Lorsque l’Europe chrétienne se mit à nommer ses artistes, elle prêta à leur existence la forme anonyme du héros: comme si le nom devait jouer seulement le rôle pâle de mémoire chronologique dans le cycle des recommencements parfaits.
Les Vite de Vasari [Le Vite de piu eccelenti pittori, scultori e architetti italiani, Lorenzo Torrentino, 1550, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes italiens, trad. et éd. critique sous la dir. d’A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1981-1985, 9 vol.] se donnent la tâche de rappeler l’immémorial; elles suivent une ordonnance statutaire et rituelle. Le génie s’y prononce dès l’enfant: non sous la forme psychologique de la précocité, mais par ce droit qui est le sien d’être d’avant le temps et de ne venir au jour que déjà dans l’achèvement; il n’y a pas naissance mais apparition du génie, sans intermédiaire ni durée, dans la déchirure de l’histoire; comme le héros, l’artiste rompt le temps pour le renouer de ses mains.
Cette apparition toutefois n’est pas sans péripétie: une des plus fréquentes forme l’épisode de la méconnaissance-reconnaissance: Giotto était berger et dessinait ses moutons sur la pierre quand Cimabue le vit et salua en lui sa royauté cachée (comme dans les récits médiévaux, le fils des rois, mêlé aux paysans qui l’ont recueilli, est reconnu soudain par la grâce d’un chiffre mystérieux). Vient l’apprentissage; il est plus symbolique que réel, se réduisant à l’affrontement singulier et toujours inégal du maître et du disciple; le vieillard a cru tout donner à l’adolescent qui déjà possédait tout; dès la première joute, l’exploit inverse les rapports; l’enfant marqué du signe devient le maître du maître et, symboliquement, le tue, car son règne n’était qu’usurpation et le berger sans nom avait des droits imprescriptibles: Verrocchio abandonna la peinture quand Léonard eut dessiné l’ange du Baptême du Christ, et le vieux Ghirlandaio s’inclina à son tour devant Michel-Ange.
Mais l’accès à la souveraineté impose encore des détours; il doit passer par la nouvelle épreuve du secret, mais volontaire celui-là; comme le héros se bat sous une cuirasse noire et la visière baissée, l’artiste cache son œuvre pour ne la dévoiler qu’une fois achevée.
Alors les clefs du royaume sont données: ce sont celles de la Démiurgie; le peintre produit un monde qui est le double, le fraternel rival du nôtre; dans l’équivoque instantanée de l’illusion, il prend sa place et vaut pour lui; Léonard a peint sur la rondache de Ser Piero des monstres dont les pouvoirs d’horreur sont aussi grands que ceux de la nature.
Et dans ce retour, dans cette perfection de l’identique, une promesse s’accomplit; l’homme est délivré, comme Filippo Lippi, selon l’anecdote, fut réellement libéré le jour où il peignit un portrait de son maître d’une surnaturelle ressemblance. La Renaissance a eu de l’individualité de l’artiste une perception épique où sont venus se confondre les figures archaïsantes du héros médiéval et les thèmes grecs du cycle initiatique; à cette frontière apparaissent les structures ambiguës et surchargées du secret et de la découverte, de la force enivrante de l’illusion, du retour à une nature qui, au fond est autre et de l’accès à une nouvelle terre qui se révèle la même.
L’artiste n’est sorti de l’anonymat où étaient demeurés pendant des siècles ceux qui avaient chanté les épopées qu’en reprenant à son compte les forces et le sens de ces valorisations épiques. La dimension de l’héroïque est passée du héros à celui qui le représente, au moment où la culture occidentale est devenue elle-même un monde de représentations. L’œuvre ne tire plus son seul sens d’être un monument qui figure comme une mémoire de pierre à travers le temps; elle appartient à cette légende que naguère elle chantait; elle est geste puisque c’est elle qui donne leur éternelle vérité aux hommes et à leurs périssables actions, mais aussi parce qu’elle renvoie, comme à son lieu naturel de naissance, à l’ordre merveilleux de la vie des artistes. Le peintre est la première flexion subjective du héros. L’autoportrait, ce n’est plus, au coin du tableau, une participation furtive de l’artiste à la scène qu’il représente; c’est, au cœur de l’ouvrage, l’œuvre de l’œuvre, la rencontre, au terme de son parcours, de l’origine et de l’achèvement, l’héroïsation absolue de celui par qui les héros apparaissent et demeurent.
Ainsi s’est noué pour l’artiste, à l’intérieur de son geste, un rapport de soi à soi que le héros n’avait pas pu connaître. L’héroïsme y est enveloppé comme mode premier de manifestation, à la frontière de ce qui apparaît et de ce qui se représente, comme une manière de ne faire, pour soi et pour les autres, qu’une seule et même chose avec la vérité de l’œuvre.
Précaire et pourtant ineffaçable unité. Elle ouvre, du fond d’elle-même, la possibilité de toutes les dissociations; elle autorise le héros égaré, que sa vie ou ses passions contestent sans cesse à son œuvre (c’est Filippo Lippi travaillé par la chair et qui peignait une femme quand, pour n’avoir pu la posséder, il lui fallait éteindre son ardeur); le héros aliéné dans son œuvre, s’oubliant en elle et l’oubliant elle-même (tel Uccello qui aurait été le peintre le plus élégant et le plus original depuis Giotto s’il avait consacré aux figures d’hommes et aux animaux le temps qu’il perdit dans ses recherches sur la perspective); le héros méconnu et rejeté par ses pairs (comme le Tintoret chassé par Titien et repoussé tout au long de sa vie par les peintres de Venise).
Dans ces avatars qui font peu à peu le partage entre le geste de l’artiste et le geste du héros s’ouvre la possibilité d’une prise ambiguë où il est question à la fois, et dans un vocabulaire mixte, de l’œuvre et de ce qui n’est pas elle. Entre le thème héroïque et les traverses où il se perd, un espace s’ouvre que le XVIéme siècle commence à soupçonner et que le nôtre parcourt dans l’allégresse des oublis fondamentaux: c’est celui où vient prendre place la folie de l’artiste; elle l’identifie à son œuvre en le rendant étranger aux autres -à tous ceux qui se taisent- et elle le situe à l’extérieur de cette même œuvre en le rendant aveugle et sourd aux choses qu’il voit et aux paroles que lui-même pourtant prononce.
Il ne s’agit plus de cette ivresse platonicienne qui rendait l’homme insensible à la réalité illusoire pour le placer dans la pleine lumière des dieux, mais d’un rapport souterrain où l’œuvre et ce qui n’est pas elle formulent leur extériorité dans le langage d’une intériorité sombre. Alors devient possible cette étrange entreprise qu’est une psychologie de l’artiste, que la folie hante toujours, même lorsque le thème pathologique n’y apparaît pas. Elle s’inscrit sur fond de la belle unité héroïque qui donna leur nom aux premiers peintres, mais elle en mesure le déchirement, la négation et l’oubli. La dimension du psychologique, c’est dans notre culture le négatif des perceptions épiques. Et nous sommes voués maintenant, pour interroger ce que fut un artiste, à cette voie diagonale et allusive où s’aperçoit et se perd la vieille alliance muette de l’œuvre et de l’autre que l’œuvre dont Vasari nous a raconté autrefois le rituel héroïsme et les cycles immuables.
Michel Foucault, Le Non du Père, à propos du livre de Jean Laplanche sur Hölderlin, un article repris dans Dits et Ecrits, I, 217