L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’à-présent. Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’à-présent, qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. La mode sait flairer l’actuel, si profondément qu’il se niche dans les fourrés de l’autrefois. Elle est le saut du tigre dans le passé. Mais ceci a lieu dans un arène où commande la classe dominante. Le même saut, effectué sous le ciel libre de l’histoire, est le saut dialectique, la révolution telle que la concevait Marx.
Walter Benjamin, Sur le Concept d’Histoire
Reprendre le passé consiste à le changer, ce qui est l’impossible même; sauf précisément lorsque le passé devient le nom de ce qui, dans le présent, est en demande de justice. Dans son texte sur l’image proustienne et la mémoire involontaire, Benjamin distingue le bonheur qui n’a encore jamais existé, le sommet de la béatitude du bonheur originel, le premier bonheur qu’il s’agirait de restaurer. Le restaurer, c’est d’abord se le remémorer, si l’on entend ce verbe non pas comme le recueillement passif d’un fait vécu qui serait identifiable à la manière d’un objet fini, mais tout au contraire comme l’ouverture du passé à l’infinité de la réélaboration: si un événement vécu est fini, un événement remémoré est sans limites. Le sans-limite qui advient par la remémoration de l’événement est à l’œuvre dans certains moments d’une psychanalyse, où il s’agit moins de revenir sur une scène primitive que de faire advenir la vérité rétroactive de ce qui aura été pensé, vécu, interprété lors de situations-limites. La fiction vraie qui est alors élaborée change l’être du passé, puisque cet être est mémoire, celle-ci allant des monuments aux rêves.

W.B. deuxiéme à gauche
Envisagé sur le plan d’une politique de l’histoire, changer le passé s’avère non pas seulement possible, mais nécessaire. À l’optimisme téléologique qui s’acharne à ne reconnaître du progrès que les vertus, Benjamin oppose un pessimisme radical qui ancre la fin du politique non pas dans l’avenir, mais dans le passé. Dans ses fameuses Thèses sur l’histoire, qui assimilent le progrès à une tempête laissant derrière elle un amoncellement de ruines, Benjamin accuse la social-démocratie d’avoir faussé le rôle de la classe ouvrière en l’orientant vers la rédemption des générations futures et l’idéal d’une descendance affranchie, là où c’est l’image des ancêtres asservis qui aurait dû rester au centre de la politique. Car seule cette image forme et entretient la haine et l’esprit de sacrifice grâce auxquels une interruption politique révolutionnaire est possible.
C’est que tout orienter vers le futur est faire désirer -et croire à- une amélioration qui, venant du futur, inonderait le présent: c’est ainsi mettre la nécessité du changement non pas sur le compte de ce qui a manqué dans le passé, mais de ce qui sera donné plus tard. En se focalisant sur la manière dont le progrès pourvoira à ce que nous voudrions maintenant, l’on rature ce qui n’a pas eu lieu dans le passé, s’empêchant de comprendre pourquoi cela n’a pas eu lieu et sapant les conditions d’émergence d’une adversité et d’une lutte politique capable de nommer l’ennemi. Le mythe du progrès aura affecté aussi bien l’écologie matérielle des sociétés et des environnements que l’écologie des affects qui disposent au refus.
Or si le passé qui est la fin de la politique n’est pas considéré comme fini, c’est bien l’infinité qu’il s’agit d’introduire dans le passé. Rendre le passé incomplet -contredire sa finitude- est l’opération préalable à son changement: que la souffrance ne soit pas le dernier mot, mais les points de suspension de l’histoire, voilà ce que rédemption signifie, voilà pourquoi le passé réclame une rédemption. Mais si le véritable historien est celui qui fait sien le Lire ce qui n’a jamais été écrit de Hofmannsthal, quelle écriture et quel acte politique pourront donner lieu à ce que le passé réclame? La reprise du passé doit donner lieu à une discontinuité dans le présent comme si dans le présent l’incomplétude du passé pouvait ouvrir un abîme. C’est alors à chaque seconde que la sortie hors du monde deviendrait manifeste.