Les Bêtes, et les Esprits, et les Nations, comme les étoiles dans le ciel

Né en 1908, George Devereux s’est d’abord appelé Gyôrgy Dobo. Il naquit dans cet éclat de territoire maltraité qui, en 1908, était la province hongroise du Banat de l’actuelle Timisoara. En 1919, le Banat de Timisoara devint roumain et le futur Georges Devereux également. Il changea donc de prénom et devint Georghe. Son frère s’étant suicidé sous ses yeux, Georghe Dobo s’enfuit pour Paris où il étudia la chimie avec Marie Curie, les langues orientales à l’actuel INALCO, et l’ethnologie avec Marcel Mauss et Lucien Lévy-Bruhl. À cette époque en 1927, naissait en France l’Institut d’ethnologie. 

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En 1933, pressentant plus que d’autres les horreurs à venir, Georghe Dobo adopta le nom de Georges Devereux, et le voilà baptisé. Il part sur le terrain: Nouvelle-Guinée, Indochine, Californie, où il trouve de nouveaux maîtres, notamment Kroeber, lui-même élève de Boas -celui qui avait recueilli le témoignage de l’apprenti chaman Quesalid.
C’est aux États-Unis que commença le long malheur institutionnel de Devereux. Après la Seconde Guerre mondiale, il rencontra Roheim, voulut l’imiter, et se heurta à la rigidité de l’International Psychoanalytical Association -car à cause de l’émigration massive des psychanalystes juifs, le siège international de la psychanalyse avait traversé l’Atlantique.
Voici comment on neutralise un génie: Devereux mit en route une cure de psychanalyse à Paris, avec un analyste français qui, au mépris des règles, le remercia au bout d’un an et le desservit consciencieusement par des lettres négatives. Malgré la recommandation de Géza Roheim et une seconde cure entreprise aux États-Unis, Devereux se vit réduit à l’état de psychothérapeute.
Son premier livre -et le plus passionnant- Psychothérapie d’un Indien des Plaines, relate minutieusement, selon les critères américains qui lui furent imposés, avec une précision imbue de rigueur scientifique, le traitement d’un Indien des Plaines, dont Elisabeth Roudinesco, auteur d’une magnifique préface, nous révèle qu’il était en réalité un Blackfoot. Pour des raisons déontologiques, Devereux dissimule l’appartenance ethnique et le nom véritable de ce Jimmy Picard si attachant.
Comme plus tard son disciple français Tobie Nathan Devereux n’hésite pas à entrer dans l’aire culturelle d’un Indien blackfoot, et fait savoir à son patient qu’il connaît le silencieux langage des signes, code de communication des Indiens des Plaines. Il hésite d’autant moins qu’il avait fait en plus spectaculaire le coup du chaman en disparaissant, chez les Sédang d’Indochine, pour reparaître pourvu de pouvoirs magiques, en l’occurrence quinine et aspirine.

Mais le chamanisme des Indiens des Plaines est plus subtil, moins rituel et plus efficace. Et Jimmy Picard n’a nul besoin d’une telle mise en scène pour faire confiance à son thérapeute.

Comme l’écrit Devereux:

Je n’ai pas aidé Jimmy Picard parce qu’il était un Indien wolf (pseudonyme pour Blackfoot ) mais parce qu’il était en mon pouvoir de l’aider. Ce faisant, j’ai accumulé une riche moisson, non pas parce que l’aide que je lui ai apportée a diminué ma culpabilité, qui n’existe pas envers l’Indien trompé, mais parce que Jimmy Picard était un homme bon qui avait des difficultés qu’il ne méritait pas: il a donné autant qu’il a reçu. Ce qui est arrivé entre Jimmy et moi, sur le plan personnel, est arrivé entre deux hommes de bonne volonté et ne concerne que nous: deux hommes unis dans la recherche du sens commun, dont la pierre angulaire est l’individualité de chacun de nous.

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 Arnaud Desplechin a tenté d’adapter le récit du psychanalyste et anthropologue

Jimmy, retraité de l’armée américaine, pensionné pour blessure de guerre en France pendant la Seconde Guerre Mondiale, a eu une fracture du crâne qui lui a laissé d’importantes séquelles: vertiges, troubles de la vue, etc … Lorsque Devereux cesse le traitement, ne reste plus qu’une diplopie non réductible, seule trace de la fracture du crâne. Les autres symptômes ont disparu.

Devereux prend soin d’expliquer les spécificités culturelles des Amérindiens qui vivent dans des réserves après avoir perdu leurs terres, leurs bisons, après d’innombrables mensonges, traités violés, pactes trompeurs et massacres systématiques. Il fait également la chasse aux mythes, par exemple celui de l’Indien ivre, qui fait si peur aux vainqueurs blancs fournisseurs de l’eau-de-feu.
Dans le compte rendu des entretiens, Devereux délivre des interprétations situées à la jointure des mythes authentiques de la tribu Blackfoot -l’une de celles qui participèrent à la bataille de Little Big Horn– de l’acculturation anglaise de Jimmy et de la théorie freudienne, dont à vrai dire il se sert assez peu.

Devereux affirme à Jimmy: Vous saviez bien au fond de vous-même que rêver de moi, c’était comme rêver d’animaux ou d’esprits protecteurs. Jimmy approuve énergiquement et en silence.

Opiner en silence est le meilleur des signes pour un Indien des Plaines. La voie s’ouvre. Il guérira. Georges Devereux, mort en 1985 à Paris, est enterré dans le cimetière mohave de Parker au Colorado. Paix à ses cendres!

Catherine Clément