Le temps marque la faiblesse de notre nature, la diffraction de la Lumière divine par notre finitude. Comment en faire bon usage?
Les mathématiques sont devenues pour les modernes toute la philosophie, quoiqu’ils prétendent qu’on ne devrait les cultiver qu’en vue du reste …
Aristote, Métaphysique, Livre Alpha, 992 a
C’est aujourd’hui un lieu commun: Descartes accepterait comme données les vérités de la science, il prendrait sans critique les mathématiques comme idéal du savoir; l’idée de méthode voudrait dire que les mathématiques sont le modèle de la métaphysique. Un tel mathématisme conduirait inévitablement à faire de l’âme, du sujet pensant, une chose de même espèce que n’importe quel objet des sciences de la nature, lesquelles seules peuvent en effet être mathématiques. La réussite des sciences positives aurait précipité les hommes les plus éminents dans une illusion qui les coupe de l’esprit puisqu’elle les conduit inévitablement à faire de l’ego un objet.
Toutefois cette critique de l’objectivisme porte-t-elle contre Descartes ou contre une compréhension objectiviste de Descartes, sans doute dominante dans l’histoire des idées, mais fausse si l’on s’en tient aux propos de Descartes et au sens que la lettre de son œuvre nous permet de conjecturer?
Husserl a posé la question historique et philosophique du rapport des philosophies et des mathématiques. Cette interrogation prolonge la critique kantienne, qui, comme critique du dogmatisme métaphysique, passe pour viser Descartes, qu’il s’agisse de l’assimilation de l’âme à une substance, de l’argument ontologique, ou généralement de l’idée selon laquelle les mathématiques servent abusivement de modèle à la métaphysique.
Or distinguant l’idéalisme dogmatique de Berkeley et l’idéalisme problématique de Descartes, Kant rappelle que l’essentiel du propos cartésien est ici la méthode: l’idéalisme problématique, c’est-à-dire le doute en tant qu’il porte sur l’existence des choses matérielles, n’affirme pas que l’espace est une propriété des choses en soi, comme le fait au contraire l’idéalisme dogmatique de Berkeley pour fonder la négation de la réalité des choses en dehors de la représentation; il allègue seulement l’impuissance à démontrer, par l’expérience immédiate, une existence en dehors de la nôtre; il est donc rationnel et conforme à une manière de penser solide et philosophique, à savoir ne permettre aucun jugement décisif avant qu’une preuve suffisante ait été trouvée. Un lecteur de Kant peut donc relire Descartes pour le délivrer de l’interprétation dogmatique selon laquelle il est prisonnier des mathématiques.
Mais Kant n’a pas toujours été compris comme rendant l’histoire de la philosophie à la philosophie; on a souvent cru qu’il voulait nous en débarrasser. Les critiques du cartésianisme au XIXe et au XXe siècles proviennent sans doute de cette incompréhension.
Ainsi Heidegger, interprétant l’ego du cogito comme un subjectum, prolonge Nietzsche, pour qui l’idée d’une substance pensante est un préjugé grammatical. L’onto-théologie fait de l’âme un étant parmi les autres. La réduction ontique de la nature et de l’homme devait conduire à la mainmise contemporaine sur l’univers que Descartes aurait appelée de ses vœux. Dans ces conditions nul ne s’étonnera que l’homme lui-même devienne l’objet de manipulations au même titre que les autres étants: adjoindre l’âme ou la raison, en l’homme, à l’animal qu’on le dit être, c’est manquer son humanité.
Ainsi la phénoménologie serait le dévoilement du cartésianisme essentiel de toute notre époque si, pour employer une terminologie heideggerienne, l’on regarde le cartésianisme comme la somme des conséquences ontiques de l’ontologie qui prend son départ dans la doctrine du dualisme des substances, c’est-à-dire dans la théorie de Descartes sur les deux modes d’être de la res.
D’un côté on voit dans la métaphysique cartésienne l’origine de la science moderne et du monde de la technique, de l’autre on considère que le fondateur de cette science donne illusoirement à ses principes le rang de principes éternels, transposant en métaphysique une méthode particulière. On admet qu’il est un des fondateurs de la science moderne et du monde contemporain, soit pour voir dans sa négligence la source de ce que cet essor a de pire, avec sa prétention folle à rendre l’homme maître et possesseur de la nature, soit pour glorifier un héros à l’origine du développement de l’industrie et des techniques caractérisant ce monde, mais un héros aujourd’hui dépassé.
Tantôt Descartes paraît avoir manqué à l’exigence de radicalité; il est un de ceux qui ont conduit aux positivismes et il convient de dépasser la philosophie en général ou la tradition métaphysique par une pensée véritablement fondamentale. Tantôt l’exigence cartésienne de radicalité est contestée et avec elle la possibilité même d’accéder à des principes, c’est-à dire à la philosophie, qui ne peut être en fin de compte qu’un discours sur la science: il n’y a de vérité que dans le cadre des sciences positives toujours en devenir.
On conclut soit au dépassement de la philosophie par la pensée, soit à la nécessité d’en rester aux savoirs positifs, et chaque fois la philosophie se trouve finalement refusée. Du même coup la raison se trouve réduite de part et d’autre aux procédés des sciences positives, empirico-mathématiques, et le refus légitime de cette rationalité étriquée, devenu misologie ou même irrationalisme nourrit les positivismes.
La contestation contemporaine de la philosophie cartésienne a pour origine une certaine compréhension de la critique kantienne de la métaphysique comme critique du cartésianisme. Que veut dire Kant, en effet? Psychologie, cosmologie et théologie rationnelles prétendent s’élever au suprasensible, objet des idées, comme si le suprasensible pouvait être l’objet d’un savoir ou d’une connaissance scientifique au même titre et dans le même sens que les mathématiques. Les mathématiques étant en effet a priori et non empiriques, on a cru la raison capable de connaître des objets qui ne peuvent être donnés dans aucune expérience possible et on les a pris pour modèle en métaphysique.
Or la Critique de la raison pure établit qu’elles ne peuvent construire leurs concepts sans la sensibilité: les formes a priori de la sensibilité sont les conditions transcendantales de l’intuitivité qui fait l’évidence mathématique, si bien que cette évidence ne signifie pas que l’esprit est capable d’intuition intellectuelle et peut s’élever sur les ailes des idées jusqu’à la connaissance de l’âme et de la liberté, mais qu’au fond la certitude des mathématiques n’est pas séparable de celle que nous avons du monde.
Il en résulte que jamais la liberté ou l’âme ne sera l’objet d’une science mathématique et positive. D’un même mouvement la connaissance objective est limitée et fondée: il est maintenant manifeste qu’une physique mathématique est possible, non une métaphysique ayant les mathématiques pour modèle. C’est dire aussi bien qu’il n’est plus nécessaire de faire appel à la véracité divine pour comprendre que les mathématiques permettent une physique.
Qu’un même Dieu ait créé notre esprit, avec ses idées, et le monde, avec ses lois, qu’il ait créé les mathématiques et la nature, nous n’avons plus besoin de le poser en principe pour comprendre qu’une connaissance mathématique des objets de l’expérience soit possible: la conscience et notre rapport au monde sont par essence tels que les phénomènes peuvent et doivent être appréhendés selon des lois mathématiques, et par conséquent ces lois ne sont pas les lois des choses en soi.
Nous n’avons plus besoin d’un fondement métaphysique ou ontologique de la physique: la physique n’est pas une ontologie, ni même une philosophie seconde.
En ce sens, Kant fonde, le premier, avant même les physiciens, car Newton avait besoin de Dieu, la séparation radicale de la physique moderne et de la métaphysique, et les mathématiques, ramenées pour ainsi dire sur terre, ont perdu leur divinité, elles ne présentent plus aucun intérêt métaphysique.
Du même coup le sens accordé par Descartes aux mathématiques et à la physique doit nous paraître étrange, puisque la physique demeure chez lui une philosophie seconde enracinée dans la métaphysique, philosophie première.
Dirons-nous que toute sa métaphysique a été fabriquée pour fonder sa physique, et expliquerons-nous la métaphysique cartésienne par la science cartésienne, contrairement à l’intention de leur auteur? Dans l’histoire de ses pensées qu’est le Discours de la méthode, Descartes raconte comment il a pratiqué les mathématiques, et même la physique, en fonction de sa méthode, avant de conduire méthodiquement le doute, de telle sorte que la fondation de la science a été accomplie après la construction de la science et la détermination de la méthode. Les principes sont proposés comme fondements d’une science déjà fort avancée.
Ainsi, faisant part à Mersenne, le 11 novembre 1640, avant la publication des Méditations, de son projet d’écrire un cours sous forme de thèses pour enseigner toute sa philosophie, annonçant donc les Principes de la philosophie (philosophie désigne ici d’abord la physique, qui ne vaudra pas pour Pascal une heure de peine …), Descartes lui demande instamment de n’en rien dire à personne avant l’impression des Méditations:
Car peut-être que, si les Régents le savaient, ils feraient leur possible pour me donner d’autres occupations, au lieu que, quand la chose sera faite, j’espère qu’ils en seront tous bien aises. Cela pourrait aussi peut-être empêcher l’approbation de la Sorbonne, que je désire, et qui me semble pouvoir extrêmement servir à mes desseins: car je vous dirai que ce peu de métaphysique que je vous envoie, contient tous les principes de ma physique.
La philosophie première a pour fonction de fonder la philosophie seconde -la physique- et même de la faire admettre aux scolastiques, par une sorte de ruse théorique mais aussi rhétorique. Il est en outre manifeste que cette métaphysique, en quantité ou même par son contenu, est fort peu de chose. Les racines sont moins volumineuses que l’arbre de la philosophie.
N’est-il pas vrai que cette métaphysique a été tout entière fabriquée pour la physique? Descartes, voulant délivrer ses lecteurs de l’aristotélisme de la physique scolastique, n’a-t-il pas fort imprudemment mis en branle tout le destin de la science moderne et du monde de la technique?
Les principes (le cogito, Dieu) sont faits pour fonder une physique déjà constituée, ou du moins ils sont conçus en fonction d’une idée du savoir que le doute ne met jamais en question. Tout se passe comme si la pensée de Descartes était orientée par l’idée de la physique moderne, comme si par conséquent, une certaine forme de mathématisme déterminait toute sa métaphysique. Toutefois la physique, tronc de l’arbre de la philosophie, si on l’entend comme le veut Descartes, c’est-à-dire comme philosophie seconde, ne saurait être coupée de ses racines: elle n’est pas réellement compréhensible sans la métaphysique. En outre -et n’est-ce pas le principal?- l’arbre de la philosophie est aussi bien la sagesse, couronnée par la morale, sa plus haute branche. Or rien n’est plus contraire à l’esprit des sciences contemporaines que l’idée d’une physique qui sort d’une métaphysique, porte une morale, et appartient, comme science, à la sagesse.
On peut certes croire que la philosophie cartésienne est l’illusion selon laquelle la science moderne est le tout de la pensée. L’intérêt de Descartes pour les mathématiques signifierait dans ces conditions qu’il est un esprit étrange, au point d’étendre à l’existence tout entière les mathématiques telles qu’on se les figure d’ordinaire, celles qui président aujourd’hui à la mise en œuvre de techniques et d’industries. Alors on parlerait avec raison d’esprit cartésien pour désigner une manière absurde de considérer mathématiquement ce qui n’a pas à l’être, manie de l’organisation qui ne peut manquer de maltraiter les hommes et d’en faire de purs instruments. Mais il suffit d’être attentif au style de Descartes pour comprendre que le cartésianisme de Descartes n’a rien de commun avec la gestion mathématique des choses et des hommes qui caractérise une certaine modernité.
Si l’on admet que la physique cartésienne n’est pas la physique moderne, qu’elle est réellement une partie de la philosophie; que la métaphysique n’en est pas une simple justification après coup et que le lien de la métaphysique, de la physique, de la médecine et de la morale doit être effectivement pensé et compris, alors, dans cette hypothèse, la physique et la médecine cartésiennes n’étant nullement ce qu’on entend aujourd’hui par recherche scientifique ou médicale, la critique ordinaire du cartésianisme perd tout sens. Par exemple la médecine n’a pas aujourd’hui pour fin le bon usage des passions: elle s’évertue au contraire à soigner les maladies qui résultent de leur débordement; elle n’est qu’un moyen de plus au service des désirs; elle n’est pas cartésienne.
Le sens donné par Descartes à la transformation de la nature par l’homme n’est pas celui qu’on voit dans le monde de la technique. Les mathématiques sont absentes de l’arbre de la philosophie et la philosophie seconde exposée dans les Principes de la philosophie n’en fait pas usage et semble les ignorer. La Dioptrique et les Météores, où les mathématiques sont présentes, ne se servent pas de la géométrie de 1637, c’est-à-dire des découvertes mathématiques qui font la gloire de Descartes. Ces trois traités, proposés en même temps comme exemples de la méthode, sont-ils donc sur le même plan? Ont-ils le même rapport à la méthode? En sont-ils le fruit dans le même sens? Quel sens Descartes lui-même donnait-il à sa géométrie algébrique, absente des Principes de la philosophie? Il faudrait ici distinguer l’espèce de géométrie physique qu’il utilise en effet dans sa physique, ou du moins cette autre sorte de géométrie qui se propose pour questions l’explication des phénomènes de la nature et la Géométrie abstraite, c’est-à-dire la recherche des questions qui ne servent qu’à exercer l’esprit, qu’il a résolu de quitter. Or la géométrie algébrique de 1637, qui n’appartient jamais à la physique cartésienne, est ce qui permit plus tard l’essor de la physique mathématique.
Descartes ne voyait nullement dans ce qu’on appellera la géométrie analytique ce qu’après lui -après l’invention du calcul infinitésimal- on en ferait, c’est-à-dire une sorte de langage pour une physique. Nous chercherons donc ce qu’il appelle le vrai usage des mathématiques et quel lien il établit entre mathématiques et philosophie, entendant par là non pas la philosophie seconde, mais la philosophie première. Nous ne considérerons pas le lien des mathématiques et de la physique, mais celui, plus fondamental et plus probant pour notre propos, des mathématiques et de la métaphysique. C’est parce qu’en effet les mathématiques sont chez lui liées à la métaphysique d’abord que Descartes n’est pas victime d’un quelconque mathématisme.
Résumons les objections: le Discours fait explicitement de la pratique des mathématiques et de l’invention de la géométrie analytique des événements fondateurs dans la vie de Descartes. La méthode y paraît présentée comme la généralisation à toutes les connaissances humaines de la méthode mathématique telle qu’elle a été mise au point pour et par la géométrie analytique, dont le succès permet à lui seul de dire que c’est la bonne méthode. Ainsi il est admis que toutes les connaissances humaines s’entre-suivent en même façon que les propositions mathématiques et que ce qui ne peut prendre ainsi place dans l’ordre n’est pas du tout connaissable: la connaissance est mathématique ou n’est pas, comme l’indique le terme même de mathématique qui désigne ce qui peut s’apprendre. L’idée d’un ordre des raisons en métaphysique paraît donc l’extension à la métaphysique d’une méthode mathématique. Parler de doute méthodique, n’est ce pas oublier de faire porter le doute sur la méthode? La première règle de la méthode assimile le clair et l’indubitable: doute et méthode, c’est la même chose, ce qui veut dire que le doute découle d’une certaine idée de la pensée qu’il ne remet jamais en cause. Les présupposés mathématiques du doute n’auraient pas été pensés par Descartes.
Pour comprendre l’intention expresse de Descartes, replaçons l’exposé de la méthode dans son contexte. Le Discours de la méthode est d’abord le récit de l’histoire des pensées de Descartes. Pourquoi a-t-il considéré comme nécessaire de faire connaître à ses lecteurs son itinéraire personnel? Pourquoi fera-t-il plus tard à la princesse Élisabeth des confidences sur son emploi du temps? Il faut que ces confessions aient été imposées par des raisons strictement philosophiques: parler de soi n’était pas dans les usages de l’époque.
Et si Descartes fait le récit de sa vie pour présenter sa propre expérience comme un exemple et non comme un modèle, s’il ne se propose pas d’enseigner sa méthode mais de la soumettre au jugement du lecteur, il n’y a là ni artifice rhétorique, un écrivain flattant son lecteur au lieu de se poser devant lui en maître, ni mensonge politique ou ruse avec la censure, qui en effet verrait d’un mauvais œil qu’il se mêle d’enseigner la nouvelle science. Sa prudence (au sens aujourd’hui commun de ce terme) ne saurait s’expliquer par le caractère particulier de la situation politique et religieuse de 1637. Elle repose sur l’idée qu’il a de l’extrême difficulté -ou même de la quasi-impossibilité- de la tâche qu’il se propose d’entreprendre, et particulièrement sur les risques entraînés par le doute que peu d’esprits sont capables de mener à bien sans se perdre.
Lorsqu’il écrit qu’il ne se serait lui-même jamais lancé dans une entreprise aussi risquée, mais qu’au lieu de constituer son propre fonds d’opinions, il aurait suivi celles des autres, s’il n’avait pas été mis par les circonstances de sa vie devant une telle diversité de maîtres et d’opinions qu’il lui est devenu impossible de savoir lequel ou lesquelles suivre, il faut le prendre au mot. Descartes a fait preuve dans l’organisation de son travail de savant et de philosophe d’une prudence extrême; il n’a jamais cru que son génie, qu’il n’ignorait pas, l’affranchissait des limitations et des faiblesses inhérentes à notre nature et le rendait capable de se lancer sans déni la précipitation inévitable.
La vie humaine est telle que nous ne pouvons pas ne pas commencer par être enfants: nul ne naît avec le plein usage de sa raison, nul n’est premièrement capable de penser par lui-même. La nature humaine est telle qu’il nous est impossible de ne pas commencer par croire; elle est telle que, assaillis par l’urgence de l’action, nous devons agir avant de savoir. Il est inévitable que nous préjugions et que nous nous précipitions. La sagesse est le refus de se presser, et, lorsque l’urgence impose d’agir, le refus d’engager son jugement dans les décisions qu’il faut bien prendre: elle se résume en quelque sorte dans la conscience du caractère provisoire de tout ce qui est humain, dans la conscience que tout ce que nous avons cru et décidé l’a été en fonction d’un état donné de notre instruction et de notre devenir, sans que jamais nous puissions prétendre qu’enfin nous avons jugé et tranché en connaissance de cause. Toute décision contiendra toujours une part d’obscurité.
Mais le comprenant clairement, nous sommes délivrés de l’irrésolution et du remords, dans l’action, qui ne souffre aucun délai: il suffit que nous ayons fait tout notre possible, c’est-à-dire que nous ayons pris nos décisions en fonction de ce que nous pouvions savoir au moment où il fallait les prendre, et nous ne sommes pas comptables de notre ignorance. Au contraire, nous pouvons remettre à plus tard la construction d’une vraie science. Patience et résolution, vertus en apparence contraires, en réalité complémentaires.
Ainsi la morale par provision nous permet d’agir tout en demeurant ignorants et libres dans notre jugement. Nous pouvons prendre le temps de tout examiner et peser en matière de théorie, et même risquer de ne jamais sortir du doute, sans risquer l’irrésolution. Le dessein de n’user que de raison et la morale par provision se soutiennent l’un l’autre, de telle sorte que celui-ci est à la fois le fondement et la conséquence de celle-là.
La méthode est l’art de bien user du temps. Le fondement métaphysique de cette temporalité est la disproportion de la volonté et de l’entendement: que la liberté soit infinie et l’entendement fini signifie qu’il est impossible qu’un jour nous soyons assez savants pour ne plus avoir à nous déterminer dans l’ignorance; la volonté, infinie, se porte à des choses sur lesquelles l’entendement, fini, ne peut assez l’éclairer: la morale par provision, en ce sens, est définitive; l’homme jamais ne peut sortir du provisoire. Et si l’on entend cette disproportion non plus comparativement ou quantitativement, elle est la contradiction en nous d’une spontanéité absolue et d’une passivité irréductibles l’une à l’autre. Notre nature finie consiste en ce que nous devons recevoir et non produire la lumière; nous ne sommes pas créateurs du vrai; nous ne sommes pas Dieu en qui voir et vouloir sont une seule et même chose. Mais nous sommes en quelque façon semblables à lui par l’infinité de notre volonté, et cette infinité est la nature de la volonté, non son extension; ce n’est pas une propriété extrinsèque de la volonté mais sa liberté de volonté, que rien ne peut contraindre, pas même l’évidence ou son inclination à se rendre à l’évidence.
L’analyse malebranchiste de l’attention nous paraît éclairer admirablement cette pensée. La prière est l’acte par lequel nous accueillons la lumière divine; nous allons au devant de ce que pourtant nous ne pouvons que recevoir et non produire. Ainsi il faut la volonté pour que nous recevions la lumière naturelle. L’attention est l’acte de la liberté qui nous rend disponibles à une lumière que nous ne produisons pas par notre activité mais que nous ne pouvons voir que passivement, que recevoir. Elle est une prière naturelle. L’attention caractérise un être en qui voir et vouloir ne sont pas une seule et même chose, c’est-à-dire qui, s’il ne voit pas du seul fait qu’il le veut, doit vouloir pour voir et qui par conséquent peut être blâmé ou loué selon qu’il a ou non voulu la vérité dont il n’est pourtant pas le créateur.
La distinction de l’entendement et de la volonté signifie pour l’homme la nécessité de l’attention, dont Dieu n’a nul besoin, pas plus, donc, que de la méthode, parce qu’il n’est pas distrait de la lumière qu’il produit mais ne reçoit pas. Et cette distraction fondamentale, c’est le temps.
Je remarque cette faiblesse en ma nature, que je ne puis attacher continuellement mon esprit à une même pensée …
La disproportion de la spontanéité et de la réceptivité, de la volonté et de l’entendement, c’est la même chose que la temporalité: c’est ce qui fait que la morale par provision est définitive, qu’il y a toujours urgence, et qu’il nous est impossible de vivre toujours en pleine lumière.
Le temps, c’est de la nuit. Le temps de la vie et le temps de la pensée sont une seule et même chose.
Sans doute l’usage du temps en un être fini est-il liberté. Il dépend de moi d’être attentif et donc de voir, et la passion qu’est la perception du vrai procède en ce sens du vouloir. Qui ne regarde pas jamais ne verra. Chacun a la lumière qu’il mérite.
De même le doute libérateur est rendu possible par le temps. C’est en effet une manière de se détourner soi-même de la lumière, une distraction cette fois volontaire. Devant l’évidence, je ne puis douter, que je considère que deux et deux sont quatre, ou bien que je pense, que je suis. Mais me détournant de cette lumière, m’en distrayant cette fois délibérément, je puis me dire, une fois le moment de l’évidence passé, que tout à l’heure, lorsque l’évidence m’éblouissait, j’étais victime d’un charme, comme les moustiques qui se précipitent sur un feu; je puis me dire qu’un malin génie m’a fait tel que la lumière me trompe, c’est-à-dire m’aveugle au lieu de m’éclairer comme je le crois naturellement. En ce sens, la temporalité est la condition du recul que nous pouvons prendre par rapport à nos propres pensées; elle ne nous enferme pas dans notre finitude.
Mais il n’en faut pas conclure que le temps est la liberté et qu’il constitue ainsi notre être. Nous sommes libres par l’infini, non par la temporalité, quoique nous devions, pour être libres, ne pas vouloir échapper à notre finitude, c’est-à-dire employer et non refuser le temps. Fondamentalement, le temps signifie la faiblesse de notre nature, le caractère inévitable de la distraction et de la dispersion de la lumière: il faut une ruse pour transformer la distraction en liberté, en recul volontaire; il faut l’ordre, la méthode, pour garder la lumière. Il faut un emploi du temps qui est la méditation et aussi la vie.
Le temps anthropologique et le temps métaphysique signifient tous deux la nécessité où l’homme est d’apprendre. D’une part nous naissons et il faut toute une longue croissance pour que l’enfant devienne homme. Mais que la vie interdise que nous naissions avec le plein usage du bon sens, il faut que nous en trouvions aussi la raison dans la nature de l’âme, ou bien l’union de l’âme et du corps serait impossible. D’autre part, en effet la finitude qu’est la temporalité est découverte par le mouvement même de la méditation alors que tout ce qui concerne le corps a été mis entre parenthèses: la finitude, découverte dans le doute, est d’abord finitude d’une âme qui ne crée pas le vrai et doit passivement le percevoir. L’âme doit donc apprendre la vérité. Sans doute la trouve-t-elle en elle-même, comme le dit l’innéisme, mais découvrir en nous-mêmes peu à peu toute la richesse dont nous sommes porteurs, c’est bien apprendre. Dieu n’a jamais rien eu à apprendre ou à découvrir en lui-même.
En ce sens la nécessité d’apprendre est fondée aussi bien sur la finitude de l’âme que sur la nature du corps qui nous fait naître enfants, et, cela signifie que l’incarnation n’est pas saugrenue: que la vie dans le monde et dans le corps n’est pas pour l’âme contraire à sa nature. La finitude tient d’abord à la nature de notre esprit, elle n’a pas pour fondement notre existence physique. Le corps sied à l’âme humaine.
La vie est naturellement contraire à l’ordre vrai selon lequel un esprit libre conduit ses propres pensées, et même, en ce sens, elle exclut la liberté. Il faut donc comprendre comment il est possible à un homme d’échapper à la nuit du temps pour désocculter et maintenir la lumière naturelle, cela toutefois sans sortir du temps, sans cesser d’être homme.
Ainsi l’ordre temporel selon lequel Descartes a dû avancer doit être connu de son lecteur pour que l’ordre des raisons lui-même soit compris, ou du moins pour faire voir comment il est possible de passer de l’enfance de la pensée -de la pensée que l’histoire nous a imposée et que nous ne conduisions pas- à la pensée selon l’ordre, libre. Car pour tout homme, l’entrée en philosophie fait problème en raison de l’inévitable distorsion qu’il y a entre l’ordre chronologique et l’ordre logique, entre l’histoire et l’ordre des raisons, et le passage nécessaire par l’âge des préjugés semble même rendre presque impossible un véritable âge de raison. Nous ne pouvons pas commencer par les principes mais seulement par les préjugés, et même par préjuger. Car quand bien même nos nourrices et nos précepteurs ne nous diraient rien de faux, nous commencerions par les croire avant de juger ou de pouvoir juger leurs propos et de les examiner selon l’ordre. Nous ne pouvons commencer que par prendre l’habitude de préjuger: une façon de penser qui est le contraire du jugement s’installe en nous sans que nous y puissions d’abord rien, elle a tout le temps de s’inscrire profondément en nous.
Nous avons beau voir maintenant que nous ne pouvons nous fier à ce que nous croyons, il suffira que nous ne considérions plus ces raisons pour que nos anciennes opinions reprennent pour ainsi dire le dessus. Sans doute la conversion philosophique, ne concernant qu’un seul esprit, est-elle sans commune mesure avec une révolution historique, politique ou institutionnelle, par exemple dans les programmes scolaires. Mais s’il est vrai qu’on ne peut raser une ville tout entière pour en construire une autre, véritablement tracée au compas, ne pouvant loger entre temps les habitants, et encore moins assurer l’existence civile d’un peuple pendant le temps d’une révolution qui renverse l’État, s’il est vrai qu’une révolution dans le temps de l’histoire introduit une discontinuité telle qu’elle est pire que le mal réel qu’elle veut soigner, s’il est vrai aussi qu’une telle catastrophe, limitée aux pensées d’un seul homme lorsqu’il entreprend, sans cesser de vivre selon les usages en vigueur, de réformer ses propres pensées, ne met pas en péril l’État ou les institutions universitaires, comment ne serait-ce pas catastrophique pour lui-même? Voilà pourquoi les précautions que Descartes dit avoir prises, et la limitation de son propos à sa réforme personnelle ne sont pas rhétoriques et ne tiennent pas au fait qu’il sera lu par la censure. Comment rompre avec son histoire et avec l’habitude de préjuger qu’elle nous a fait prendre? N’est-ce pas plus difficile encore que de renverser un État? Kant notera, pour répondre à la question Qu’est-ce que les Lumières?, qu’une révolution peut renverser un despote, sans pour autant empêcher qu’avec le nouveau régime les hommes continuent d’être prisonniers de nouveaux préjugés, tout neufs …
La mort du despote ne rend pas nécessairement adultes les esclaves libérés, et il est plus difficile de changer de mode de penser que de tout détruire. Il faut une révolution qui commence par renverser toutes nos croyances et, une fois le sol enfin trouvé, il faut tout reconstruire sans que l’ancien mode de penser garde la moindre influence sur la nouvelle entreprise. Est-il vraiment possible d’échapper à l’histoire pour devenir philosophe, et pleinement homme, raisonnable?
La révolution personnelle que se propose Descartes n’a pu être et n’a pas été instantanée, et lui-même ne le prétend pas. Certes il faut ici une prise de conscience: l’illumination de 1619 est l’événement par excellence dans l’histoire personnelle des pensées de Descartes; mais cette révolution a été préparée par les années d’études et les voyages. La première partie du Discours ainsi que le quatrième alinéa de la seconde décrivent le long processus qui a contraint Descartes à prendre la résolution de douter et de construire seul l’édifice du savoir humain. Il a fallu qu’avant de prendre lui-même en main son destin et ses pensées, il y soit préparé par les circonstances; il lui a fallu de la chance: beaucoup d’heur … Remarque essentielle: la fortune est nécessaire au théoricien, comme à l’homme d’action. La volonté de raison ne s’éveillerait pas si les circonstances ne l’aidaient en quelque sorte à se découvrir. L’homme ne peut naître à lui-même sans une certaine chance. La naissance de l’esprit est contingente, comme toute naissance. La temporalité signifie que la part de la fortune dans les choses humaines et même dans la philosophie est irréductible. Descartes garde le sens antique de la contingence, totalement absent du cartésianisme moderne qu’on lui impute.
Et la conversion philosophique de cette nuit-là n’est pas encore suffisante et ne pouvait l’être. Même une fois la nécessité de douter comprise, une fois la nécessité de rompre avec l’enfance et avec tout le passé de l’humanité clairement vue, la rupture, commencée, reste à accomplir et il faut la préparer: il faut d’abord prendre le temps de s’entraîner pour lutter contre une façon de penser qui s’est enracinée avec le temps, et dix années ne seront pas de trop pour contrebalancer les vingt-trois années précédentes. De la même façon il faut s’entraîner à la morale par provision, s’accoutumer à cela même qui pourtant est évident. Descartes sait qu’il ne suffit pas ici de voir, mais qu’il faut s’entraîner à n’agir que selon la raison, pour déraciner l’habitude que nous avons inévitablement prise d’agir sans elle ou contre elle. Ainsi il ne suffit pas de voir évidemment que ce qui nous est inaccessible doit être considéré comme absolument hors de notre portée (aussi bien que d’avoir des ailes pour voler, ou un corps de verre) pour cesser de le désirer, il faut nous accoutumer à le croire, par des exercices.
S’il est évident que ce qui n’est pas en notre pouvoir doit être considéré par nous comme absolument impossible quoique ce ne soit impossible que relativement à nous, il ne suffit pas de le voir évidemment. Délivrés du désir que nous avons d’une chose hors de notre portée, par exemple du désir que revive un ami disparu, il faut donc s’y accoutumer: s’accoutumer à croire ce qui est évident, afin que la lumière naturelle nous persuade avec autant de force que les préjugés ou les désirs et ainsi les vainque. Il ne faut pas croire que c’est se forcer à admettre par l’habitude quelque chose de faux -s’inculquer soi-même un préjugé- mais il ne faut pas davantage oublier que sans l’habitude, l’évidence elle-même n’est qu’une lumière fugitive, car les préjugés nous en détournent.
Comme la pratique, la théorie doit être préparée par un long entraînement qui fasse de l’évidence une habitude. L’obscurité de l’exposé de la métaphysique dans le Discours de la méthode provient en partie, selon Descartes lui-même, de ce qu’il a supposé que certaines notions que l’habitude de penser lui a rendu familières et évidentes le devaient être aussi à chacun: c’est aussi bien dire que l’habitude lui a rendu l’évidence évidente -et il sait que son principal mérite est d’avoir su se familiariser avec la clarté. Car l’habitude de préjuger nous ayant éloignés de la lumière, il faut longtemps nous entraîner pour la retrouver, ou pour ainsi dire nous familiariser avec les idées innées. C’est la raison pour laquelle Descartes pouvait dire qu’il ne faut pas seulement lire Descartes, mais aussi méditer par ordre les mêmes choses qu’il a dit avoir méditées. Il faut que l’évidence devienne un préjugé, ou bien nous préjugerons toute notre vie. Le doute n’est pas la capacité de revenir à chaque instant sur ce qu’on a tenu pour vrai; cela, c’est l’irrésolution. Il est la manière dont l’esprit s’assure une lois pour toutes d’une évidence sur laquelle il n’est plus question de revenir, à laquelle il a fallu s’entraîner, et qu’il faut conserver en s’aidant de l’habitude.
Ainsi, être adulte, c’est prendre conscience de la nécessité de refaire son éducation pour devenir adulte, ce n’est pas avoir appris et cesser d’apprendre, mais commencer enfin à apprendre vraiment.
C’est devenir son propre maître ou son propre précepteur, autodidacte: on n’apprend vraiment que ce qu’on découvre soi-même, et il faut s’y préparer soi-même par des exercices et un style de vie. Seul celui qui un jour pourra considérer qu’il a appris tout ce que cette seconde école peut apprendre, pourra se dire adulte et réellement raisonnable, homme enfin, ses jugements étant en effet devenus aussi purs et aussi solides qu’ils auraient été, s’il avait eu l’usage entier de sa raison dès le point de sa naissance et qu’il n’eût jamais été conduit que par elle. Un tel homme, si toutefois cet idéal est réalisable par l’homme, être qui naît enfant, être inscrit dans le temps de la vie et de l’histoire, serait seul capable de former une pensée qui soit pleinement une pensée, c’est-à-dire qui soit pure de tout préjugé: science véritable.
On sait qu’en 1640 Descartes ne prétend pas sa préparation suffisante, mais écrit seulement qu’il n’a plus le temps d’attendre, ayant déjà 44 ans: le premier alinéa de la Méditation première est essentiel. Descartes rappelle qu’il a depuis un certain temps pris conscience que beaucoup de ses opinions étaient fausses, que ses principes étaient mal assurés, et qu’il lui fallait donc tout reprendre à partir des fondements.
Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter; ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir.
Parler ainsi le langage de l’action pour rendre compte d’une décision théorique, c’est dire que la métaphysique elle-même repose sur un acte de la volonté et une résolution de même nature que les décisions de la vie: il est toujours trop tôt pour se lancer dans la métaphysique. Et la métaphysique est donc elle-même par provision!
Ainsi l’exposé de la méthode est inséparable du récit d’une époque tout à fait particulière de l’itinéraire personnel retracé par le Discours, celle des dix années de préparation et d’entraînement que Descartes s’octroie avant d’entreprendre de construire sur un sol entièrement nettoyé l’édifice de la philosophie. Descartes à 23 ans est déjà assez mûr pour se donner le loisir d’atteindre sa vraie maturité, au risque de ne jamais rien publier si la mort le surprend trop tôt. Il fait un plan de bataille, organisation d’un emploi du temps provisoire préparant à la maîtrise du temps qu’est l’ordre vrai des raisons, conduite provisoire de ses pensées qui prépare la conduite définitive et qui commande toute sa vie d’homme.
Au début de la Méditation première Descartes dit que son esprit est libre de tous soins, ou, dans le Discours, que sa condition ne l’oblige pas à faire un métier de la science pour le soulagement de sa fortune. La chance de pouvoir vivre de ses rentes libère du souci de faire carrière. Ce ne sont pas des remarques sans importance. La philosophie doit pouvoir compter sur certaines conditions historiques et sociales. Nous l’avons vu, la liberté de la pensée est tributaire de la fortune. Non seulement la prise de conscience de la nécessité de douter est liée à certaines circonstances, mais la possibilité qu’a Descartes de se donner le temps de s’entraîner avant de tout détruire et reconstruire tient aussi à la fortune.
Et l’on peut imaginer un monde excluant la raison, une société interdisant toute science, ne laissant plus à personne la liberté de penser, assujettissant toute recherche à ses intérêts; même, au nom de l’égalité, on ne tolérerait plus qu’un homme se consacre à ses études sans travailler comme les autres à la bonne marche des affaires: ce serait une société d’esclaves. Son extension à toute la terre interdirait de trouver l’abri de quelque Hollande.
Pour quelles raisons Descartes dit-il, dans le Discours, avoir entrepris sa Géométrie? Les mathématiques telles qu’elles sont en 1619, c’est-à-dire la géométrie des anciens et l’algèbre des modernes, ne conviennent pas encore à leur vrai usage, l’une parce que sa pratique ne peut exercer l’entendement sans fatiguer beaucoup l’imagination, l’autre parce que les chiffres n’y font qu’embarrasser l’esprit: les mathématiques ne sont pas assez rationnelles, elles ne permettent pas encore d’apprendre à bien user de sa raison. Ainsi le jugement porté par Descartes sur les mathématiques que lui lègue l’histoire de l’humanité est double. D’une part, ce sont des sciences en ce qu’on y trouve de véritables démonstrations: l’évidence de leurs raisons en fait l’unique exemple de connaissance claire et certaine et leur pratique a éveillé en lui la conscience de rationalité.
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entre-suivent en même façon …
Mais par là les mathématiques ne sont pas considérées comme un modèle pour la rationalité, car d’autre part Descartes remarque que, telles qu’elles sont, avant que lui-même ne les réforme, elles font la part de l’imagination beaucoup trop belle, de telle sorte qu’elles ne conviennent pas assez à l’entraînement de la raison, et même que leur pratique déshabitue d’user de la raison. N’est-ce pas dire que les plus brillants géomètres se trompent dès qu’ils parlent d’autre chose que de géométrie?
Règle IV:
C’est que rien n’est plus vain que de s’occuper des nombres abstraits et des figures imaginaires, au point de sembler vouloir se contenter de connaître de pareilles bagatelles; rien n’est plus vain que de s’appliquer à ces démonstrations superficielles, que l’on trouve plus souvent par hasard que par savoir-faire, et qui sont du ressort des yeux et de l’imagination plus que de l’entendement, au point de se déshabituer en quelque, sorte d’user de sa raison.
Le caractère exceptionnel des mathématiques en fait l’unique cas de science, et à partir de cet unique exemple, par un processus réflexif qui n’a rien d’une généralisation du particulier, il est possible de s’élever à l’idée de science, laquelle permet à la fois de reconnaître l’exemple, de voir son insuffisance, et partant de le corriger. Descartes en effet a pour point de départ les mathématiques de son temps, et il n’a pas le choix. Mais il reconnaît en elles, telles qu’elles sont, une science: ce jugement a nécessairement pour présupposé une idée de la science.
Il faut ici se garder de confondre présupposé et préjugé, d’autant qu’il est nécessaire de se référer aussi à une idée de la science pour prétendre que l’idée cartésienne est insuffisante, et il la faudra avoir en soi avant même d’avoir développé la nouvelle science, ou bien jamais on ne verra que la science cartésienne est insuffisante. Ainsi l’idée de la science qui permet à Descartes ou à tout homme de reconnaître que tel exemple de science, l’arithmétique ou la géométrie des anciens, est bien un exemple de science, ne dérive pas par induction ou généralisation des exemples qu’elle permet de juger. L’arithmétique et la géométrie sont l’occasion (c’est le mot dont use Descartes) qui permet de s’élever à l’idée de la science, c’est-à-dire à l’idée d’ordre, dont elles sont d’abord les seuls exemples donnés aux hommes, et il est alors possible de penser cette idée.
Insistons, cette idée à laquelle la réflexion s’élève à partir de l’exemple ne dérive pas de l’exemple. Il faut au contraire que Descartes l’ait en lui, qu’elle soit implicitement présente en son esprit, pour qu’il puisse juger que l’exemple est un exemple de science. L’exemple est bien ce dont la rencontre nous permet de découvrir en nous son idée et ainsi, le comparant à elle, de juger s’il lui est ou non conforme, de telle sorte qu’il devient possible de l’y conformer toujours davantage. C’est pourquoi la pratique d’une science et sa réforme sont pour Descartes la manière dont il s’élève à l’idée de la science sans que cette idée soit le décalque d’une pratique particulière et datée, et sans non plus qu’elle soit séparable de cette pratique.
Le mouvement par lequel la science est découverte à même un exemple correspond à ce que dit Descartes des présupposés contenus dans l’intuition du je pense, c’est-à-dire des notions implicites de pensée et d’être, et même de la connaissance implicite de l’axiome, tout ce qui pense est. qui précède l’acquise, je pense, je suis. Si en un sens le général fonde le particulier, dans l’ordre de la découverte le particulier précède le général et ne saurait en être déduit par syllogisme.
L’élucidation des présupposés du cogito ne fait pas de celui-ci une conclusion ni de ceux-là des prémisses. De la même façon on ne peut faire comprendre en général à un enfant que le tout est plus grand que la partie, si on ne lui en montre des exemples en des cas particuliers. Je commence donc par subsumer l’exemple sous la règle, avant toute élucidation, formulation ou même conscience de la règle dans sa généralité, et tel est l’exercice naturel du jugement; puis je réfléchis sur mon jugement pour remonter jusqu’à la règle, laquelle n’est pas tant un objet de savoir que ce par quoi je sais. Comme le dira Leibniz, elle est à la pensée ce que sont les muscles à la marche, et telle est en effet la signification de l’innéisme cartésien. C’est donc après coup toujours qu’il est possible de formuler in abstracto la règle dont on a déjà fait usage et que nul jamais ne comprendra s’il n’a pas rencontré un exemple sur lequel exercer son jugement.
Ainsi on ne peut en aucune façon dire ce que c’est que comprendre à qui n’a encore jamais rien compris; on ne peut parler de vérité à qui n’a pas connu une vérité. Descartes ne part pas d’une idée de la science pour ensuite chercher la science ou l’inventer, il part d’une science vraie donnée, comme fera Spinoza, vrai cartésien. La méthode est éminemment réflexive: inséparable de la science effective, elle est immanente à son devenir. Pour la même raison Descartes n’est pas plus un philosophe de la méthode, au sens hégélien, qu’un philosophe prisonnier du modèle mathématique. La méthode ne saurait être donnée dans sa généralité avant ou indépendamment de son application: elle n’est pas un ensemble de règles générales qu’on pourrait apprendre avant de pratiquer les sciences; elle n’est pas une façon absurde de chercher un outil avant les outils pour fabriquer des outils, comme le marteau dont parle ironiquement Spinoza et la règle VII répond déjà à cette objection- ni la méthode que l’introduction à la Phénoménologie de l’esprit récuse, absurde définition de la science qu’on fait précéder la science, de telle sorte qu’un examen des moyens de la connaissance, sous prétexte de critique, préjuge de l’extériorité de la méthode par rapport au savoir, c’est-à-dire coupe le savoir de ses objets, et ainsi interdit qu’on puisse connaître la chose même.
Ainsi prise au sérieux, la seconde partie du Discours de la méthode est moins l’exposé d’une méthode que le récit d’une période d’entraînement; la formulation des règles proposée en 1637 doit être comprise comme le point d’aboutissement de cet entraînement et comme le résumé de ce en quoi il a consisté; les règles ne sont pas des procédés à appliquer ou même des préceptes qui nous dispenseraient de nous entraîner à notre tour. La méthode est, en quatre règles, la formulation de la leçon tirée par la pratique d’un long entraînement, elle en exprime l’esprit; ce n’est pas une méthode qu’on aurait pu concevoir avant de la pratiquer ou qu’il suffirait d’appliquer pour être savant et métaphysicien. Ainsi comprise dans son contexte, la formulation des règles ne semblera plus signifier une abusive extension d’une méthode mathématique à toute la pensée. C’est pour cette raison aussi que le Discours de la méthode n’est pas un traité; il ne fait que parler de la méthode, parce qu’elle ne peut être comprise que par celui qui la pratique, c’est-à-dire s’exerce à bien user de sa raison.
Jamais la méthode ne peut devenir une science constituée, et nul ne peut faire l’économie de l’entraînement. Ne devons-nous pas conclure qu’un ouvrage ou un enseignement philosophiques peuvent bien indiquer la voie, mais non dispenser quiconque de marcher lui-même et absolument seul? Pour cultiver la sagacité de l’esprit, c’est-à-dire s’entraîner à conduire par ordre ses pensées, la Règle X propose des exemples, comme la considération des toiles, des tapis, de la couture et du tricot, des tissus, des jeux mathématiques, etc.. disant: c’est merveille comme tous ces exercices développent l’esprit, et ajoutant cette restriction essentielle: pourvu seulement que nous n’en recevions pas d’autrui la solution mais que nous la trouvions nous-mêmes. Nul ne peut suivre la voie à la place d’un autre; nul ne peut penser par procuration. En ce sens il faut autant de précaution pour lire Descartes que pour comprendre les Dialogues de Platon, écrits eux aussi de telle façon qu’aucun lecteur n’y trouve le monstre d’une philosophie toute faite.
Toutefois Descartes semble demeurer prisonnier du préjugé selon lequel les mathématiques nous proposent le simple, et par conséquent l’exemple est à son insu pris comme modèle, c’est lui qui détermine l’essence de la science: il n’y a pas d’idée de la science supérieure à l’exemple. Or après avoir dit que les mathématiques lui ont permis de s’élever à l’idée d’ordre et que, pour commencer, il n’y a rien de plus simple que ce qu’elles examinent, puisqu’elles sont la seule science démonstrative existante, Descartes ajoute une concession majeure: bien que je n’en espérasse aucune autre utilité, sinon qu’elles accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités et ne se contenter point de fausses raisons. Puis vient l’explication de la réforme de ces sciences. Il n’y a donc là aucun préjugé de la simplicité des mathématiques qui ferait valoir comme principe ce qui n’est pas réellement principe: Descartes considère leur simplicité comme relative. Ce sont elles, qui, maintenant, en 1619, nous proposent le simple le plus simple que nous connaissions, et même le seul exemple de simple dont nous disposions pour nous entraîner.
Ne faut-il pas en conclure que la méthode est une logique par provision? Et s’il est vrai que la Géométrie doit être considérée comme un fruit de la méthode et comme la preuve de sa fécondité, elle est plus fondamentalement encore une propédeutique philosophique. Elle n’est pas un exemple de découverte scientifique au sens banal de cette expression, et n’est pas sur le même plan que les Météores ou la Dioptrique. Elle est ce que l’esprit peut produire de plus proche de l’idée de la méthode, pour permettre un entraînement qui prépare à la métaphysique.
C’est pourquoi nous considérons que les mathématiques de la Géométrie sont la propédeutique de la métaphysique et de la philosophie en tant qu’elle est fondée sur une métaphysique, mais non les mathématiques de la physique, au sens où on l’entend aujourd’hui communément. C’est pourquoi aussi nous ne nous étonnons pas que cette géométrie soit absente de la physique cartésienne. Faisant abstraction de tout ce que les différentes sciences mathématiques (arithmétique, géométrie, algèbre, astronomie, musique, optique et mécanique) ont de particulier, dispersées qu’elles sont selon l’ordre des matières, faisant abstraction des supports ou sujets des rapports que chacune examine, elle mesure ces rapports ou proportions selon l’ordre vrai, et constitue ainsi une mathématique première, indépendante du mouvement des astres, des sons, ou même des figures géométriques.
L’universalité de cette Mathesis permet d’abandonner l’ordre des matières et ainsi de pratiquer l’ordre. C’est en cela que la géométrie analytique a été un moment essentiel de la préparation personnelle de Descartes à la philosophie première sans tenir lieu de philosophie première ou de présupposé inaperçu de la philosophie première: elle est la manière de rendre autant qu’il est possible les mathématiques à la raison, d’en faire autant qu’il est possible une science d’entendement pour s’exercer à bien juger, tout en sachant que ce n’est qu’un exemple encore impur, étant par essence une connaissance de l’imagination et non de l’entendement pur, distincte non seulement de l’ordre, mais aussi de la mesure.
Il faut donc, pour s’entraîner à juger, pour se déprendre de l’habitude de préjuger, réformer la géométrie et l’algèbre de telle façon qu’elles demandent le moins possible d’imagination et que le bon sens s’y exerce le plus possible. Telle est la raison pour laquelle Descartes a inventé et dit avoir inventé la géométrie analytique, subordonnant ainsi totalement le désir de résoudre tel ou ici problème ou d’étendre ses connaissances à la volonté de bien user de sa raison. Pour considérer une proportion en particulier, il convient de la figurer par une ligne, et non par une surface ou un volume qui demande trop d’imagination (ainsi la parabole tracée à partir d’un axe de coordonnée est plus facile à se représenter qu’une section conique); pour considérer les relations selon l’ordre et les engendrer de la plus simple à la plus complexe, il faut un nouveau système de signes. L’essentiel n’est pas de résoudre le plus de problèmes, mais de les résoudre toujours en fonction de ce qu’on comprend effectivement. Descartes propose des solutions annonciatrices dans une certaine mesure du calcul infinitésimal, mais refuse de les admettre dans sa géométrie parce qu’elles ne procèdent pas et ne peuvent procéder de l’ordre: il reste à dégager le sens proprement métaphysique de la limitation cartésienne de la science et de la géométrie elle-même, qui fit dire à Leibniz que Descartes confondait les limites de l’esprit humain et celles de son propre esprit.
Si donc il ne faut pas séparer la géométrie analytique et la méthode, celle-ci étant proposée dans son expression condensée de 1637. S’il faut toujours rappeler que Descartes a invente la géométrie analytique avant de donner au monde une philosophie, pourtant il n’est vrai ni que la philosophie cartésienne découle ou dérive des mathématiques, ni même que Descartes ait été savant, au sens moderne du terme, mathématicien et physicien, pour devenir ensuite philosophe par une conversion ou du moins par un passage de la connaissance d’objet à la métaphysique. L’ordre chronologique des actions et des œuvres ne saurait révéler l’intention qui les anime; la fin seule (le but) peut servir en la matière de principe d’intelligibilité, et elle ne peut en effet être connue qu’après coup. La philosophie, chez Descartes, commence en un sens par les mathématiques, mais elle n’en dérive en aucun sens et elle ne les suit qu’en un esprit qui les pratiquait déjà philosophiquement et en vue de la philosophie. C’est une idée philosophique de la science qui détermine toujours chez lui la pratique même des mathématiques (et de la physique) avant qu’il ait formulé sa métaphysique. Cet esprit philosophique anime toutes les Regulae, qui sont sans doute aussi un manuel d’entraînement personnel que Descartes garde sur lui pendant ses voyages. Il est donc permis de les lire sans y chercher l’épistémologie de la science moderne commençante, mais la philosophie même de Descartes. Le sens de ce qu’on appelle parfois l’évolution de Descartes à partir de 1619 ne saurait être compris qu’en fonction de la compréhension de son emploi du temps, c’est-à-dire de son dessein philosophique. Ce n’est plus une histoire comme les autres, c’est un itinéraire conduit et maîtrisé, dont l’intelligence est inséparable de celle de l’idée qui le dirige, idée philosophique présente dès le début et progressivement élucidée.
Toute la vie de Descartes doit être prise en compte comme celle des philosophes antiques qui voulaient que leur qualité de philosophe se reconnaisse à leur conduite plus qu’à leur œuvre théorique, sachant qu’une vie non philosophique invalide les pensées de celui qui s’y livre. La vie de Descartes est une vie philosophique. Ainsi Descartes ne parle pas en praticien des mathématiques mais en philosophe. Il juge les mathématiques et les réforme en fonction d’une exigence philosophique de raison qui n’est pas primordiale pour les mathématiciens de métier. Il ne se propose ni une épistémologie, ni même un travail scientifique, au sens devenu commun de ce terme. La philosophie de Descartes n’est pas l’expression d’un état des sciences positives à un moment de leur histoire.
Il est accidentel que des parties de la science cartésienne paraissent encore s’accorder sur certains points avec ce qu’on dit aujourd’hui scientifique, et c’est peut-être là le malheur qui a fermé l’accès de Descartes à beaucoup. Cette malchance a épargné Lucrèce, qui pour cette raison peut être philosophiquement compris, encore que le récent atomisme lui ait joué un mauvais tour.
Que retenons-nous généralement de la géométrie analytique? Il suffit de deux axes de coordonnées pour définir par une abscisse et une ordonnée tout point d’un plan: le calcul infinitésimal, que justement Descartes n’a pas inventé, permet de construire l’équation de toute courbe tracée à partir des points inscrits sur un plan, quels qu’ils soient, et il est de cette façon possible de formuler l’équation de n’importe quelle figure plane ou même à trois dimensions. C’est pourquoi il a été possible de fabriquer des machines permettant de tracer sur un écran l’image de n’importe quel objet pour le faire réaliser immédiatement par une autre machine, ou inversement, disposant d’instruments perfectionnés, de mesurer n’importe quel volume, en construire l’équation et le faire reproduire sous n’importe quel angle sur un écran.
D’où d’une part un usage de l’algèbre totalement aveugle et correspond à ce que Descartes voulait à tout prix éviter, lorsqu’il renonça à la logique scolastique, et d’autre part l’abandon de l’idée même de loi: on se contente de formules, les mathématiques permettant de formuler algébriquement n’importe quel rapport dans l’espace. La maîtrise de l’homme sur la nature est effectivement assurée de manière extraordinaire par ces techniques. Le souci d’intelligibilité peut s’endormir complètement, pourvu qu’on réussisse.
Retenons, sur ce dernier point, que l’invention cartésienne de la géométrie analytique n’a pas été faite pour la physique comme par un ingénieur à la recherche de modèles, ni même par un savant déjà assuré que les lois physiques sont mathématiques. Avec sa géométrie, Descartes ne se livre nullement aux mathématiques comme fit Galilée, développant la cinématique et déterminant mathématiquement la loi du mouvement uniformément accéléré parce qu’il avait pour dessein de formuler la loi de la chute des corps. Ainsi la géométrie de Descartes a été comprise ou utilisée de telle sorte qu’est apparue la domination folle de l’algèbre qu’Auguste Comte a diagnostiquée. Or Descartes a voulu que sa géométrie permette d’éviter autant qu’il est possible en mathématiques de mettre en congé l’entendement et il a cherché à limiter le rôle de l’imagination et de l’habileté aveugle. Il n’invente pas un système de signes pour soulager l’entendement mais pour lui permettre d’être le plus présent possible, c’est-à-dire de toujours voir et non d’avancer en aveugle, quitte à limiter ainsi sa puissance d’investigation, puisque le plus important n’est pas de trouver mais d’être intelligent toujours, ce que signifie chez, lui l’idée d’ordre.
Règle X:
Certains s’étonneront peut-être que. dans cette section où nous cherchons à nous rendre plus aptes à déduire des vérités les unes des autres, nous laissions de côté tous les préceptes des dialecticiens, par lesquels ils prétendent gouverner la raison humaine, en lui prescrivant certaines formes d’argumentation, qui concluent avec une telle nécessité que la raison qui s’y confie a beau se dispenser, se mettant en quelque sorte en vacances [etiamsi quommodo ferietur, de feriari, être en fête, en vacances, se donner du loisir, et, avec un complément indirect, se désintéresser de quelque chose] de considérer d’une manière évidente et attentive l’inférence elle-même, elle peut aboutir tout de même à une conclusion certaine par la seule vertu de la forme: c’est pourquoi, ayant ici pour principal souci d’éviter que notre raison ne reste en chômage le temps que nous cherchons la vérité sur quelque sujet, nous rejetons ces trop fameuses formes d’argumentation comme contraires à notre propos, et nous recherchons bien plutôt tous les auxiliaires [adjuventa] qui peuvent maintenir notre pensée à l’état d’attention [cogitatio nostra retineatur attenta] ...
Il ne se satisfait pas d’une science qui ne sert qu’aux arts mécaniques mais regrette que sur des fondements aussi fermes que ceux des mathématiques (et non sur les mathématiques), rien n’ait été finalement construit, les palais fort superbes et fort magnifiques des anciens (c’est-à-dire la morale) n’étant bâtis que sur du sable et de la boue. Descartes ne veut pas de mathématiques d’ingénieur; il en veut de telles que leur pratique prépare au métier d’homme.
Son intérêt pour les mathématiques a pour principe une idée philosophique du savoir; d’emblée son projet est métaphysique et moral et il est devenu aujourd’hui tout à fait intempestif, l’hégémonie de ce qu’on appelle enseignement scientifique et la valeur qu’on accorde à la recherche ne reposant pas sur une idée de l’humanité et de la raison mais sur l’opinion qu’on se fait des nécessités industrielles et économiques. Le vrai usage des mathématiques ne saurait donc être la technique et l’industrie.
Que Descartes soit particulièrement satisfait d’avoir découvert une méthode heuristique permet de bien comprendre son propos. Il ne prétend pas. en effet, dans son Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, livrer à ses lecteurs des procédés grâce auxquels, sans comprendre, ils pourraient faire des découvertes. C’est un trait caractéristique de l’exigence cartésienne qu’il vaut mieux ne rien chercher ni trouver que chercher ou trouver sans méthode. Le bon usage de la raison est une fin en soi, puisqu’il y va de notre humanité même. Ce que nous découvrons par hasard nous trompe sur nous-mêmes.
Réussir sans comprendre, c’est en effet toujours se donner l’impression de comprendre et s’enfermer ainsi dans une illusion de savoir. Une science qui avancerait et pourrait être pratiquée sans que ce soit la raison qui détermine ses progrès et sa pratique, soit qu’on puisse s’assurer de la vérité de ses résultats sans en rendre raison, soit qu’on puisse les utiliser sans savoir d’où ils proviennent, ne présente donc aucun intérêt pour l’homme en tant qu’homme. Ce n’est pas une véritable science dans la mesure où celui qui la pratique ne comprend pas réellement la vérité. Une science dont la pratique n’est pas intelligence de part en part n’est pas vraiment scientifique. L’important n’est pas d’accroître une somme de connaissances, mais de ne jamais rien avancer dont on ne sache rendre raison. Il vaut mieux ne rien savoir que donner à la raison le moindre congé pour avancer en aveugle vers des vérités qu’on ne comprendrait pas vraiment.
Nous sommes à mille lieues de cette certaine modernité justement condamnée par Husserl. L’essence de l’ordre consiste en ce qu’il fait que toute proposition déroule de ce qui la rend intelligible, c’est-à-dire ne soit découverte qu’à la lumière qui l’éclaire. C’est tout autre chose que ce qu’on appelle axiomatique depuis un siècle, choisissant les axiomes non pour leur évidence propre, mais pour leur fécondité. La déduction cartésienne maintient l’évidence dont le temps nous distrait. Cet ordre, qui nous permet d’avancer en pleine lumière, ne nous permet jamais d’avancer sans lumière, il l’interdit. Qui ne peut répondre de ce qu’il sait ne sait pas. Descartes appelle certitude métaphysique la conviction propre au vrai savoir, lui-même appelé science, et la physique, tant qu’elle n’est pas rapportée aux principes établis par la philosophie première, n’est qu’une fable. Philosopher ne consiste pas seulement à être plus certain, mais transforme le sens même du savoir et donc de ce qui est connu. Répondre aux arguments des sceptiques pour fonder les mathématiques et la certitude sensible elle-même, c’est, nous l’avons vu, ce qui fait de lui un philosophe authentique selon Kant.
Il veut justifier la pensée; il veut une certitude métaphysique et pas seulement morale. Il n’a jamais manqué de faire confiance à la perception naturelle ou aux mathématiques; il n’a jamais connu le moindre scepticisme, au sens non philosophique du terme, à l’égard de ses croyances naturelles d’homme. Les arguments sceptiques ont-ils jamais ébranlé la confiance de quiconque? Les prendre au sérieux, ce n’est pas vouloir une certitude plus grande, ou plutôt c’est vouloir une certitude qui soit plus grande parce qu’elle est d’un autre ordre que la certitude liée à la vie ordinaire et à l’évidence naturelle. C’est la raison pour laquelle Descartes répète sans cesse que l’évidence des preuves de l’existence de Dieu est plus grande que celle des mathématiques. Les raisons d’affirmer que Dieu existe sont plus claires qu’aucune des démonstrations des géomètres parce qu’elles sont d’une évidence fondatrice, celle du caractère absolu de la pensée, en tant qu’elle procède de Dieu.
Car la clarté des mathématiques, procédant de la nature de mon esprit, pourrait relever d’une psychologie: l’argument du malin génie, c’est l’hypothèse psychologiste, qui signifie que je suis ainsi fait que je crois que deux et deux sont quatre mais qu’il ne s’agit pas là d’une vérité. La troisième Méditation est la manière dont je découvre au contraire que la pensée n’est pas un phénomène humain: je comprends que comprendre, c’est comprendre et non se faire des idées. Car je ne puis être l’auteur de l’idée de Dieu par laquelle la pensée est la pensée. L’évidence de l’idée de Dieu est plus grande que celle des mathématiques en ce qu’elle n’est pas l’évidence d’une connaissance d’objet, d’un objet éclairé, mais de la lumière même.
La certitude métaphysique n’est pas la croyance naturelle simplement renforcée ou validée. La justification absolue de la pensée fonde une nouvelle façon de croire sur un rapport de la pensée avec elle-même qui est toute la philosophie, l’esprit ne connaissant alors rien sans se connaître en même temps lui-même. La pensée ne s’épuise en aucune façon dans la connaissance d’objet; elle n’est science, du moins selon l’idée cartésienne de la science, à mille lieues de la nôtre, que rapportée à la pensée de la pensée, c’est-à-dire si elle n’est pas athée. Et ainsi le vrai savoir n’est pas séparable de l’âme qui sait, la science du savant, comme le voulait Platon. La science cartésienne, en tant qu’elle procède de la raison, c’est-à-dire toujours d’une compréhension claire et entière d’elle-même et de ses propres fondements, est une sagesse, et comme la sagesse, se caractérise d’abord par l’attitude de celui qui sait.
Du même coup l’idée cartésienne de la science ne saurait être séparée de celle de la liberté. L’ordre est le mouvement par lequel la pensée se découvre elle-même; il n’a rien de commun avec une méthode lui imposant comme de l’extérieur une route. Il est la manière dont la pensée s’accomplit en sa liberté.
G.R., Vitrail, Cathédrale de Cologne
L’unité de l’ordre et de la liberté, de la science et de la sagesse, c’est la responsabilité intellectuelle, laquelle interdit d’appeler science ce dont on ne comprend pas clairement tout, même si ça marche, comme on dit. Celui qui connaît les résultats d’une science ou les utilise ne sait véritablement rien. Pour prendre un exemple sur lequel Alain revient toujours, il est clair qu’aujourd’hui à peu près personne ne sait que la terre tourne autour du soleil, quoique tout le monde le répète. Mais surtout si au sein même d’une science quelconque demeure une parcelle d’obscurité, si on y avance sans comprendre pourquoi, ce n’est pas une vraie science. Ainsi une connaissance dont les progrès ne procèdent pas de la raison -le savant avançant sans comprendre, sans même avoir à comprendre- doit être fermement maintenue dans les limites de la raison par une instance qui lui est extérieure, dont la vraie science, le vrai savoir rationnel n’a pas besoin. Mais ne trouvant pas en elle le principe de sa propre limitation, pourquoi n’enfreindrait-elle pas toujours ces limites?
La science cartésienne, comprenant ses propres principes et sa propre démarche, n’a pas à abandonner ses décisions fondamentales à un comité d’éthique; elle est par sa nature une sagesse. Se réduisant au bon usage de la raison, elle n’a pas besoin de garde-fou. Elle est sagesse parce qu’elle est réellement science- et c’est là l’essence même de la philosophie, ou du moins de la philosophie au sens antique. Une science qui n’est pas sagesse n’est pas une science véritable.
Jamais les anciens philosophes n’auraient consenti à employer les mots de science et de certitude dans le sens que nous leur donnons aujourd’hui. Pour eux, savoir, c’est comprendre. Or, il faut bien en convenir, dans les sciences de la nature, nous savons sans comprendre (Brochard, Les sceptiques grecs).
Les modernes caractérisent la scientificité de leur science par cela même qui conduisait les anciens au scepticisme. La vraie science, compréhension d’elle-même et de ses fondements, s’appelle philosophie. Descartes entend les mots de philosophie et de science dans le même sens. Il n’est pas un moderne.
Descartes ne supprime pas la science pour faire place nette à l’édifice de la téléologie pratique, croyance fondée sur la conviction morale. Il la limite pour l’avoir toute pure et rigoureuse. Nous n’aurons donc finalement que peu de science parce que nous exigeons une science véritable. Parce que sa pensée a pour principe l’idée de la science la plus haute qui fût jamais, jamais Descartes n’étend la méthode à des ordres de choses auxquels elle ne convient pas. Parce qu’elle est radicale, l’exigence spéculative est inséparable d’une conscience aiguë de l’irréductibilité de l’existence humaine au savoir, de telle sorte que la métaphysique cartésienne est critique et non dogmatique.
En juillet 1936, Husserl, à Paris, prend la défense de Descartes contre une philosophie à la mode qui lui attribue la responsabilité de la décadence de l’humanité, humanité existentiellement ratée dont l’enthousiasme envers le progrès, l’idéal d’une domination de la connaissance sur la nature réalisable dans une progression infinie, et par là d’une domination technique croissante à l’infini, serait au fond le désir de sécurité, en quelque sorte une assurance contre le destin ….
Ignorer Descartes n’est pas seulement une erreur d’historien, et l’exemple est particulièrement propre à faire voir l’intérêt philosophique de l’histoire de la philosophie et permet de comprendre qu’il y a parfois plus de philosophie dans les travaux d’humbles historiens que dans les ouvrages dont les auteurs prétendent renouveler de fond en comble la pensée occidentale. Notre siècle n’a pas cessé d’imputer au cartésianisme (et aux Lumières) ses illusions et ses horreurs, comme pour se disculper lui-même des maux dont il est responsable. Car ce n’est pas la tradition philosophique qui les a produits, mais une certaine façon de ne pas la comprendre et même de la refuser.
Il nous paraît certain que les philosophes qui accordaient une signification métaphysique aux mathématiques ne s’intéressaient pas en elles à ce qui en a fait le fondement des sciences modernes ou de leur dérive, et que, en ce sens, l’interprétation du destin de la métaphysique comme destin du monde de la technique est un anachronisme.
J.M. Muglioni