La Messagère partie en avant

Le Voyageur

J’étais là-bas, le premier homme blanc. Ils n’avaient pas eu connaissance du débarquement. L’endroit est isolé par la nature du terrain. Quant à moi, plutôt que de parler, je les écoutais, c’était tellement singulier et mon voyage me pressait. Ceux qui sont arrivés hier, presque tout un village -et d’autres vont suivre- voudraient être baptisés. Ils ont, vous verrez, une connaissance religieuse qui est extraordinaire. A vous autres, les religieux, d’élucider le mystère, mais vous ne pouvez pas éconduire ces gens, si sincères, si bien acquis à notre religion, et je dirais si graves et qui attendaient depuis des ans. Vous verrez. Voici l’interprète. Moi, je me retire.

La Mission: Que croire? Ce n’est pas possible. Commençons l’interrogatoire. Une fois rentrés nous ferons un rapport au Provincial.

Un Indien: C’est ainsi, comme nous l’avons déjà dit.

La Mission: Vous avez rêvé. Un homme blanc vous aura parlé, vous aura montré des images.

Un Indien: Chez nous, aucun Blanc n’était passé. Elle est venue directement, envoyée par Kiriquisti. Elle nous a appris les prières. Elle seule. Questionnez. Le Pater, je peux le réciter, et les salutations à la Vierge-Mère.

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Y-aurait-il une humanité européenne et une humanité non européenne? Ces distinctions géographiques rapportée à l’esprit ont-elles le moindre sens? S’il est bon que l’Europe s’unisse au lieu de vivre en guerre comme elle a fait au cours des siècles, il serait vain qu’elle s’unisse contre le reste du monde (contradictoire avec son esprit, son essence, qui est le souci de l’universel), soit pour gagner une guerre économique, soit pour fonder son unité sur une identité communautaire. Car le communautarisme est le communautarisme même si la communauté qu’il affecte occupe tout un continent. Par exemple on peut craindre que si le christianisme figurait dans la constitution européenne comme un élément consubstantiel à l’Europe, on confonde les éléments religieux ou culturels qui ont contribué à faire l’Europe, et ce qui fait l’Europe: une exigence d’universalité irréductible à toute confession particulière. Si en effet le christianisme appartient à la civilisation, la sublimité des notions de sainteté ou d’Incarnation ne sont européennes au sens husserlien que dans la mesure elles peuvent être pensées et comprises par tout esprit. Husserl formule l’idée d’une humanité irréductible aux conditions historiques et géographiques de sa naissance.

Combien de fois celle qui nous arriva nous a conté la vie du Dieu-Sauveur, l’étoile qui du haut du firmament le désigna quand il n’était qu’un enfant, le sermon sur la montagne, la guérison du paralysé, les démons qui s’enfuirent avec les porcs … Et bien d’autres choses.

Un de la Mission: Voyons. Soyez raisonnables. Comment elle, sans traducteur, ne connaissant pas votre langue, ni vous la sienne, aurait-elle pu vous prêcher, vous enseigner, vous donner tous ces détails que vous savez et vous apporter cette conviction que nous rencontrons en vous et qui ressemble tellement à la foi véritable? Expliquez. On voudrait lever les doutes … Si cela est possible.

Un Indien: Est-ce à nous, ignorants de tant de choses, pêcheurs sur un petit rio dans la forêt à vous expliquer? Nous la comprenions c’est tout. Nous ne perdions pas un mot de ce qu’elle disait. Non, nous ne savions pas un mot d’espagnol, nous n’avons jamais eu besoin d’espagnol avant ce jour. Hier soir pour la première fois nous avons aperçu un religieux.

Un de la Mission: Elle avait bien un accent, ce qui rend déjà toute compréhension difficile, incertaine. Où et comment, auprès de qui aurait-elle appris à parler correctement?

Un Indien: On se comprenait, voilà tout ce que nous pouvons dire et c’était on ne peut plus clair. C’est maintenant que sur le clair, on jette une ombre …

Un de la Mission: Et son nom? Comment s’appelait-elle? Tout le monde a un nom et, se trouvant hors de chez soi, décline son nom, ses qualités.

Un Indien: Envoyée de Kiriquisti. Elle disait ne pas mériter d’autre nom. Alors nous n’avons plus demandé.

Un de la MissionEn montrant une gravure représentant une religieuse: Venez regarder cette image.

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Un Indien: Oui, le même habit gris comme je le disais, le même du haut en bas, et le voile, tout pareil. Mais ce n’est pas elle -en rien comparable. Elle, elle était jeune, belle, pas simplement belle, lumineuse. Princesse sans bracelets, sans colliers, sans plumes colorées ou fleurs, seulement le petit crucifix et un chapelet à la ceinture pour prier, pour revenir à la prière. Une femme comme on n’en a jamais vue.

Il y a des idéalités qui sont des contenus de pensée indépendants de ce que peut avoir de particulier la société historique dans laquelle ils se trouvent avoir été formulés pour la première fois. Tout homme, quel que soit son lieu de naissance, sa langue, sa classe sociale, peut comprendre Euclide, et une fois qu’il a compris une démonstration mathématique, il devient capable d’en trouver d’autres, ce qui veut dire que tout homme, quelle que soit sa cité ou sa nation, peut participer à la recherche et aux découvertes des géomètres et poursuivre la géométrie: la méthode d’acquisition des idéalités mathématiques peut être répétée à l’infini. Ainsi se constitue une communauté d’un nouveau type, qui n’est pas fondée sur l’appartenance culturelle mais sur la compréhension d’une vérité, et dans cette communauté, chacun est rigoureusement législateur, et non plus soumis à des coutumes ou une tradition qu’il aurait à respecter. La pratique de la méthode a ceci de tout à fait extraordinaire qu’elle implique que toute pratique particulière peut être dépassée et c’est cela que Husserl appelle une tâche infinie.

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Un de la Mission: Et d’où venait-elle? Par un sentier de la forêt? Dès l’extrémité du village et même avant, vous, si précautionneux, deviez bien avoir été alertés.

Un Indien: Non. Elle apparaissait sans que personne l’eût entendue venir. Soudain elle se trouvait parmi nous, au beau milieu du village et aussitôt à prêcher. C’était si étrange d’abord, et le message qu’elle apportait, un crucifié! Quelle idée singulière! Nous et les tribus voisines une fois à la guerre, les pieds, les jambes, les bras, on les coupe aux ennemis faits prisonniers et le sexe bien sûr, enfin on rapporte la tête (le dessus seulement) en la tenant par la chevelure. Mais jamais on n’a érigé des planches ou des poteaux pour y clouer même le pire des malfaiteurs. Cela jamais.

Un de la Mission: Alors, vous le lui avez fait remarquer? Vous l’avez interrompue.

Un Indien: Elle n’était pas quelqu’un à interrompre. Il est vrai, on aurait dû. Toute la vie de Kiriquisti était si inattendue. Lui qui multipliait les galettes, les poissons, qui marchait sur les eaux, qui calmait les vagues, guérissait les malades, ressuscitait des morts et même s’ils sentaient déjà mauvais; lui qui voyait dans l’avenir et les pensées les plus cachées, s’être laissé donner la mort … N’acceptant pas de répandre le sang sauf le sien.

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Henri Michaux, théologien belge, en 1977

Un de la Mission: Vous faisiez quand même quelques objections … Vous ne critiquiez pas? Souvenez-vous!

Un des Indiens: Nous étions d’abord abasourdis. Mais nous avons bientôt compris que la dame à la grande clarté n’était pas une personne à raconter des histoires. Nous ne sommes pas des enfants, sauf que nous sommes maintenant les enfants de Dieu. Elle nous l’a promis. Nous nous pressions auprès d’elle, mais pas vraiment autour. Ce qu’il y a de curieux, mais c’est après surtout, après son départ que cela semblait singulier: on la voyait toujours de face, pas de dos ou de biais -ou très rarement- une fois de dos, au moment de partir. Cela paraissait naturel, étonnamment naturel.

C’est pourquoi il est question d’une révolution initiale dans la culture qui change le sens même de la culture et de l’historicité: cette révolution, qu’on peut dater de Thalès (mais c’est une question secondaire), révèle le vrai sens de l’humanité: elle fonde la tradition de la raison. C’est une tradition et en même temps le contraire d’une tradition, puisque la transmission est seconde par rapport au jugement. C’est pour permettre toute latitude au jugement que l’objectivité critique, dans l’établissement des textes, est des plus minutieuses: liberté de l’esprit et recherche de l’objectivité historique vont de pair. Contraire d’une coutume, de toute tradition où l’ancienneté de ce qui est transmis en fait la valeur. C’est la tradition de la critique. Et cela a une grande importance, aussi bien en matière de religion et de transmission du livre: on transmet toujours en même temps que la traduction le texte original et ainsi chacun peut retraduire, réinterpréter, sans jamais rester enfermé dans une réinterprétation qui serait la seule possible.

Un de la Mission: Est-ce qu’elle entrait dans vos huttes? Quand il pleuvait, comme il pleut parfois dans ce pays, sous des avalanches de pluie il fallait bien, alors, qu’elle enlève un vêtement pour se sécher …

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Une Indienne: Elle est entrée peut-être une fois mais, vous savez, le jour nous vivons dehors même lorsqu’il pleut: sous un toit de feuilles de palmiers tressées, on est à l’abri. D’ailleurs la pluie ne la gênait pas. Elle ne paraissait pas mouillée. Ni étonnée de n’être pas mouillée. En pleine averse si elle s’écartait il lui arrivait d’enlever de la main quelques gouttes de son visage. Plutôt un geste machinal, la main sur la joue. Elle n’a jamais ôté son habit ni n’en a montré une partie comme nous faisons, nous les femmes.

Un de la Mission: Elle a dû parfois manger? N’avait-elle jamais soif? Vous lui offriez bien un fruit?

Un Indien: Un jour elle accepta et mangea, mais c’était plutôt sans doute faire semblant par courtoisie. Je ne l’ai pas vue moi-même. Avec elle on oubliait le manger, et ce qui était nécessaire était laissé de côté jusqu’à son départ. Le quotidien, on n’y songeait plus, on s’en passait.

Un de la Mission: Mais vous la questionniez? Ce n’était tout de même pas habituel une femme seule, qui vient du bout du monde. Qu’est-ce qu’elle apportait avec elle?

Un Indien: Mais rien, absolument rien. Toujours sans bagages, sans quoi que ce soit, ni contre la pluie ni contre le soleil. Pas même de sandales. Pieds nus et jamais de boue dessus. Nous oubliions nos questions sauf sur Kiriquisti, qui avait choisi une messagère pour nous. De la Vierge aussi elle nous entretenait volontiers et de Sa Peio et de Sa Paio, ses disciples. On ne l’aurait pas embarrassée avec des questions. On ne l’aurait pas pu. Elle souriait seulement quand elle ne tenait pas à répondre et on oubliait qu’on avait désiré une réponse.

Il est possible à partir de là de comprendre, en quel sens Husserl dit qu’on peut s’européaniser et non s’indianiser. Il ne s’agit pas de changer son sari contre un tailleur ou un jean, d’autant qu’en ce sens on peut s’indianiser. L’Europe husserlienne, ce n’est pas les frites, ou telle habitude vestimentaire, ce n’est pas l’Europe géographique, ses moeurs et ses rites, qui sont aussi parfois ceux des autres contrées. Cette Europe n’est ni grecque, ni européenne, au sens courant de ces mots, et l’on peut donc regretter qu’Husserl ait choisi ce terme. Il s’agit du monde.

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Une Indienne: Nous les femmes, on l’enviait et on enviait celles qu’elle appelait Maia et Malta, on aurait voulu pouvoir vivre ainsi, à leur image, servantes de Kiriquisti, mais à présent que nous avons rencontré des femmes blanches parées comme elles sont et tout ce qu’elles apportent avec elles comme certaines que nous avons aperçues hier, nous comprenons qu’elles ne sont pas du tout pareilles. Elle -toujours toute simple, sans regarder de gauche à droite- arrivait portée par la foi, passant les rios et les bois d’arbres à épines et les tribus en guerre, sans une éraflure et sans peur. Voyageant sans bagages, ni porteurs, sans même un bâton, toujours fraîche comme une orchidée qui vient de s’ouvrir à la fin de la nuit. Quelle chance nous avions!
Une Indienne: Si elle parlait d’autre chose avec nous? Parfois de la distance et des temps. Elle disait que la distance était si grande que nous ne le croirions pas. Elle dit un jour que la grande Corcillera qui n’en finit pas de remonter au Nord et de descendre au Sud, que l’Océan qui nous séparait était d’une étendue plus grande et que, cet océan traversé, il faut encore parcourir un haut plateau entouré de montagnes avant d’arriver où elle vivait. Et là où le fils du dieu avait été cloué et crucifié, c’était encore au-delà. Mais son désir à lui était de sauver les hommes de tous les pays, sans différence. Elle était certainement comme nulle autre femme. C’est cela seulement qu’elle nous a caché, qu’elle était sûrement même en son pays une femme extraordinaire, unique.

Un de la Mission: Que penser de pareils pouvoirs si singuliers? Et si ça avait été une mauvaise femme? Inspirée par des démons, dirigée par des esprits mauvais? Ou bien une malade. Ne l’avez-vous jamais vue tombant évanouie, l’écume aux lèvres, tremblant, se mordant la langue qui devient bleue ou faisant de grands gestes aveugles, le corps s’étirant comme un arc, ou saisie de convulsions, les yeux chavirés …

Un Indien: Non, non. Arrêtez. De grâce arrêtez. C’est trop de dire cela. Ce n’est pas du tout elle. Vous ne parlez pas d’elle, en ce moment. Kiriquisti savait bien qui il envoyait. Un dieu n’aurait pas envoyé une femme douteuse. Il n’aurait pas laissé un démon s’emparer d’elle en chemin. Ne vous a-t-on pas dit qu’elle était lumineuse, tout le contraire d’un être de la nuit. C’était d’abord sa clarté qu’on apercevait. Son visage à demi caché par un voile devenait transparent, et ses yeux, on ne peut en parler tant ils avaient de clarté.
Sa lumière justement, l’annonçait, douce, pénétrante, n’allant pas avec le mal, les pensées du mal, au contraire les éloignant, les excluant. Et pas pour se faire valoir. Sa lumière était une arrivée, quel que fût le temps ou la saison. A l’inverse lorsqu’on voyait son éclat se tempérer, on savait qu’elle ne serait plus là longtemps. Le visage clair pâlissait de plus en plus (alors de très blanche qu’elle était elle devenait moins blanche, quoique encore fort éloignée de notre couleur sombre ou rougeâtre à nous), elle devenait diaphane. Mon jeune frère un jour dit qu’il vit un poteau de la hutte à travers elle. Ce devait être la fin de sa présence. Plus d’une fois elle disparut, parfois sans une parole d’adieu, sans en avoir eu le temps, effacée et ses derniers mots étaient inaudibles. Il restait une impression inouïe de respect. Seule la ferveur l’avait conduite à nous et Kiriquisti la rappelait. Nous devions être heureux de l’avoir eue pour nous, pour nous seuls, toute à nous une partie de la journée. Elle allait revenir tôt ou tard. On avait confiance. Kiriquisti lui avait enjoint de nous préparer à un grand événement qui allait se produire. Mais une fois, ça été la dernière fois …

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L’idée même de droit et d’isonomie est inséparable de cette tradition de la raison. L’historicisme du XIXéme, qui veut que le droit ne soit que le droit d’un peuple à un moment de l’histoire, en est la négation. On voit bien ici en quoi il y a une exigence d’universalité, dont la première expression est la philosophie, et qui s’étend à la vie humaine toute entière jusqu’à donner une Déclaration universelle des droits de l’homme, une cour internationale de justice: c’est une institution particulière, réformable, améliorable, mais son principe échappe à ce qui est seulement culturel. Husserl parle d’un développement orienté vers un pôle idéal qui est éternel. Il y a donc une finalité de l’histoire européenne d’un autre ordre que la finalité biologique. Négativement, tâche infinie et pôle éternel, cela veut dire qu’aucune forme réelle n’accomplit assez l’humanité; l’humanité peut toujours aller au-delà de ce qu’elle a atteint dans son développement ce qui n’est pas le cas dans l’ordre de la vie animale ou végétale, qui ne sort pas du fini. Il n’y a pas de tâche biologique. Seul l’homme n’est jamais assez adulte. Cette infinité du spirituel signifie que la forme humaine est irréductible à toute finalité naturelle, ce qu’oublie une interprétation objectiviste de la neurologie qui, parce qu’elle réussit admirablement, s’érige en science de l’esprit.

Une Indienne: Moi, je sentais quand elle allait revenir. Je le disais à l’avance. J’annonçais: Elle pense à nous. Elle doit être en chemin. Et bientôt aussi vraie que la lumière du jour apparaît le matin, sans bruit elle était là, visible à tous. Elle se trouvait parmi nous à nouveau … Celle qui nous voulait du bien, le plus grand bien qui soit … Notre amie, la Messagère.

Henri Michaux, Chemins cherchés, chemins perdus, trangressions, Gallimard.

Jean-Michel Muglioni

Photographies de Claude Lévi-Strauss et du film de Mel Gibson: Apocalypto