Quand Petite Poucette aura des tentacules et un cerveau reformaté elle pourra être embauchée par les patrons de Michel Serres …

De nos jours, la plupart d’entre nous achètent de la ficelle toute faite, laquelle aura été fabriquée par des machines et non à la main, très probablement à partir de matière synthétique. En outre, il est de plus en plus rare que nous ayons recours à de la ficelle, étant donné que les choses dont nous nous servons sont elles aussi toutes faites, conçues pour s’emboîter les unes dans les autres. La ficelle n’est utile que pour les choses qui ne font pas partie déjà d’un ensemble, mais qui ont besoin d’être attachées les unes aux autres pour être rendues solidaires. La ficelle sert à réunir des choses en un même ensemble dans un monde où des parties ne doivent pas rester isolées -elle sert à les mettre en correspondance.

Mais dans un monde où toutes les parties ont déjà été fusionnées ou sont prévues pour l’être, les pelotes de ficelle sont un anachronisme. Vous les trouverez enfouies au fond du tiroir d’une commode ou tout en haut d’un placard. Le fil qui servait au maçon ou au charpentier pour couler les fondations, tel que le fil à plomb, ou pour l’alignement des murs ou des poutres a depuis longtemps été remplacé par des instru­ments de projection techniques.

Michel Serres, chez Dassault Systèmes, explore la reconstitution virtuelle de la grotte de Lascaux  

Pour désamorcer la critique sociale, tout en nous faisant passer pour des vieillards chagrins, les démagogues installés aux carrefours de l’Université et des médias, c’est-à-dire solidement installés, reprennent la leçon d’Henri Bergson:

Les artefacts, outils et machines, sont des prolongements du corps humain: la technique nous munit d’organes dont l’évolution a négligé de nous doter. Nous sommes déjà augmentés, par les livres, les aéronefs, les locomotives et les vélocipèdes … Le transhumanisme est simplement le nom moderne de la civilisation.

Une vulgate apaisante, reprise aussi bien par Samuel Butler que par Gilles Deleuze … Mais après quelques instants de réflexion … A quoi la technique, soit la déchirure de l’umwelt animal peut-elle bien être une adaptation? A l’Infini? A l’Être? On s’inquiète pour les inadaptés. Et de toute façon les écrans ne sont ni le prolongement ni la reprise des livres: les signaux qui y clignotent imposent des classements immédiats, ce à quoi les primates -et les algorithmes- sont plus habiles que nous. Alors que les signes écrits retiennent et distendent le temps, proposant implicitement un dialogue -d’abord avec soi.

*

Ne pas avoir à fabriquer notre propre ficelle -ne pas même avoir besoin de le faire- nous fait sans doute gagner du temps, lequel peut servir à autre chose. Mais n’aurions-nous pas aussi perdu quelque chose par là même? Autrefois, il eut paru inutile de dire qu’un article a été fait main. Comment aurait-il pu être fabriqué si ce n’est de cette façon? Avec les pieds? Mais dans le monde d’aujourd’hui, ce qui est fait main ou cousu main est une marque de distinction. Ce type de fabrication dénote une sorte d’authenticité et d’en­gagement personnel que nous sommes nombreux -nous qui sommes bien souvent considérés comme des consom­mateurs passifs plutôt que comme des citoyens actifs -à apprécier parce qu’ils renvoient à quelque chose qui est absent de nos propres vies.

Qui dit citoyenneté dit aussi bien responsabilité morale: or, comment pourrions-nous nous sentir responsables de quoi que ce soit dans un monde du tout fait et du prêt-à-porter? Au moment même où le monde entier est à portée de main, voilà qu’il nous glisse entre les doigts.

Parvenu à ce point, il est temps de nous tourner vers Heidegger pour examiner la thèse selon laquelle la main est le berceau de l’huma­nité. La main tient l’humanité, semble-t-il dire, de la même manière qu’elle tient une plume. Lorsque la plume écrit, c’est alors qu’elle dit. Elle révèle une manière d’être au monde par le sens. Et pourtant, l’homme moderne, observe Heidegger avec un dédain qu’il ne prend pas même la peine de dissimuler, écrit à la machine. Il met le à entre guillemets pour indiquer que taper n’est pas du tout écrire avecIl s’agit seulement de la transcription mécanique de mots sur le papier.

Ce qui est perdu, dans cette transcription, n’est rien de moins que le ductus de la main. Le mouvement même par lequel la main dit, lorsqu’elle tient un crayon, est annihilé dès qu’elle frappe sur le clavier, car elle ne laisse nulle trace sur la page. La correspondance du geste et de l’inscription, de la main et de la ligne, est rompue. Les mots du tapuscrit peuvent bien sûr vous dire comment bouger, et comment ressentir. Ils peuvent vous instruire, comme un diagramme. Cependant, comme assemblage de lettres, dont les formes semblent n’avoir aucun rapport avec les gestes percussifs ou impressifs que réclame leur transfert sur la page, ils sont statiques et immobiles. Le tapuscrit est inhumain parce que les mots énoncés sur la page ne portent aucune trace de mouvements manuels et d’émo­tions.

Comme le dit Heidegger, la machine à écrire arrache l’écriture du domaine essentiel de la main. Ceux qui ne voient aucune différence entre un mot tapé et un mot écrit à la main avouent par là même ne rien savoir de ce qu’est l’essence du mot, conclut Heidegger. Le mot est ce qui nous laisse être dans le monde et, en étant, nous laisse ressentir, et, en ressentant, nous donne la possibilité de dire.

Les mots tapés à la machine -plutôt que de porter l’existence humaine à l’être, au ressentir et au dire, comme l’écriture à la plume y parvient en les convertissant en inflexions de la ligne manuscrite -sont réduits par l’action de la machine à écrire en simples moyens de communication, dont la fonction est de transmettre des informations codées.

Heidegger ne ratait jamais une occasion de dénoncer la façon dont la technologie s’attaquait aux fondements de notre humanité. Leroi-Gourhan, par contraste, était un technophile enthousiaste, se réjouissant à l’avance de ce que les hommes pourront devenir le jour où ils parviendront à se défaire de ce corps laborieux, encore en pleine évolution, qui les a si longtemps maintenus captifs et où ils sauront externaliser leur être en prothèses mécaniques et infor­matiques. Il se pourrait certes qu’ils touchent alors au terme de leur propre course à l’évolution en tant qu’espèce zoolo­gique, mais imaginez ce qu’un tel déplacement du centre de gravité de l’être humain, passant du corps à un appareillage extra-somatique, libérerait comme possibilités d’action!

Leroi-Gourhan et Heidegger partageaient toutefois le même respect pour le savoir-faire artisanal -respect qui devait beaucoup, dans le cas de Leroi-Gourhan, aux observations qu’il a pu mener sur le travail des forgerons d’épées et des potiers au cours de ses premières recherches ethnologiques au Japon. Ce sont elles qui l’ont conduit à questionner la supériorité supposée de la tête sur les mains, qui servaient à nombre de théories de l’époque pour rendre compte de l’émergence de la civilisation humaine, et ce sont elles aussi qui lui ont suggéré l’idée de cette troisième issue attri­buant l’origine des artefacts, non pas à la priorité de la conception intellectuelle sur l’exécution mécanique, mais au potentiel génératif d’une activité manuelle rythmique.

Alors que les êtres humains, tels que les conçoit Heidegger, ont tendance à se retrancher dans le confort tranquille des mots, ceux de Leroi-Gourhan sont toujours sur le qui-vive, utilisant des outils, parlant, gesticulant, écrivant, ou sim­plement se promenant. Mais entre toutes ces activités, c’est surtout dans l’habileté des artisans que résidait pour Leroi-Gourhan l’essence de l’humanité. Mais Leroi-Gourhan a aussi compris que ce qui a été trouvé peut se mettre. Ayant suivi la progression technologique conduisant de la manipulation à mains nues, puis à l’aide d’outils, puis grâce à un processus motorisé, activé par le vent, l’eau …, puis grâce à un processus pré-programmé, où il suffit d’appuyer sur un bouton, Leroi-Gourhan conclut que quelque chose a été perdu -qu’on pourrait retrouver, autrement?

Imaginez une machine à produire des lames de parquet standard. Vous pourriez introduire du bois sans vous soucier de ses nœuds, cela n’empêcherait pas la machine de produire des planches parfaitement formatées. La machine, selon Leroi-Gourhan, constitue sans aucun doute un gain social très important. Et pourtant, pour­suit-il, elle ne laisse à l’homme que de renoncer à rester sapienspour devenir quelque chose de mieux, peut-être, mais en tout cas de différent. Post-humain, peut-être?

Oui, il y a un sens, conclut André Leroi-Gourhan, où ne pas avoir à penser avec ses dix doigts équivaut à manquer d’une partie de sa pensée normalement, philogénétiquement, humaine. En bref, le doigt qui appuie sur le bouton pour mettre en route une machine automatique appartient à une main qui, bien qu’anatomiquement toujours humaine, a perdu quelque chose de son humanité. C’est ici que réside le problème de la régression de la main. La technique est devenue dé-manualisée.

Donne-moi tes mains pour l’inquiétude 
Donne-moi tes mains dont j’ai tant rêvé 
Dont j’ai tant rêvé dans ma solitude 
Donne-moi tes mains que je sois sauvé

Lorsque je les prends à mon propre piège 
De paume et de peur de hâte et d’émoi 
Lorsque je les prends comme une eau de neige 
Qui fuit de partout dans mes mains à moi

Ce que dit ainsi le profond langage 
Ce parler muet des sens animaux 
Sans bouche et sans yeux miroir sans image 
Ce frémir d’aimer qui n’a pas de mots

Donne-moi tes mains que mon cœur s’y forme 
S’y taise le monde au moins un moment 
Donne-moi tes mains que mon âme y dorme 
Que mon âme y dorme éternellement.

Louis Aragon

En comparant la main des écrivains à celle des dacty­lographes, ou celle des fabricants de bifaces préhistoriques ou des opérateurs de machines automatiques à faire des lames de parquet, nous pourrions imaginer que la tendance globale du progrès technologique est allée de la main vers le bout des doigts. La main écrivait Heidegger dans son essai de 1951 intitulé Qu’appelle-t-on penser?, ne fait pas que saisir et attraper, ne fait pas que serrer et pousser. La main offre et reçoit, et non seulement des choses, car elle-même elle s’offre et se reçoit dans l’autre.

Nous tenons les choses fermement dans nos mains et nous les emportons avec nous. Mais, par-dessus tout, nous pouvons tenir la main des autres et, de cette manière, guider et être guidés à la fois dans la conduite de la vie: c’est ce que la rhétorique du Moyen Âge appelait manuduction

La main qui tient et emporte est une main qui retient et qui prend soin. Les bouts des doigts, s’ils peuvent toucher, sont incapables de tenir et de porter -sauf à appeler le pouce à la rescousse. Ce contraste, pourtant, n’est pas suffisamment défini. La question essentielle est de savoir si les mains, ou les bouts des doigts, peuvent ressentir.

Nous ne pouvons douter que le violoncelliste ressent lorsqu’il pince les cordes de son instrument avec les bouts de ses doigts, ou que la pianiste ressent quelque chose lorsqu’elle presse les touches avec les siens. Il existe dans ces cas une continuité ininter­rompue depuis le geste techniquement effectif jusqu’au son produit. Mais le conducteur d’un chariot élévateur sent-il le poids du chargement qu’il soulève? Celui qui commande la machine à découper des lames de parquet perçoit-il la morsure de la scie lorsque celle-ci attaque le bois? La dac­tylographe sent-elle la forme des lettres qu’elle tape? Si la réponse est non dans chacun de ces cas, alors il faut en conclure que le toucher qu’assurent les doigts, pourtant si sensible et si précis, n’est plus éprouvé. Le bout du doigt interagit avec la machine, via l’interface du bouton ou de la touche, mais ses mouvements ne correspondent pas avec les mouvements matériels ou les traces écrites qui s’ensuivent. Le doigt n’est qu’un déclencheur, et son contact avec l’interface, une réaction. Comme dans le cas d’un contact visuel, cette réaction établit une relation optique plutôt que haptique, rationnelle plus que ressentie. 

La dérive du progrès technologique a conduit à subs­tituer la correspondance sensible du dire par la main, par la sensibilité du toucher du bout des doigts. Dans cette substi­tution, traiter, atteindre ou saisir deviennent les métaphores de tout processus de compréhension, par analogie avec des processus corporels, plutôt que des mouvements animés proprement dit. Nous prétendons atteindre un certain niveau de compréhension, et nous traitons des idées et saisissons des concepts, sans vraiment rien faire de constructif avec nos mains. De la même manière, nous autres universitaires aimons organiser de prétendus ateliers pour discuter de nos idées, mais vous pouvez être certains qu’à part taper énergiquement sur des claviers ou faire fonctionner des projecteurs, aucun travail manuel n’est jamais effectué dans ces ateliers. Par une action de pur vandalisme à courte-vue, les responsables d’université ont même ordonné la sup­pression de tous les tableaux noirs et des craies de nos salles de cours, pour les remplacer par de lisses tableaux blancs, de sorte que la dernière possibilité de dire par la main nous a été désormais retirée.

Nous n’avons plus le droit de nous salir les mains en utilisant des matériaux, même si nous le souhaitons! Nous pourrions, par exemple, écrire à la main avec une plume très fine, et mettre au placard nos claviers tac­tiles d’ordinateurs, et alors nous y gagnerions sur tous les tableaux. Une sensibilité technologiquement affinée, mise au service d’une manipulation directe des matériaux dans le geste de fabrication, pourrait réellement élargir l’horizon de l’humanité, plutôt que le rétrécir petit à petit.

Tim Ingold

Vicente Lopez y Portaña et Rembrandt

Brian Stock

Mary Carruthers

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s