Dans ses cours sur Nietzsche Heidegger entreprend de penser le nihilisme comme accomplissement du destin de la métaphysique comprise dans le tout de son histoire. Il reprend alors la question du nihilisme comme étant celle de l’époque de l’absurde où le monde ne fait plus sens. Le paradoxe est alors que cette époque est perpétuellement en quête de sens, fait proliférer les significations et les valeurs. En cette époque, qui se donne comme celle de la publicité et de la transparence, toute chose est tenue d’avoir un sens, d’être légitimée quant à son utilité ou sa valeur -que celle-ci soit morale, esthétique ou marchande, instituant l’homme comme l’insolvable salarié du sens. Un tel sens est en effet un sens payant, car il est le prix d’un travail et doit être payant, valoir la peine: il est l’universelle commutativité de la valeur d’échange dans une économie du crédit généralisé et insolvable parce que réduit au paiement des seuls intérêts, qui sont aussi les seuls à avoir de l’intérêt, à avoir un prix. Le prêtre triomphe sous la figure de l’herméneute et de l’orthopédiste de la mauvaise conscience, gestionnaire de la culpabilité et de la dette infinitisée, se nourrissant de la dénonciation de l’absurde.
Le nihilisme apparaît ainsi comme l’accomplissement ultime de la métaphysique, son devenir-monde. Un tel processus n’est donc pas un phénomène isolé: en tant que fatalité historiale il est le destin de la métaphysique. Si donc une telle époque est foncièrement historienne ou historiciste, relativisant tous les contenus, elle occulte du même coup le principe d’intelligibilité de son essence, qui n’est rien d’autre que l’accomplissement métaphysique des Temps Modernes. Ces derniers se caractérisent d’abord par la position de l’homme comme substrat de toute réalité. C’est ainsi que Descartes détermine le sens de l’être à partir de la subjectivité du cogito et que Leibniz unifie dans le concept de monade les deux acceptions du sujet comme substrat et subjectivité. La vérité est comprise comme la certitude que le sujet a de lui-même et de l’objet qui se tient vis-à-vis de lui, tel qu’il est pris dans le projet mathématique propre au savoir moderne qui décide d’avance de ce que l’étant doit être.

Luc Choquer, En allant travailler pour rembourser la dette
Le propre de l’être de l’étant est alors d’être représenté, en tant qu’il est fabricable et explicable, pouvant être tenu comme un fonds ou une réserve dont seul le sujet humain est comptable. C’est alors dans le même mouvement que ce sujet s’émancipe de la tutelle de l’autorité ecclésiale et que le rapport au divin devient affaire privée, relevant de l’ordre de la foi. Du même coup l’œuvre d’art devient l’œuvre du génie comme subjectivité exceptionnelle, et l’ordre politique relève de la volonté générale comme expression de la raison. Assuré dans la certitude du sujet et mis en sécurité, l’étant devient ainsi ce qui est foncièrement machinable et évaluable.
L’ère de la parfaite absence de sens tend alors à devenir celle des idéologies ou des conceptions du monde, pour qui calculabilité et sécurisation sont poussées à l’extrême selon le principe d’une auto-organisation, ne reposant que sur elle-même. Le calcul invente ainsi des valeurs culturelles et sociales qui se donnent comme universelles: le sens n’est rien d’autre que le calculable et l’évaluable. Dès lors, une telle époque est la première à se donner comme civilisation planétaire en laquelle il est convenu que toutes choses sont comme telles planifiables et machinables.
Pourquoi des poètes en temps de détresse? Nous comprenons aujourd’hui à peine la question. Comment pourrions-nous comprendre la réponse que donne Hölderlin? Le mot de temps signifie ici l’âge dont nous-mêmes faisons encore partie. Avec la venue et la mort du Christ a commencé, pour l’expérience historiale de Hölderlin, la fin du Jour des Dieux. C’est la tombée du Soir. Depuis que trois dieux fraternels, Héraclès, Dionysos et le Christ ont quitté le monde, le soir de cet âge décline vers la nuit.
La nuit du monde étend ses ténèbres. Désormais, l’époque est déterminée par l’éloignement du dieu, par le défaut de Dieu. Ce défaut de Dieu, appréhendé par Hölderlin, ne nie cependant pas la persistance d’un rapport chrétien à Dieu chez les individus et dans les églises; il ne juge pas ce rapport de façon dépréciatrice. Le défaut de Dieu signifie qu’aucun dieu ne rassemble plus, visiblement et clairement, les hommes et les choses sur soi, ordonnant ainsi, à partir d’un tel rassemblement, l’Histoire du monde et le séjour humain de cette Histoire. Mais encore pis s’annonce dans le défaut de Dieu. Non seulement les dieux et le Dieu se sont enfuis, mais la splendeur de la divinité s’est éteinte dans l’Histoire du monde. Le temps de la Nuit du monde est le temps de la détresse, parce qu’il devient de plus en plus étroit. Il est même devenu si étroit, qu’il n’est plus même capable de retenir le défaut de Dieu comme défaut.
Avec ce défaut, c’est le fondement du monde, en tant qu’il le fonde, qui fait défaut. Abîme signifie originellement le sol et le fondement vers lequel, dans la mesure où il est au plus profond, quelque chose pend le long de la pente. Pourtant, dans ce qui suit, le a de abîme sera pensé comme l’absence totale de fondement. Le fondement est le sol pour un enracinement et une prestance. L’âge auquel le fond fait défaut est suspendu dans l’abîme. A supposer qu’à ce temps de détresse un revirement soit encore réservé, ce revirement ne pourra survenir que si le monde vire de fond en comble, et cela signifie maintenant tout uniment: s’il vire à partir de l’abîme. Dans l’âge de la Nuit du monde, l’abîme du monde doit être appris et épuisé. Or, pour cela, il faut que certains atteignent à l’abîme.

Grèce, esclaves d’État dans les mines. La splendeur de la divinité ne s’était pas éloignée encore.
Le tournant de cet âge n’advient pas par l’irruption soudaine d’un nouveau dieu, ou par la rentrée de l’ancien, surgissant de sa réserve. Vers où se tournerait-il lors de son retour, si auparavant un séjour ne lui était préparé par les hommes ? Et comment le séjour du dieu pourrait-il être à sa mesure si une splendeur de divinité n’avait pas commencé de briller auparavant en tout ce qui est.
Pourquoi des poètes? in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962, p. 220-221
Heidegger interprète la pensée nietzschéenne de la mort de Dieu comme la parole ultime de la métaphysique achevée, à savoir de ce processus historial qui a commencé avec Platon et qui s’achève dans la position nietzschéenne du caractère inconditionné de la subjectivité sous la forme de la volonté de puissance. Notre époque est caractérisée comme l’âge de la détresse. Hölderlin apparaît alors avec Nietzsche comme celui qui est allé le plus loin dans cette perspective. Réinterprétant l’Œdipe-roi de Sophocle dans le sillage de Kant, Hölderlin y voit la tragédie du retrait du divin: le tragique d’Œdipe tient à ce qu’il expérimente ce que le poète caractérise comme le détournement catégorique de l’homme et du dieu qui se détournent l’un de l’autre. C’est la raison pour laquelle Œdipe est dit athéos, non point au sens d’un athéisme vulgaire, mais au sens où il est séparé, exilé du divin. Œdipe incarne ainsi pour Hölderlin le tragique moderne par excellence, celui de la mort lente et de l’impossible union au divin. Dans l’élégie Pain et Vin, il médite cette expérience du retrait du divin à partir de celle de la mort du Christ qui est pour lui, après Héraclès et Dionysos, le dernier des dieux de la Grèce. La nuit du monde est donc ce moment où le monde est dépouillé du divin. Un tel défaut de Dieu doit se penser indépendamment de la persistance du phénomène religieux et du rapport chrétien à Dieu. Cette fuite des dieux et cette nuit du monde Heidegger les interprète à partir de sa question directrice qui est la question du sens de l’être et qui consiste à comprendre l’histoire de la métaphysique comme celle de l’oubli croissant de l’être. La détresse de l’époque ne tient pas alors simplement à la disparition du sens du sacré et au désenchantement du monde, mais elle signifie que le Dieu en vient à ne plus même faire défaut, car son défaut ou retrait n’est plus perçu comme tel. On peut alors dire que ce qui caractérise l’époque est que la détresse y est foncièrement absence de détresse, dans le mesure où l’être n’y apparaît plus comme digne de question. L’oubli de l’être devient ainsi oubli de cet oubli même. C’est donc le fondement même du monde qui en vient à faire défaut dans l’incapacité de l’époque à ouvrir un monde.
Aussi un tel âge est-il suspendu dans l’abîme. Or, cette notion est foncièrement équivoque: elle désigne, en un sens positif, le fond vers lequel quelque chose pend ainsi que, en un sens négatif, l’absence de fond, le vide pur et simple. Il semble alors que l’époque procède d’une unification de ces deux sens: l’âge de l’absence de fond est suspendu à l’abîme, qui est alors ce qui donne à penser. L’abîme devient alors ce à partir de quoi un revirement est possible.

Des notions foncièrement équivoques en effet … Ce mélange de prédications apocalyptiques et de conformisme petit-bourgeois, si caractéristique du nazisme, a été bien décrit par Thomas Mann dans Docteur Faustus.
La détresse ultime est donc cette absence de détresse qui fait que l’abîme n’est plus visible. L’époque est indigente non seulement du fait de la mort de Dieu, mais parce que les Mortels ne se savent pas comme Mortels. C’est ce nom de mortel, cette finitude essentielle, que Kant a thématisé, que nous devons apprendre à méditer. Dès lors, la tâche de la pensée est d’apprendre à séjourner dans son rapport à l’être. Réapprendre en effet ce que les Grecs ont nommé ethos, séjour, c’est aussi savoir que l’homme n’est pas maître en la demeure, une fois épuisées téléologies et sotériologies.
Du beau travail de Jean-Marie Vaysse, Kant et la finalité, Ellipses 1999.
Seulement … L’analytique de la finitude au prisme d’Heidegger, fut-ce par Jean Marie Vaysse, ne peut pas ne pas devenir un mauvais rêve …