), alors que de l’autre, les chercheurs japonais l’ont étudiée pour comprendre ceux qu’elle attire (des insectes volants).

À mi-chemin entre la bactériologie et la botanique, la mycologie est cette science des rhizomes décrivant comment les êtres vivants s’assemblent non pas par reproduction clonale du même, mais par connexion de l’hétérogène selon des lignes de transfert latéral.

En lisant Anna Tsing, on a envie de continuer à suivre ces rhizomes qui parasitent les chaînes de production et d’échange du capitalisme globalisé. C’est ce que prévoit de faire l’anthropologue elle-même, puisqu’elle anime le projet collaboratif Matsutake Worlds qui a réuni une dizaine de chercheurs depuis 2004, et qui donnera lieu à la publication d’une série de livres dans les années à venir.

Mais on peut aussi le faire sur d’autres virus et bactéries qui participent à la fabrication du monde contemporain et qui agissent comme des signaux d’alerte des catastrophes environnementales qui affectent humains et non-humains. J’ai ainsi cherché à décrire comment le virus de la grippe aviaire transformait les relations entre humains et oiseaux dans une circulation globale reliant notamment l’Asie et l’Europe à travers les migrations d’oiseaux sauvages et le trafic de volailles domestiques. Cette enquête m’a conduit à croiser les points de vue des birdwatchers, des éleveurs de volailles, des chasseurs de virus, des bouddhistes relâchant des oiseaux sur les marchés et des autorités sanitaires chargées de contrôler ces marchés. Il s’agissait également de comparer des jeux d’échelle sur des chaînes de production et de consommation en allant du plus petit -le virus- au plus grand -la pandémie- en partant de la circulation de cette marchandise ambivalente: le poulet grippé, menacé par l’industrialisation comme son envers sauvage l’est par l’extinction.

En partant d’un complexe similaire -le pin à l’ombre duquel poussent des matsutake, menacé par la standardisation sylvicole et par les vers nématodes-, Anna Tsing cherche à prendre le point de vue de l’arbre par-delà les différentes valorisations qui en sont construites. Alors qu’elle se promène dans les forêts du Yunnan en compagnie de l’anthropologue Michael Hathaway, qui a étudié les groupes environnementalistes mobilisés dans la reforestation après les coupes d’arbres décidées par le gouvernement de Mao Zedong pour alimenter le Grand Bond en Avant, Anna Tsing remarque: Même si les historiens s’empressent de différencier la modernisation qui a eu lieu au Japon au cours de la restauration Meiji et les faillites du Grand Bond en Avant chinois, du point de vue d’un arbre il ne doit pas y avoir tant de différences que cela.

La justice sociale est ainsi élargie aux acteurs non humains, dont les signaux d’alerte sont révélateurs des aliénations qui menacent le travail des humains.

Pour renvoyer à Signaux d’Alerte, de Frédéric Keck, un court extrait du chapitre consacré à Anna Tsing

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