Borges est durement méconnu.
Une grande pensée de notre époque s’est reconnue dans son œuvre, et c’est l’immense succès de cette doctrine qui a précipité sa gloire. Mais cette philosophie n’était pas la sienne, il n’a jamais fait que s’en approcher, en ces points où elle est véridique. Cette philosophie souligne que la notion ne coïncide jamais avec la chose, déterminée qu’elle est par des mots, par les autres mots de la langue, d’où suit que toute représentation est fiction, y compris l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes.
Ceux qui partent de ces prémisses remarquent aussi que ces fictions, qui sont notre seul avoir, ne cessent pas, d’un moment de l’histoire à l’autre, de se modifier, de se métamorphoser, d’effacer et de réécrire leurs conventions et leurs codes, qui jamais pourtant ne sont vérifiables jusqu’au tréfonds du réel; et les voici du coup fascinés par les virtualités du langage, au sein duquel ces événements se passent -médusés par l’existence de certains livres dans lesquels l’écrivain s’est plu à laisser proliférer la fiction, lui permettant de se démultiplier, de se contredire, de semer dans ses propres mots l’indétermination, voire le non-sens. Ces textes ne sont-ils pas, se demandent-ils, l’intensification de ce qui a lieu dans le discours ordinaire, qui dit toujours autre chose et plus que ce que son auteur a cru dire? Et ne remplacent-ils pas, de ce fait, l’image vainement narcissique que notre naïveté recherche par quelque chose de plus réel qui est le travail en nous du désir frayant sa voie dans les mots? Le brisement de tous les miroirs, ce serait la réalité non plus reflétée, mais enfin vécue.
Alors Borges, un partisan de la subversion, de la fission du discours par le travail littéraire? Oui, il est facile de constater que celui qui, dans cette œuvre, dit Je semble n’être qu’un champ ouvert à des personnalités d’emprunt, aux identités fugitives ou incertaines, aux références à la fois toujours rappelées et toujours autres.
Quand il conçoit, par exemple, le Pierre Ménard, auteur du Quichotte, c’est en confiant sa parole à un être inconnu qui écrirait à Nîmes, en 1939, et cette réflexion fameuse sur la disponibilité des poèmes, sur les mille auteurs successifs que le même grand texte peut avoir, s’accompagne donc, en sous-main, de la suggestion que les textes que Borges signe ont déjà eu toutes sortes de visiteurs. Borges ne relève-t-il pas, aussi bien, et comme s’il trouvait que ce fait avait quelque charme, que la critique littéraire, sur la planète fictive qu’il nomme Tlön, invente sans répit de nouveaux auteurs à l’aide des anciens textes? Elle choisit deux œuvres dissemblables -disons le Tao Te King et Les Mille et Une Nuits- les attribue à un même écrivain, puis détermine en toute probité la psychologie de cet intéressant homme de lettres.
Et semblablement, il se plait à relever, ou plutôt à inventer, cette étrange taxinomie d’une certaine encyclopédie chinoise qui distribue les animaux en quatorze groupes, parmi lesquels on rencontre les cochons de lait, mais aussi les animaux qui appartiennent à l’empereur et ceux qui viennent de casser la cruche, et même ceux qui sont inclus dans la présente classification: décision cette fois purement verbale, qui achève de séparer cette structure contradictoire de toute réalité praticable, de tout sol dans l’existence possible, et met à nu ce que Michel Foucault appelait le non-lieu caractéristique de la parole.
Le Borges qu’on aperçoit dans de telles pages semble bien s’être voué à la page, précisément, à cette liberté sans frein ni remords de l’écriture qui modifie tous les codes, qui trouble tout rêve de mimesis, qui ruine toute prétention de l’esprit à la connaissance absolue. Et dans ces bifurcations sans nombre que son œuvre suggérerait, dans ces parcours qu’elle nous ferait accomplir en marge de toute réalité que d’aucuns croient objective, eh bien, ce qui peut prendre valeur emblématique, c’est certes ce labyrinthe que beaucoup d’amis de Borges évoquent à son propos.
Le labyrinthe! Cette image dirait son apport, sa modernité. Et elle exprimerait de surcroît une idée qui est en fait l’essentiel de cette philosophie du langage: à savoir que, dans ces méandres, dans ces déplacements sans points cardinaux, dans ces fatigues sans espérance, ce qui se perd, ce qui cesse d’avoir un sens, c’est la réalité personnelle, c’est l’expérience de coïncidence avec soi-même d’un être qui, confiant en ses propres mots, en son image du monde, n’hésite pas à se tenir pour réel, et le sujet authentique de son action et de son destin. Ne parlant au sein de son œuvre que pour se distinguer de l’être de chair et d’os qu’il est par ailleurs (c’est le sujet du bref apologue Borges et Moi), montrant que l’ordre des mots outrepasse et déconsidère celui des choses, l’œuvre littéraire appelée Borges (comme on a dit) marquerait la fin d’une anthropologie fondée sur la présence et la référence. Et c’est pour cela, bien sûr, qu’elle a été si utile à ceux qui ont dans ce siècle annoncé ce déplacement des valeurs, mais avec seulement l’ardeur abstraite de l’intellect. Quelle heureuse surprise! Ces récits leur apportaient la chaleur, l’épaisseur, la vibration dont semblent avoir besoin toutes ces causes.
Un Hrön, objet créé par son attente ou son rêve … (Art précolombien)
Mais c’est aussi que Borges n’est peut-être pas ce qu’il paraît être; et j’essaierai maintenant de retrouver dans son œuvre cette composante de plus qui me permet de penser que le sens de ce qu’elle tente est moins d’affirmer la plasticité infinie de l’écriture que de la contester, de se révolter contre elle, au nom d’une vérité qui la transcende.
Et je partirai pour cela d’une de ces idées de Borges où paraît ce souci de l’infini, que l’on associe ordinairement dans ce qu’il écrit à la hantise des labyrinthes, c’est-à-dire aux opérations qui relèveraient de l’activité du langage.
En l’occurrence, il s’agit de Funes El Memorioso, où paraît le rêve d’une totalisation par le souvenir de toutes les expériences qu’une personne a pu faire depuis le premier instant de sa vie. Funes, ce jeune garçon d’un obscur village de la grande plaine argentine, se souvient de tout, vous le savez; mais aussi il a tout perçu.
D’un coup d’œil nous percevons trois verres sur une table; Funes, tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les formes des nuages australs de l’aube du trente avril mille huit cent quatre-vingt-deux, et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé qu’une fois et aux lignes de l’écume soulevée par une rame sur le rio Negro la veille du combat du Quebracho …
Cette capacité de l’esprit est évidemment chimérique, quels que soient les possibles que l’on soupçonne dans les cinq sens et dans la mémoire. Et l’on peut donc voir en Funes une façon de briser l’image traditionnelle de la personne: car à flotter dans l’espace absolument sans limite que son cerveau surhumain lui donne, comment pourrait-il jamais retrouver les besoins, les catégories de pensée, les humbles projets de l’homme ordinaire, délimité par sa finitude et l’oubli? Son matériau, semble-t-il, c’est celui-là même de l’imagination la plus libre, en ses mouvements les plus fous, c’est donc l’infinité des possibles qui peuvent surgir dans les mots quand ils se séparent des choses.
Oui, mais remarquons aussi que chacun des éléments qui composent l’innombrable mémoire de Funes a été une perception qu’il a vécue, ce qui fait qu’aussi infini soit leur ensemble, à eux tous ils ne font que reconstituer la forme, la trace dans la réalité historique d’une seule et unique vie. Et rêver que cet ensemble n’a pas subi l’érosion du temps ni souffert des limites de l’attention et des sens, n’est-ce pas, de ce fait, vouloir l’infini? Oui, c’est vrai, mais pour cette existence, précisément, pour la personne comme Funes en a été une, pour ce quelqu’un qui comme tout autre s’est éveillé et s’est endormi, a marché sur les routes, a regardé le ciel, les nuages, et a pensé à la mort. Et d’ailleurs, le langage ne joue, le plus souvent, aucun rôle dans ces perceptions des grappes, ou des marbrures, qui défient le pouvoir des mots. Funes a beau maîtriser l’infini, il n’est que l’existant ordinaire, celui qui vit cette présence à soi-même qui est son commencement et sa fin. Et, au total, la rêverie de Borges ne signifie donc que son désir de doter d’une qualité transcendantale, je dirais même divine, le Je qui naît de la vie vécue, l’être personnel dont la poétique de l’écriture plurielle ne veut plus entendre la voix.
Et c’est le moment de noter que l’œuvre entière de Borges, récits mais essais tout aussi bien, est jalonnée de noms propres avec une densité extraordinaire, ce qui témoigne de son besoin presque compulsif de se référer à des êtres qui ont existé de cette façon, et le plus souvent dans des lieux et des situations sans prestige, qui ne nous donnent à voir que l’énigme qu’ils aient été -et qu’ils ne soient plus. Ces êtres qui ont des noms, ces êtres qui furent ce que jamais on ne verra deux fois, comme dit Vigny, Borges n’ignore pas ce qu’ils ont d’impermanent, d’irréel, et c’est même toute l’idée de l’admirable dédicace du livre qu’il intitule L’Auteur, où il vient avec son nouveau recueil chez Leopoldo Lugones, le grand poète, qu’il a beaucoup admiré, et nous le montre dans son bureau qui l’accueille -mais Lugones est mort, depuis bien longtemps, ce n’est que le souvenir et la nostalgie qui en préservent l’image.
Toutefois, autant il sait que Lugones, ou Macedonio Fernandez, ou tel autre de ses amis, ou tel gaucho dont il a appris l’histoire, ce ne sont et seront toujours que de vaines formes de la matière, autant il en affirme qu’ils sont la seule réalité qui compte, poussant la logique de sa douleur jusqu’à poser fugitivement le problème anachronique de l’âme, cette amande d’être qu’il y a peut-être, qui sait, sous la brume légère des apparences.
Je pense, disant cela, à une autre page qu’il a dédiée à une autre disparition, celle de Délia Elena San Marco, qu’il a vue la dernière fois le saluant de la main, de l’autre côté d’une rue bruyante qui était donc déjà sans qu’il le comprenne le funèbre Achéron, l’infranchissable. Cette nuit, lui écrit-il après qu’elle est morte, j’ai su que l’âme peut fuir au moment où meurt la chair. Et il ajoute: Délia, un jour nous renouerons, au bord de quel fleuve, notre dialogue incertain, un jour nous nous demanderons si c’était bien nous, celle qui fut Délia, celui qui fut Borges.
Celui qui fut Borges est évidemment, lui aussi, dans l’œuvre littéraire appelée Borges, un de ces êtres de l’autre rive. Et si le fleuve du temps l’emporte comme les autres, il n’en est pas moins l’objet de la même sorte de sympathie et d’affirmation qui porte l’autre Borges, l’écrivain, vers tous ces êtres mortels dont les biens dérisoires sont à ses yeux l’absolu.
Qu’est-ce qui mourra avec moi? se demande-t-il. Et il répond, de façon sublime: La voix de Macedonio Fernandez, l’image d’un cheval roux entre Serrano et Charvas, une barre de soufre dans le tiroir d’un bureau d’acajou. En vérité, s’il s’ingénie, dirait-on parfois, à donner de sa propre présence dans ses récits une image contradictoire, ambiguë, insaisissable, c’est pour mieux laisser à son absolu l’être qu’il éprouve qu’il est, de façon nécessairement incommunicable.
Ce qui est transcende toute fiction. Et aussi bien, puisqu’elle oublie cela, toute fiction est coupable. Je pense que Borges, loin de valoriser la fiction, n’a cessé de la dénoncer, de s’en scandaliser, d’essayer d’en détourner l’écrivain moderne.
C’est en tout cas ce que me paraît signifier, au plus profond, l’admirable récit, justement célèbre, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent. En voici le sujet, brièvement. Un espion apprend qu’il est démasqué et va dans quelques heures, périr. Or il a un secret à communiquer, c’est un nom de lieu, et pour faire entendre ce nom bien précis à son chef qui va apprendre demain son exécution par la presse, il décide de tuer juste avant son arrestation une personne quelconque qui porte ce même nom. Il cherche dans l’annuaire du téléphone, trouve ce qu’il veut, puis arrive chez l’inconnu, et le tue effectivement. Son plan est réalisé, son chef va comprendre, il le sait. Mais, dit-il pour finir sa confession, qu’il dicte à quelques instants de sa mort, ce que ce chef ne pourra savoir ni personne, c’est ma consternation et ma lassitude, infinies.
Pourquoi ce sentiment de malheur? Parce qu’il a aimé, quand il l’a vu, l’inconnu qu’il avait décidé de tuer quand il ne savait encore rien de lui. Et du coup le récit s’éclaire, c’est une réflexion sur l’acte d’écrire et la faute -Borges dit même le meurtre– qu’il fait commettre.
Toute phrase, nous dit Borges, s’appuie pour dire son sens sur un emploi des choses et des personnes qui en abolit l’être propre. Écrire nie la réalité qu’ont les êtres là devant nous, en leur instant et leur lieu, nous détruisons cet absolu même que nous devrions respecter- cette seule réalité qui soit fondement pour l’amour. En bref, la fiction trahit la présence.
En saxon: And Ne Forhtedan Na. Ne devrait pas avoir peur. La tombe de Borges, au cimetière des Rois, à Genève.
De toutes les villes du monde, de toutes les patries intimes qu’un homme cherche à mériter au cours de ses voyages, Genève me semble la plus propice au bonheur. Je lui dois d’avoir découvert, à partir de 1914, le français, le latin, l’allemand, l’expressionnisme, Schopenhauer, Conrad, Lafcadio Hearn et la nostalgie de Buenos Aires. Et aussi l’amour, l’amitié, l’humiliation et la tentation du suicide.
[De l’amitié fraternelle de Borges et de l’avocat, militant révolutionnaire et finalement député du Parti des Travailleurs au Grand Conseil de Genève Maurice Abramowitcz, reste une riche correspondance]
Et voilà pourquoi Borges, qu’on dit l’auteur de fictions, ne les fait jamais porter sur des personnes qu’il imiterait de la vie: ne bâtissant de figures que schématiques dans l’espace étroit de ces apologues où il parle du drame de l’écriture et du malheur de l’auteur. C’est ce Jardin aux sentiers qui bifurquent, mais c’est aussi La Forme de l’épée, où l’on apprend pour finir que celui qui fait le récit, c’est le traître même dont il vient de dire l’histoire; et c’est tout aussi bien le Zahir. Dans ce récit, on apprend que des objets circulent à travers le monde, qui sont dotés du pouvoir de retenir pour toujours l’attention de qui les a vus une fois. Dans le cas de Borges, car c’est lui-même qu’il met en scène, en une heure de deuil, le Zahir est une pièce de monnaie, qui n’offre rien de particulier pourtant, sauf quelques rayures. Quelle admirable métaphore est-ce là de l’existence d’un être qui n’a de distinctif que des traits qu’on déchiffre mal quand on le rencontre! Et que de vérité il y a dans cette évocation de l’écrivain qui, déniant la réalité d’autrui, négligeant de la questionner, en est obsédé pourtant, mais sans pouvoir commencer un vrai dialogue avec elle, et la voit donc comme close, comme ne reflétant et ne signifiant que sa solitude: si bien qu’il risque la folie. Borges, qui a vu le Zahir, sait qu’il peut en devenir fou. Mais il sait aussi, d’après un vieux traité de théologie, que le Zahir est l’ombre de la Rose et la déchirure du Voile.
Et il dit encore, et ce sont même les derniers mots du récit: Derrière la monnaie se cache Dieu. Il sait, autrement dit, que si la folie guette quand on cède à l’attrait des mots, quand on les laisse fuir de l’économie du vécu, il y a tout de même des expériences qui sauvent. Dans L’Auteur, toujours, le livre le plus central, c’est par exemple Une rose jaune. Le cavalier Marin, le grand poète, l’illustre auteur de L’Adonis, est à quelques jours de sa mort. Et de son lit il voit sur un balcon proche une femme mettre dans une coupe une rose jaune. Il murmure donc quelques vers qu’il a écrits sur la rose. Mais c’est alors, et soudain, que se produit la révélation. Marino vit la rose comme Adam put la voir dans le jardin d’Éden, et il comprit qu’elle existait dans son éternité et non dans ses phrases. Il comprit que les livres ne sont pas le miroir du monde, mais une chose de plus ajoutée au monde -et certainement moins que lui.
Or la même vision et la même pensée ultime sont dites aussi dans La Lune, un poème où Borges parle cette fois en son nom propre. Combien ont essayé de prendre la lune dans les jeux de leur écriture, d’en faire le signifiant qui enrichisse leurs mots d’images neuves, mais pendant tout ce temps de la laborieuse application littéraire:
Là, au coin d’une rue brillait
La lune céleste de chaque soir
… Et c’est donc, en somme, comme si celui qui écrit oublie la chose réelle. La lune, la rose, c’est le réel, le réel absolu autant qu’indicible, c’est le divin parmi nous, c’est l’Être que le Zahir n’imprégnait de ténèbres et de maléfice que parce que cet absolu se retire en soi, n’est plus qu’occasion de vertige quand on ne fait que l’apercevoir fugitivement, du sein du règne des mots. Et voici donc qu’il y a quelque chose au-dehors du labyrinthe, il ne s’agit plus que d’en sortir.
Comment Borges conçoit-il qu’on puisse échapper au labyrinthe? En nommant la lune, dit-il dans ce même poème, en l’appelant par son nom, de façon directe, sans la souiller (c’est son mot) d’une vaine métaphore: et ce sera donc en vivant, simplement, en menant sa vie dans l’espace quotidien où, de la naissance à la mort, ne vont apparaître que peu de choses, mais si importantes de ce fait même, pour les chagrins et les joies, pour les projets ou dans la mémoire, qu’on ne peut prendre recul pour parler d’elles, ce qui retient les mots, les mots les plus simples, dans la lumière de leur énigme.
Remarquons, c’est le moment maintenant, que lorsque Borges, dont j’ai dit qu’il n’écrivait pas de fictions mais des apologues, se laisse tenter par l’idée de raconter une histoire où paraissent des personnages, c’est à propos de gauchos ou d’ouvriers de la grande plaine -êtres qui n’ont qu’un troupeau, un couteau, un peu de ciel, et le raclement laborieux d’une guitare. Ceux-là, en effet, jouent leur destin d’un seul coup dans chaque acte qu’ils accomplissent, bons ou mauvais, ils voient donc les choses comme elles sont quand on les regarde de près, c’est-à-dire divines, et lui, l’auteur, pourra les apercevoir à son tour, comme par-dessus leur épaule, si toutefois il sait en rester au plan de l’être incarné qu’ils furent: ce que Borges réussit en rappelant leur nom, toujours, leur village, leur origine, avant de rapporter leur histoire comme elle lui a été contée, c’est-à-dire par le dehors, sans les envahir jamais de son être propre.
Quel grand poète épique il aurait pu être, si sa société l’avait permis! D’où l’intérêt de ses dernières années, quand il est déjà presque aveugle, pour la vieille langue saxonne.
Je me demande parfois pour quelles raisons
Je me suis mis à étudier sans espérance
D’aller bien loin, et cependant qu’en moi avance
La nuit, le dur langage des rudes Saxons
… Se demande-t-il dans un poème. Mais n’est-ce pas justement parce que cette société resserrée sur ses dieux et ses quelques pratiques simples n’avait, comme il eût dit, que mille mots et dix ou vingt métaphores, ce qui permettait à ses bardes de ne pas rêver à propos des choses, mais, simplement, de les évoquer? L’acte créateur, ce n’est pas écrire. C’est donner son nom à la chose, et y écouter retentir, indéfiniment, le mystère d’être.
Borges? Non, ce n’est pas le bâtisseur ironique des labyrinthes de l’écriture, mais le poète comme l’entendait Kierkegaard, celui qu’obsède, sur le chemin de la vie, les étapes lointaines de l’éthique et du religieux.
Yves Bonnefoy, Hommage à José-Luis Borges, Paris, Bibliothèque nationale, le 23 octobre 1986. Paru en septembre-novembre 1987 dans le n° 46 du Débat, extraits.