On associe traditionnellement le nom de Thoreau à l’invention de la désobéissance civile dont il a parlé dans l’essai Résistance au gouvernement civil (1849) et à la légendaire nuit passée en prison pour n’avoir pas payé des impôts. Pourtant il a consacré la majeure partie de sa vie à observer le milieu naturel, et l’essentiel de son œuvre: Journal, Walden, Essais, Cap Cod, Les Forêts du Maine- décrit les bois, les rivières, la faune et la flore de la Nouvelle Angleterre.
En 1967, un historien de la culture américaine (Perry Miller, Nature’s Nation, Harvard) a étudié la façon dont les Américains ont très tôt perçu leur nation comme définie par la présence de la nature -inexploitée, immense, inépuisable. Après avoir été un lieu maléfique pour les puritains du 18éme siècle, cet espace boisé inquiétant qu’ils ont dû défricher pour survivre et prospérer est devenu source d’identité et de supériorité par rapport à la Vieille Europe qui, elle, ne pouvait plus se flatter de disposer d’une telle nature sauvage.
L’arrivée des idées romantiques -et parmi elles l’appréciation du caractère pittoresque ou sublime de la nature- a incité certains Américains des villes à valoriser le paysage pour son apport d’émotions esthétiques et sa source de régénération morale. À partir des années 1820, le tourisme s’est développé en Nouvelle-Angleterre, permettant à des citadins fortunés d’aller visiter les merveilles de la nature, comme les chutes du Niagara, ou autres sites sacrés qui apportaient la preuve que Dieu avait accordé aux Américains un territoire exceptionnel.
Dans son premier livre, Nature (1836), le philosophe Ralph Emerson recommande à ses lecteurs de rechercher une relation directe à l’univers, hors de la tradition. Tout est à puiser sans intermédiaire dans la nature –beauté, langage analogique, contact avec le divin- afin de retrouver un regard neuf et de redonner un sens à l’expérience humaine sur le nouveau continent. Puis, dans sa conférence de 1837, L’Intellectuel américain, il élabore un programme à l’intention des penseurs et des écrivains de son pays: qu’ils se détournent de la culture d’importation pour créer une littérature nationale centrée sur ce qui est l’ordinaire de l’Américain, notamment son environnement naturel.
Thoreau s’inscrit dans la perspective ouverte par Emerson, chez qui il séjourne d’abord entre 1841 et 1843 comme homme à tout faire. Le philosophe, plus âgé que lui et déjà bien connu dans la région de Boston, l’introduit dans le cercle des transcendantalistes et le lance dans une carrière d’écrivain.
Toutefois, l’intérêt de Thoreau pour la nature se révèle vite être bien plus passionné et plus concret que celui de son mentor. Non seulement le jeune Thoreau s’installe dans une cabane au bord du lac Walden entre 1845 et 1847, mais tout au long de sa vie, il passera plusieurs heures par jour à des promenades dans les environs de Concord, quand il ne partira pas pour des excursions d’une ou deux semaines dans les forêts du Maine, ou sur le Cap Cod. Il observe avec minutie, prend des notes qu’il rédige, de retour chez lui, dans son Journal; il en tire des sujets de conférences dont le texte sera publié plus tard dans des magazines.
Se consacrer à l’étude de la nature constitue une activité complète qui ne l’isole pas, puisque ce sujet est fortement investi par la culture américaine de l’époque et qu’il partage son savoir de naturaliste amateur avec des habitants de Concord, fermiers et pêcheurs, ou bien des savants de Harvard. Dans la Nouvelle-Angleterre rurale du milieu du 19éme siècle, existait un engouement populaire pour la botanique, la géologie, l’ornithologie, la zoologie, ou l’astronomie: Thoreau pouvait communiquer avec un public nombreux, avide de connaissances naturalistes précises.
Cette relative intégration par le biais de la nature n’efface pas son opposition à la société américaine, mercantile, en cours d’industrialisation et d’urbanisation: il lui tourne le dos dans ses promenades et se soustrait pour une large part à la nécessité de travailler. Dans les bois, au bord des lacs ou sur les rivières, Thoreau extrait une mine de biens immatériels, des trésors éphémères mais toujours renouvelés, sans valeur marchande et donc pas reconnus: ainsi, au début de Teintes d’automne, ces herbes violettes qu’il affectionne tout particulièrement, alors qu’elles n’intéressent pas le faucheur.
À partir de son immersion dans la nature, Thoreau bâtit un art de vivre qu’il expose au long de ses récits d’excursions, de ses essais ou de son chef-d’œuvre, Walden (1854). Il se dispense du futile pour se livrer à l’essentiel: accorder plus de place à la contemplation et à la spiritualité. Il se laisse aller à la simple perception sensuelle de la pureté et de la beauté qui le régénère et l’enrichit. Parce que la nature est rythmée par le cycle des saisons, Thoreau se libère du temps linéaire, celui de ses contemporains, de l’histoire, et il s’adonne au repérage des phénomènes qui se répètent d’année en année: il se remémore et compare l’apparition des premiers bourgeons, le développement des feuilles, leur chute en octobre. Sensible à la répétition des phénomènes, il se retrouve pleinement à chaque fois et il se sent unifié.
Abeille et pollen de pissenlit
Cette fréquentation régulière de la nature est devenue l’occasion d’une discipline de l’observation pour parvenir à la maturité d’un regard capable de repérer dans l’infime et le banal du réel ce qui est proprement fabuleux: distinguer les phénomènes naturels auxquels généralement on ne prête guère attention et en tirer le sel de la vie quotidienne. Thoreau se situe ici dans la lignée de la philosophie de l’ordinaire exposée par Emerson, recommandant d’explorer et de poétiser le proche, le simple, le commun. Thoreau aimerait faire partager à ses lecteurs le besoin d’aller au-delà des limites de ce que l’on perçoit communément, de façon trop routinière. La perception rénovée est au cœur de sa sagesse; elle nourrit sa capacité à lutter contre l’humeur dépressive qui l’envahit parfois, car elle est source d’allégresse à l’égard du réel prodigieux et elle le dynamise.
L’art de vivre de Thoreau s’appuie sur sa passion pour la fréquentation quotidienne de la nature en Nouvelle-Angleterre, et sur le savoir de naturaliste amateur qu’il a acquis. Il s’agit pour lui d’une activité vitale qui engage tout son être, toute sa sensibilité, mais elle n’est en aucune manière un métier ni un rôle social: même s’il va jusqu’à faire des expérimentations pour vérifier ses hypothèses, il résiste à l’objectivité et à la spécialisation scientifique de son temps, ne voulant pas se limiter au savoir pour le savoir. Il est à la recherche d’un équilibre entre de nécessaires connaissances précises et une visée humaniste: Thoreau insiste sur l’idée que la nature n’a d’intérêt que par rapport à l’homme. Il respecte son intégrité et souhaite qu’elle soit protégée, car elle est la condition d’une vie humaine riche. Ses écrits sur la nature laissent transparaître la personnalité et les intérêts de l’observateur, révélant ainsi la place première de l’humain.
Bien qu’il ait été en relation avec des savants de Harvard, Thoreau fait preuve dans les années 1850 d’ambivalence à l’égard de la science, s’inquiète parfois de devenir trop sèchement scientifique et d’accorder moins de place à sa vision métaphysique de la nature: il conserve toute sa vie un peu de la perspective adoptée lors de ses années de formation auprès d’Emerson. Il est tout particulièrement sensible à la complexité des mécanismes qui sont à l’œuvre dans la nature, aux merveilles fabuleuses qui manifestent la vitalité de cette Terre dont le processus de création se poursuit sous ses yeux. Il est donc partagé entre deux attitudes, ce qui le conduit par exemple à parler de sa foi dans le rôle des graines, alors même que, grâce à ses observations méthodiques, il est parvenu à la certitude de leur fonction indispensable dans l’apparition des arbres: le savoir n’éradique pas le vocabulaire de la croyance.
Cette attitude complexe n’a pas détourné Thoreau du projet démesuré de connaître exhaustivement le petit territoire parcouru en tous sens et d’envisager la rédaction d’un almanach de Concord: tout noter de l’évolution de la nature au fil des saisons. Il y avait sans doute été encouragé en 1849 par la lecture des travaux du naturaliste et explorateur allemand, Alexander von Humbold, qui lui avaient fourni l’idée des relations mutuelles entre les phénomènes. Il accumule alors dans ses cahiers une documentation impressionnante, entre autres sur les graines et les fruits, qu’il n’aura finalement pas le temps d’exploiter en raison de sa mort prématurée.
Les volumes du Journal dans les années cinquante contiennent des tableaux, de fastidieuses listes de températures et de dates de première apparition de fleurs. Les notes de son enquête minutieuse et systématique prennent la forme de démonstrations méthodiques pour expliquer, par exemple, les mécanismes de formation de telle qualité de glace. Dans le cadre du Journal, il conduit parallèlement une réflexion épistémologique sur les conditions de vision des phénomènes naturels, réflexion qui n’exclut pas sa sensibilité propre lors des moments intenses de perception de la beauté.
Une longue fréquentation de la nature, une inlassable curiosité, des observations répétées lui ont permis de comprendre les principes d’organisation d’un écosystème, la multitude des interactions entre animaux et plantes dans une forêt, l’adaptation des plantes aux circonstances de leur environnement. Il a aussi remarqué la disparition de certaines espèces d’arbres, notamment celle des grands pins blancs, exploités pour faire des mâts de bateaux; aussi exprime-t-il son inquiétude au sujet du maintien de ce que l’on appelle aujourd’hui la biodiversité. Il estime que la nature encore un peu sauvage est la condition indispensable de la sauvegarde de l’humanité; c’est pourquoi les forêts doivent être considérées comme un bien commun dont la gestion ne peut être laissée sans contrôle à des propriétaires avides, susceptibles de pratiquer des coupes réglées pour leur seul profit immédiat.Thoreau en arrive ainsi à se dresser contre un pilier de la civilisation américaine: la propriété privée!
Fasciné par le phénomène des saisons, Thoreau épie les signes avant-coureurs du printemps, les diverses transformations subies par la végétation, comme tout ce qui témoigne de processus d’évolution ou de passage dans la nature. Il s’interroge sur l’influence de l’hiver ou de l’été sur son humeur et son comportement, de tels changements ne pouvant manquer de retentir sur les humains. Il utilise le cycle des saisons pour donner une organisation thématique et chronologique à son livre majeur, Walden. À partir des années 1850, il collecte régulièrement des observations sur les bois de Concord, particulièrement lorsque leur modification d’apparence devient spectaculaire. Il rêve en 1853 de conserver un exemplaire de chaque couleur de feuille afin de réaliser un nuancier naturel qui constituerait un mémorial du mois d’octobre. Il extrait de ses notes une conférence sur l’embrasement du paysage de la Nouvelle-Angleterre lorsque les érables et les chênes écarlates prennent leurs teintes automnales: il la répétera entre fin février 1859 et le 11 décembre 1860, lorsqu’il s’adressera à un public pour la dernière fois.
Teintes d’Automne appartient à ce genre littéraire américain dont Thoreau est considéré comme le père fondateur: nature writing, une écriture qui rassemble les visions du naturaliste et du poète. Elle s’efforce, selon des proportions variées, d’allier l’approche scientifique, la vision esthétique, l’utilisation métaphorique des phénomènes naturels et le travail créatif de la langue. Thoreau se propose de créer un substitut littéraire à cette sorte d’herbier qu’il aurait souhaité: coucher la nature sur la page, avec des mots si justes qu’ils feront voir les teintes vives à la place de feuilles condamnées à perdre leurs couleurs.
Les descriptions tentent de coller au plus près de la réalité, avec un minimum de termes précis empruntés à la physiologie et de noms latins, témoignant de l’exigence du naturaliste. Pour organiser l’inventaire de quelques espèces, de la plus discrète à la plus voyante, il adopte un classement thématique auquel se superpose l’ordre du calendrier, celui des dates d’apparition des couleurs éclatantes. Thoreau souhaite traduire l’effet visuel produit par cet enchantement: il agence sa description comme s’il était un peintre paysagiste, isole l’objet -les feuilles peintes- au milieu du tableau, s’éloigne pour obtenir l’impression d’ensemble, note les différents plans dans lesquels se situent les silhouettes des arbres et leurs teintes variées.
La dimension picturale lui importe parce qu’elle s’intègre dans une interrogation sur les modalités de la perception: il juge essentiel d’enseigner aux habitants de la Nouvelle-Angleterre l’art de bien regarder le spectacle qui s’offre à leurs yeux. Son intention didactique se fonde sur l’idée qu’un esprit en alerte, préparé par l’attente de ce qu’il est venu chercher, saura mieux s’imprégner de cette profusion de couleurs voyantes et en sera rempli d’allégresse. De cette écriture pourtant appuyée sur un véritable savoir de naturaliste, sourdent une résistance à la spécialisation réductrice de la science, ainsi qu’une revendication en faveur de la subjectivité et de l’imagination. L’essai témoigne de sa vénération pour les beautés de la nature, et exprime un sentiment presque religieux pour ces buissons ardents de la Nouvelle-Angleterre édénique.
Écrit juste après le décès de son père (3 février 1859), préparé ensuite pour publication pendant le stade final de la maladie de Thoreau, cet essai porte l’ombre d’une mort à laquelle il veut opposer une forme de résistance. Il utilise pour cela les feuilles comme un symbole exprimant l’essence même de la vie qui intègre le processus du vieillissement. Le grand moment automnal de maturité flamboyante, comparé à un soleil couchant, lui fournit un moyen d’atténuer l’angoisse de la mort: par leur dernier éclat avant la chute, les feuilles enseignent l’acceptation de l’inévitable. Leur ultime sursaut de vie, ainsi que la transmission de l’énergie vitale au terreau, devraient exorciser toute mélancolie.
Margaret George McGlathery et la Sainte Bible, par Raphaelle Pearle, 1774-1825
Observateur inlassable de la campagne et des bois aux alentours de Concord, Thoreau nourrit le projet de décrire avec précision tout ce qui concerne le passage des saisons, les graines, les fruits et les feuilles.
Son questionnement sur l’économie de la nature se précise en 1856 avec la mystérieuse succession d’espèces d’arbres dans une forêt, qu’il explique par le mode de dispersion des graines. Devenu naturaliste confirmé, il est invité par la société d’agriculture du comté à donner, en septembre 1860, une conférence devant des fermiers à qui il prodigue des conseils sur l’art de bien gérer leurs parcelles de bois en prenant en compte l’intérêt à long terme: ainsi le transcendantaliste aux idées saugrenues, l’intellectuel excentrique, s’est finalement intégré dans la société à laquelle il apporte une sérieuse aide pratique.
L’humour avec lequel il se présente devant un public rural dissimule la complexité de son jeu: il s’agit tout à la fois de fournir une information utilisable, de mettre partiellement en sourdine ses intérêts spirituels -car les fermiers n’auraient guère eu de patience pour les balivernes des transcendantalistes- mais aussi de réfuter les croyances créationnistes. L’exposé se présente sous la forme d’une démonstration argumentée, fondée sur des observations: à la recherche de lois de la nature concernant la croissance et la reproduction des arbres, Thoreau évalue des preuves et confirme des hypothèses. Il explique le rôle du vent dans le transport des samares, et celui des animaux dans la dispersion des graines plus lourdes: à cette occasion, il révèle l’ignorance de naturalistes reconnus qui, faute d’observations rigoureuses, croient aux illusions de la génération spontanée.
Grâce à la précision de ses connaissances, Thoreau entre avec autorité dans le débat qui oppose les tenants de la création spéciale (comme le naturaliste de Harvard, Louis Agassiz) aux partisans de la théorie de Darwin. Lorsqu’en janvier 1860 il a lu De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, Thoreau s’est senti en plein accord avec l’évolutionnisme qui l’a aidé à rassembler ses idées. Ses observations personnelles lui avaient permis de découvrir que des lois fiables ordonnaient les phénomènes naturels et qu’il fallait veiller à ne pas contrecarrer le fonctionnement normal de la forêt: au contraire, mettre la méthode de la nature au service de l’homme, pour à la fois la protéger et en tirer profit.
Presque arrivé au terme de sa vie, Thoreau n’a pas abandonné l’approche transcendantaliste selon laquelle les faits naturels prennent tout leur intérêt quand ils ont une signification métaphysique. La succession des espèces d’arbres révèle cette énergie vitale constante qui anime la nature et manifeste un état de perpétuelle création.
Dans les relations mutuelles à l’intérieur de la nature et dans les phénomènes de transmission de la vie, il perçoit que le principe organisateur de l’univers est toujours à l’œuvre; toutefois, Thoreau a bien moins tendance qu’auparavant à personnaliser la Nature en lui attribuant une volonté. Ayant démontré, exemples à l’appui, que les phénomènes naturels sont liés dans un système intégré, Thoreau préfigure en quelque sorte la démarche de l’écologie, mais une écologie où l’homme reste la visée ultime, car ce penseur recherche avant tout la régénération de l’individu et la survie de l’humanité.
Au moment où la science devient technique, Thoreau n’élimine pas, bien au contraire, la présence de l’observateur passionné, de l’amoureux de sa terre et du philosophe spéculatif. À l’occasion de cette conférence, son savoir débouche sur l’éducation d’un public rural dans plusieurs directions: par l’incitation à une observation rigoureuse, il veut que ces propriétaires de bois s’émancipent des croyances du passé et sachent trouver un équilibre entre profit tiré de la sylviculture, protection de la nature et quête spirituelle.