Deux thèmes ordonnent la réflexion de Freud dans sa Correspondance avec le pasteur Pfister: deux thèmes tantôt conjugués et liés, tantôt se développant à part l’un de l’autre, comme les moments d’une fugue. Ils se rejoignent et se lient pour toujours dans cette note haut tenue et se prolongeant indéfiniment dans le silence de la mort, de la soumission vigoureuse et désillusionnée au destin.
L’attente de la guerre nous coupe presque le souffle (9 décembre 1912).
A cette lettre fait écho vingt-six ans plus tard, mais l’inquiétude est la même, le second avant-propos de Moïse et le monothéisme:
Certain d’être persécuté, non seulement à cause de mes opinions, mais aussi à cause de ma race, je quittais avec beaucoup de mes amis la ville que depuis ma plus tendre enfance et pendant soixante et dix-huit ans, j’avais considérée comme ma patrie. J’ai trouvé dans la belle, libre et généreuse Angleterre l’accueil le plus amical.
Ainsi, Freud, gravement malade, quitte Vienne et s’exile pour mourir, en pays amical, mais étranger. Mais qu’est-ce donc qui est signifié par ces textes en eux-mêmes si poignants? Ce qui est signifié, c’est la question de la nature et de la fonction des civilisations.
Notre civilisation, c’est la manière dont nous avons délimité par la morale et les croyances religieuses le monde infernal de nos désirs. C’est un compromis entre le désir et le savoir, entre la pulsion de mort vouée à la répétition, à l’inorganique, et certaine puissance de la pensée dans le discours. Or c’est précisément dans un univers culturel que la pédagogie et la direction spirituelle prennent leur sens; et ce qui, dans la pédagogie et la direction spirituelle, le plus insolemment s’affirme, c’est encore la présence feutrée, sournoise et menaçante de la guerre sous la figure du désir.
L’autre thème:
Tout à fait en passant, pourquoi la psychanalyse n’a-t-elle pas été créée par un de ces hommes pieux, pourquoi a-t-on attendu que ce fût un Juif tout à fait athée? (9 octobre 1918).
Freud s’affirme ici comme l’inventeur d’une science nouvelle. Dans cette revendication portant sur la création de l’analyse comme science sont donc concernées les définitions de l’objet, de la méthode et des visées de cette science nouvelle. Ces définitions mettent en jeu une interprétation nouvelle de l’être de l’homme: l’épistémologie rejoint l’anthropologie. C’est donc à une triple interrogation que Freud nous convie, portant sur la nouveauté de l’analyse, sur la nature de l’explication analytique, sur sa fonction et sa signification.
La question de la nouveauté de l’analyse peut être appréciée par cette remarque de Freud: Nos prédécesseurs en psychanalyse, les directeurs de conscience catholiques … (18 mars 1909). Que veut dire ici le mot prédécesseurs? Quels rapports peut-on rencontrer entre la naissance de la psychanalyse et la pratique ancestrale et séculaire de la direction de conscience catholique? Si la psychanalyse trouve son commencement avec Freud, ne pourrait-on dire qu’elle va chercher son origine beaucoup plus loin dans le temps?
La seconde interrogation porte sur les caractères spécifiques de la méthode analytique, et sur l’intérêt qu’il y a à dissocier technique et méthode dans le champ de l’analyse freudienne. Freud écrit à propos de l’association libre des idées, technique d’investigation de l’inconscient et point de friction avec Jung: Je cherche à établir qu’il n’y a qu’une technique correcte (les associations libres) et ne cesse d’y revenir (5 juin 1910). Il insiste sur la spécificité de la technique mais, du même coup, accuse la spécificité de la méthode et de la méthodologie: La méthodologie n’est pas encore mûre. La soif ne peut pas attendre plus longtemps (26 février 1911).
Voici une proposition plus importante encore, où est marquée de manière décisive la nature radicalement théorique de la psychanalyse, en même temps que l’on dissocie de la manière la plus nette ses caractères de technique thérapeutique et de théorie:
J’ai dit souvent que je tiens la signification scientifique de l’analyse pour plus importante que sa signification médicale et, dans la thérapeutique, son action de masse par l’explication et l’exposition des erreurs pour plus efficace que la guérison de personnes isolées (18 janvier 1928).
On demandera, dans cette perspective, le rapport qu’il est possible d’établir entre la psychanalyse comme science méthodique des conduites singulières et la casuistique, comme science rhétorique de conduites prétendues singulières. En quoi les Cinq psychanalyses de Freud sont-elles différentes de certains recueils de cas publiés au 17éme siècle? De quelle manière établit-on la scientificité d’une méthode, sa supériorité par rapport à un discours antérieur s’effectuant dans le même champ d’expérience, celui des relations intersubjectives?
Reste la troisième interrogation, celle qui porte sur ce que, faute d’un autre nom, nous appellerons la doctrine. Admettons, pour les besoins de la recherche, l’origine théologique de la thérapeutique des consciences; cette thérapeutique trouve son commencement scientifique chez Freud, mais seulement à la faveur d’une modification profonde, d’un renversement de l’idée même de dignité ou de nature humaine. C’est ce que nous pouvons établir sommairement de la manière suivante: Julien Morel, dominicain du XVIIéme siècle, dans ses annotations sur le Traité de vie spirituelle de Vincent Ferrier, écrit:
Dieu, qui par son infinie sagesse dispose toutes choses suavement au grand profit de nos âmes, a très sagement ordonné que les hommes gouverneraient et enseigneraient les hommes … Celui qui désire atteindre à la perfection ne doit point se gouverner de sa tête … (cité par Maynard, Traité de la vie intérieure, Paris, 1910, I, 32-33).
A cette invitation au parfait, dans la soumission humble à la conduite d’un bon père spirituel, Freud répond:
L’éthique m’est étrangère, je ne me casse pas beaucoup la tête au sujet du bien et du mal, mais en moyenne je n’ai découvert que fort peu de bien chez les hommes. D’après ce que j’en sais, ils ne sont pour la plupart que de la racaille (9 octobre 1918).
Ailleurs, il écrit: L’inutile humanité ou encore Ces pauvres petits hommes (22 octobre 1927). Ce qui est ici concerné aux yeux de Freud, c’est la dissociation de l’illusion avec la connaissance. La science analytique est donc caractérisée par sa nouveauté: par la substitution d’une conceptualisation ouverte à la rhétorique fermée et statique des casuistes, enfin par une interprétation non théocentrique de l’être de l’homme. Nous voyons comment ce dernier caractère, qui appartient à la méthode de l’analyse, nous ramène à notre premier thème, celui de la civilisation et de la guerre. En quoi nous observons le lien indissoluble qui unit, dans la démarche freudienne, la démarche scientifique et le choix des principes qui orientent cette démarche. L’analyse freudienne, rigoureusement effectuée, amène à produire au jour, sans autres présupposés manifestes que méthodologiques, un être de l’homme qui est tel, dans son fond, qu’il justifie l’application à lui faite par Freud de la méthode de l’analyse, mais en retour il justifie, en la clôturant, la production de la méthode elle-même.
Le point de départ historique de l’investigation analytique est l’étude du phénomène d’hystérie; ce qui spécifie d’une certaine manière la vocation thérapeutique de la psychanalyse. Mais Freud, nous l’avons vu, s’oppose à la réduction de l’analyse à sa vocation initiale, en mettant l’accent sur son caractère de science théorique. Par ailleurs, il admet la possibilité de l’application de l’analyse à des domaines autres que celui de la pathologie franche:
En soi, la psychanalyse n’est pas plus religieuse qu’irréligieuse. C’est un instrument sans parti dont peuvent user religieux et laïcs pourvu que ce soit uniquement au service de la délivrance d’êtres souffrants (9 février 1909).
Freud, dans ce texte, paraît dissocier entièrement, du point de vue de l’origine, l’analyse et la cure d’âmes. L’analyse naît à partir de préoccupations non religieuses; mais pourrait éventuellement intervenir, au titre d’instrument, dans un univers religieux. Comment expliquer ces relations ambiguës entre le religieux et l’analyse?
Il semble que Freud distingue plusieurs niveaux dans l’expérience du dialogue spirituel. Le dialogue spirituel, pas plus qu’aucun autre dialogue, n’est un pur développement linéaire d’arguments logiques. Dans le dialogue spirituel, comme dans l’analyse où les formes de la relation entre les deux interlocuteurs sont absolument identiques, on se trouve avoir affaire à des êtres nantis d’un passé, encombrés de désirs et de souvenirs. C’est à ce niveau, le plus humble, que l’analyse s’offre comme instrument de purification. Ce que semble dire Freud, c’est que dans la direction spirituelle ce dont on fait d’abord la preuve, c’est de l’irrationnel, c’est-à-dire la présence voilée du désir.
Il se produira donc dans la direction spirituelle, comme dans toute relation intersubjective, des phénomènes de transfert, de contre-transfert, de résistance, de sublimation observés dans l’analyse qui les a, du reste, nommés. Mais peut-être Freud veut-il dire au fond que toute la réalité de la direction spirituelle se résout dans ces phénomènes?
Si notre supposition est exacte, alors l’analyse est destinée à se substituer à la direction spirituelle, qui était sans le savoir une technique plus ou moins réfléchie du soin des âmes. De ce point de vue, la direction spirituelle serait à l’origine de ce dont l’analyse de Freud est le commencement scientifique. Pour trancher la question, il faudrait interroger Freud et Pfister sur l’idée qu’ils se font de l’homme, de la civilisation; des règles de la morale, des croyances et des pratiques religieuses qui sont au fond de leurs interprétations respectives des fonctions de la pédagogie et de la direction spirituelle.
Lorsque Freud parle de ses prédécesseurs en psychanalyse, les directeurs de conscience catholiques, sans doute veut-il indiquer d’abord qu’il y eut avant lui des hommes intéressés par la nature de la relation intersubjective, définie essentiellement comme système de relations normées; mais le centre du problème avait été déplacé, au bénéfice d’une interprétation restrictive et autoritaire. Ce qui, aux yeux de Freud, est constitutif de ladite relation, c’est le fonctionnement des instances érotiques. Ce qui apparaît à Freud dans cette perspective, c’est que, dans la direction spirituelle, l’érotisme est dévié. Par exemple, Freud envie Pfister de pouvoir offrir à ses fidèles l’idée de Dieu comme le support ultime de la sublimation de leurs désirs. Dans le dialogue spirituel, le transfert sur la personne du directeur est conduit jusqu’à Dieu, et Freud parle alors -ironiquement- de ces temps bénis où la foi religieuse étouffait les névroses … Pour nous, cette chance n’existe pas (9 février 1909).
On aperçoit ainsi la manière dont une simple difficulté de méthode, la question du transfert, met en jeu la totalité du système freudien. Ce que nous rencontrons dans cet hommage de Freud à ses prédécesseurs, c’est la question même de la transcendance du désir.
Lorsque nous disons que l’origine, ou le lieu de la naissance, de certains concepts freudiens est un certain univers théologiquement ordonné et réfléchi, nous ne disons pas pour autant que l’analyse commence avec la théologie, mais nous distinguons, à propos des concepts freudiens, origine et commencement.
Soit par exemple le sentiment de la culpabilité dans la pensée catholique traditionnelle:
Ils entendirent le pas de Yahveh Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour, et l’homme et la femme se cachèrent devant Yahveh Dieu parmi les arbres du jardin. Yahveh Dieu appela l’homme: Où es-tu? dit-il –J’ai entendu ton pas dans le jardin, répondit l’homme; j’ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché. Il reprit: Et qui t’a appris que tu étais nu? (Genèse 3, 8, trad. Bible de Jérusalem).
Voyons maintenant ce texte de Malaise dans la civilisation de Freud:
Nous connaissons deux origines au sentiment de culpabilité: l’une est angoisse devant l’autorité, l’autre, postérieure, est l’angoisse devant le surmoi. La première contraint l’homme à renoncer à satisfaire ses pulsions. La seconde, étant donné l’impossibilité de cacher au surmoi la persistance des désirs défendus, pousse en outre le sujet à se punir.
La pensée chrétienne ordinaire met le fidèle d’emblée sous le regard de Dieu, dans une relation exemplaire et originaire de ce rapport à l’autorité. Par là, elle désigne la culpabilité comme rupture de ce rapport, comme manquement à la loi, comme insoumission à la sévérité de l’autorité extérieure. Nous dirons que c’est donc dans l’univers théocentrique d’une telle pensée que naît ce sentiment de culpabilité et que son concept théologique y a ainsi son origine. Est-ce à dire que le contenu du concept de culpabilité soit nécessairement théologique? Nullement. Nous dirons par exemple que l’origine du concept de culpabilité est théologique, que ce concept est mis en œuvre tel quel, avec ce contenu, dans la direction spirituelle, mais que sa teneur opératoire utile, sa valeur d’objectivité, sa cohérence scientifique, ou encore sa consistance commencent avec la pensée de Freud, qui humanise la relation initialement religieuse de l’homme à l’autorité divine, et qui fait l’inventaire, établit le schéma de la double causalité de l’expérience de la culpabilité, analyse une certaine structure de concept qui permette de penser cette expérience et ce sentiment. On passe, pour ainsi dire, d’une expérience réelle, mais non dominée, à une expression conceptuelle entièrement maîtrisée qui commencerait avec Freud. A la terreur du mouvement de culpabilité, toujours justifié par la référence à une transcendance autoritaire, on substitue une analyse dominée qui permette de penser, apparemment sans résidu, une conduite initialement livrée à l’irrationnel.
Prenons un autre exemple, avec pourtant une différence; dans le cas précédent, le concept change de structure, mais il garde le même nom: culpabilité. Cette fois, si les conduites sont identifiées de la même manière et décrites à peu près identiquement dans les deux théories, leurs appellations diffèrent; ou, si l’on préfère, le concept concerné en dernière analyse (dans la pensée de Freud) se trompe non pas exactement de structure mais de définition et de nom. François de Sales appelle affectation ce que Freud nommera résistance.
Voici un passage d’une épître de François de Sales à une religieuse:
Voyez-vous, ma fille, ces inclinations d’orgueil, de vanité et de l’amour propre se mettent partout et fourrent insensiblement et sensiblement leurs sentiments presque en toutes nos actions; mais pour cela, ce ne sont pas les motifs de nos actions. Saint Bernard les sentant un jour qu’elles le fâchaient, tandis qu’il prêchait; Retire-toi de moi Satan, dit-il: je n’ai pas commencé pour toi et ne finirai pas pour toi. Une seule chose ai-je à vous dire, ma très chère fille, sur ce que vous m’écrivez que vous fomentez votre orgueil par des affectations en discours, en lettres. En discours certes quelquefois l’affectation passe si insensiblement, qu’on ne s’en aperçoit presque pas; mais si pourtant on s’en aperçoit, il faut soudain changer de style; mais en lettres, à la vérité cela est un peu, ainsi beaucoup plus insupportable; car on voit mieux ce que l’on fait; et si l’on s’aperçoit d’une notable affectation, il faut punir la main qui l’a écrite, lui faisant écrire une autre lettre d’autre façon. Au reste, ma très chère fille, je ne doute point, que parmi cette si grande quantité de tours et de retours de cœur, il ne se glisse par ci, par là, quelques fautes vénielles
Les épîtres spirituelles du bienheureux François de Sales, Lyon, 1633, p. 603-604
Sous le nom d’affectation, François de Sales a isolé le phénomène de résistance, qu’il prescrit d’ailleurs de traiter par une sorte de psychanalyse sauvage: il faut punir la main qui l’a écrite; mais le concept de résistance proprement dit, avec son architecture propre, son réseau complet de composantes théoriques, n’est pas identifié; ce qui rend possible la prescription sauvage. Freud démontrera l’inconsistance et l’inutilité et l’absurdité théoriques des thérapies brusquées (cf. De la technique psychanalytique, p. 35-42): Toute action psychanalytique suppose un contact prolongé avec le malade (ibid., p. 41). On est donc passé d’un concept embryonnaire, l’affectation, bien ou mal nommé, au concept scientifique de résistance.
La seconde question que la méthodologie analytique nous avait amené à formuler, c’était la rupture entre une manière théologique de penser l’objectivité et la manière analytique, qui est celle de l’hérétique, dit Freud. Nous dirions, sans faire de nuances, qu’à l’objectivité des cas, on a substitué l’objectivité de la méthode.
La technique des cas de conscience se rencontre avec la méthode de l’analyse si l’on admet qu’il s’agit toujours de trancher et de régler des conflits de valeurs, des difficultés blessantes, d’amener des individus à ordonner leurs conduites à des choix. Mais à d’autres points de vue, la rupture est nette. Au point de vue de la doctrine, nous avons déjà observé l’absolue impénétrabilité de la pensée freudienne au monde des postulats religieux, nous observerons encore une différence au point de vue des techniques, en définissant la technique analytique comme la mise en pratique de la méthode, et la méthode comme le système organique, plus ou moins achevé, des concepts qui gouvernent cette technique.
Il s’agit de décrire une tentative d’objectiver l’analyse des conduites humaines; la psychanalyse est cette tentative, si nous voulons bien la définir comme proposition d’une stratégie méthodique d’appréhension de ces conduites.
Alors, nous échapperons à la rhétorique figée des cas de conscience, à leurs références obligées aux autorités, à l’éternité des valeurs dénombrables, à la pseudo-singularité de leurs propos. Il n’y a finalement rien de moins singulier qu’un cas de conscience, lequel définit toujours non pas le style d’une conduite individuelle, mais une situation susceptible d’être vécue indifféremment par Pierre, Paul ou Jean.
Dans les cas de conscience, nous ne rencontrons à aucun moment une science spéculative de l’individuel, non plus qu’une science pratique, puisque nous ignorons la manière dont effectivement a été vécue la prescription du directeur consulté; ce que nous y trouvons, et qui est en soi considérable, c’est encore une fois une certaine manière théorique et rhétorique de décrire des rapports possibles d’un individu à un système abstrait de valeurs. Mais il est vain de rechercher de la singularité vécue en ce domaine; peut-être l’analyse est-elle mieux armée, techniquement et méthodologiquement pour la saisie de cet insaisissable.
La méthode analytique organise une appréhension continuée des structures naissantes d’une histoire, tandis que les recueils de cas, même lorsqu’ils traitent de cas réels, ne peuvent décrire que la structure a priori de conduites possibles, reflet calme des singularités bouleversantes.
… La civilisation n’est qu’un maigre rempart élevé par la pensée pour faire échec aux pulsions de plaisir et de mort, ou plutôt à la pulsion élémentaire unique, celle qui veut le plaisir, la répétition, c’est-à-dire la pulsion de mort.
Voici ce qui en résulte pour la pédagogie: Freud pense que l’analyse peut être utile aux pédagogues. Il commence par montrer l’imperfection de la pédagogie classique fondée sur la contrainte muette, sur l’interdiction non motivée et sur des sentiments comme la honte et le dégoût. Cette imperfection ne se montre nulle part mieux que dans ce qui, dans l’éducation, a trait à la sexualité. Voici un texte du petit Hans qui illustre ce premier moment de la démarche freudienne.
Hans a quatre ans et demi. Ce matin sa mère lui donne son bain quotidien, et après le bain elle le sèche, et le poudre. Comme elle est en train de poudrer autour de son pénis, en prenant soin de ne pas le toucher, Hans demande: Pourquoi n’y mets-tu pas le doigt? Maman: Parce que c’est une cochonnerie. Hans: Qu’est-ce? Une cochonnerie? Pourquoi? Maman: Parce que ce n’est pas convenable. Hans (riant): Mais très amusant (Cinq psychanalyses, Paris, Denoël, 1935, p. 122).
Naturellement, la réponse de la mère est doublement insuffisante, car elle ne répond pas à la question posée, et assombrit, aggrave la curiosité de l’enfant qui ne saurait se contenter de cette manière d’éluder les questions. L’enfance est précisément cette seule époque de la vie où les éclaircissements sont reçus avec leur valeur réelle, où la réponse topique à la question posée est bien accueillie comme réponse effective à cette question.
Peut-être la raison en est-elle qu’au contraire de l’enfant dont l’histoire est encore brève, l’adulte ne peut plus jamais avoir affaire au discours, au logos de la parole dite ici et maintenant, si ce n’est comme en écho, au travers des profondeurs enténébrées de son histoire.
La situation est la même que lorsqu’il faut à une armée ennemie des semaines et des mois pour effectuer un parcours qu’un train express, en temps de paix, traverse en peu d’heures ... (Cinq psychanalyses, L’Homme aux loups, Denoël, p. 375).
L’enfant est, selon l’expression même de Freud, un pervers emporté par l’immédiat de son désir, il met les choses sens dessus dessous (cf. l’épisode de la poupée Greta dans Le petit Hans, p. 176). Non seulement les réponses évasives, non topiques, ne satisfont pas sa curiosité et lui paraissent injurieuses, mais en outre, elles le disposent à exercer dans la clandestinité ses désirs, et le voilà sur le chemin désastreux de la dissimulation adulte. Notons que Freud n’enseigne en aucune manière pour autant le laisser-aller. Il faut naturellement qu’il y ait une éducation; elle doit même être sévère (25 juillet 1922), mais il ajoute: cela ne lui fait pas de mal de s’appuyer sur des connaissances analytiques.
L’on aperçoit ici de quelle manière la psychanalyse peut être non seulement la thérapeutique utile dans les cas de névrose enfantine, mais également de quelle manière elle peut être le point de départ d’une réflexion sur une pédagogie moins autoritaire et mieux éclairée.
Terminant le récit de la guérison du petit Hans, Freud fait cette remarque très significative:
Si j’avais été seul maître de la situation, j’aurais osé fournir encore à l’enfant le seul éclaircissement que ses parents lui refusèrent … J’aurais ainsi largement diminué le résidu non résolu qui restait en lui, et j’aurais mis fin à son torrent de questions (Cinq psychanalyses, le petit Hans, p. 223).
La pédagogie n’est plus conçue comme l’intériorisation de normes éthiques plus ou moins arbitrairement imposées, devient la science de l’exposition d’un savoir purgé de ses obscurités coercitives, un art de l’éclaircissement, une aventure, belle, de l’explicite. Freud ne nie donc pas la nécessité de s’astreindre à la soumission à des normes; seulement, il veut une initiation à des normes clairement et explicitement formulées; la science est donc toute la morale. Ceci aura pour conséquence la négation finale de l’utilité de la direction spirituelle comme telle.
La direction spirituelle n’est possible, n’a de sens que dans un univers de pensée, de croyances, de conduites ordonnées à Dieu défini comme Instance personnelle. Pfister le rappelle sans cesse à Freud, allant jusqu’à lui dire: Vous n’êtes pas un athée, car quiconque vit pour la vérité vit en Dieu (29 octobre 1918). Cependant, Freud pense que les croyances, les pratiques religieuses relèvent de l’illusion et qu’elles sont assimilables à des conduites névrotiques (L’avenir d’une illusion, Denoël et Steele, 1932). Freud écrit à Pfister: Le fait que vous puissiez être un analyste convaincu tout en restant un ecclésiastique fait partie de ces contradictions qui rendent la vie si intéressante (25 novembre 1934), et encore: L’exercice de l’analyse éloigne obligatoirement de toute foi religieuse (26 novembre 1927).
Si c’est à un phénomène d’ordre pathologique, ou encore à un phénomène de répartition de l’énergie humaine que se ramènent les croyances et les pratiques religieuses, la direction spirituelle est privée de son objet. L’absolue transcendance personnelle de Dieu, qui justifiait au fond la direction spirituelle, étant récusée, le ciel est vide.
La direction spirituelle étant privée d’objet, c’est à l’analyse que revient le pouvoir de traiter les obstacles qui surgissent dans les relations intersubjectives, dont la direction de conscience n’était qu’une des formes possibles, historiquement vécue.
Freud doute de la valeur de la vie. Cependant, il s’est fait l’apôtre d’un art de vivre extrêmement exigeant; refusant la transcendance divine, il ne peut s’empêcher pourtant de définir pour l’homme adulte les normes d’une existence estimable. Une question se pose: quelle idée se fait Freud de l’homme adulte, capable de culture, socialement utilisable? Est-ce tout? L’analyse scientifique des conduites humaines ne peut pas faire l’économie de cette catégorie que nous avons nommée la transcendance; et à cet égard, encore une fois, l’origine théologique de maints concepts analytiques est significative. Mais quelle transcendance? Pouvons-nous la décrire, l’analyser?
Quel est le système de normes, cet abstrait transcendant, caractéristique de l’homme adulte? Dans la direction de conscience, au moins dans celle qui traitait des cas, c’est la permanence, l’éternité même, du système de normes admises qui permettait de traiter les cas; mais l’analyse, au contraire, veut capturer une singularité, et capturer en même temps la raison qui au long d’une histoire a tissé cette singularité; l’analyse ne veut pas laisser échapper, ne veut pas mettre hors de l’emprise scientifique l’abstrait des choix qui dans une histoire donne à cette histoire son style. Mais le temps est l’ami des décisions secrètes qui n’offrent au concept que la trace vague de l’oubli.
Pierre Cariou, postface des Idéalités casuistiques, extraits
Egon Schiele