Holmes Rolston III, actuellement Professeur de philosophie émérite à l’Université du Colorado, peut bien être tenu pour le patriarche de l’éthique environnementale anglo-américaine telle qu’elle s’est constituée en tant que champ d’investigation philosophique au début des années 1970.
Né en 1932 à Staunton, dans l’État de Virginie, Rolston est le fils et le petit-fils de ministres presbytériens dont il partage le nom et la religion. La maison dans laquelle il a passé son enfance, située au cœur de la célèbre Shenandoah Valley, ne disposait ni d’électricité ni d’eau courante, mais a eu l’incomparable mérite d’offrir au jeune environnementaliste sa toute première immersion au sein d’une nature luxuriante et sauvage.
Rolston suit d’abord des études de physique et de mathématiques à l’Université de Davidson, en Caroline du Nord, avant de se tourner rapidement vers la biologie. En 1953, il s’inscrit à un cursus universitaire de théologie et d’études religieuses commencé à l’Union Theological Seminary de Virginie et achevé à l’Université d’Edinbourg, où il soutient son Ph.D. en 1958 sous la direction de Thomas F. Torrance.
T.F. Torrance (1913-2007) aura probablement été le plus grand théologien britannique du XXe siècle. On lui doit la redécouverte de la patristique orientale et une lecture de la théologie de Calvin appelée à faire date; il a su introduire la pensée de K. Barth dans le monde anglo-saxon, notamment en supervisant la traduction en 13 volumes de sa monumentale Kirche Dogmatik; autodidacte de génie, il a apporté une contribution décisive à l’étude des relations entre la théologie et les sciences physiques.
Pendant la décennie suivante, tout en remplissant l’office religieux de ministre presbytérien non loin des Montagnes Appalaches, en compagnie de sa femme et de ses deux enfants, il parachève son éducation en étudiant la minéralogie, la géologie, la zoologie, la paléontologie, la botanique, l’écologie, et il approfondit ses connaissances en biologie (générale et évolutive) par le biais de lectures personnelles et de cours délivrés à l’Université du Tennessee auxquels il assiste en auditeur libre. Il commence à se faire connaître au titre d’écologiste militant en demandant la conservation de certaines espèces sauvages de la région des Appalaches.
Le goût naissant qu’il éprouve pour la philosophie le pousse à s’inscrire à l’Université de Pittsburgh d’où il sortira diplômé en philosophie des sciences en 1968.
L’admirable Beagle, le vaisseau où voyagea Darwin: sa vitesse -à l’époque sans égale- a permis la mise en rapport presque simultanée de milieux différents. Un instrument scientifique à voir l’évolution des espèces!
Son premier poste d’enseignant lui est offert la même année à l’Université de Fort Collins située au Colorado, dans laquelle il exercera durant toute sa carrière.
Holmes Rolston est, en matière scientifique, non seulement un lecteur remarquablement informé des dernières avancées de la théorie néo-darwinienne, mais encore un penseur soucieux de tenir compte des multiples ramifications contemporaines du darwinisme dans les domaines de la sociobiologie, de l’écologie comportementale et de la psychologie évolutionniste. Le néo-darwinisme, entendu au sens le plus large, définit le paradigme dominant qui détermine les principaux concepts thématiques de la philosophie et de la théologie écologiques de Rolston et, plus en profondeur, le sens général de sa démarche. Non que Rolston entende se servir de cette approche, à la façon de Daniel C. Dennett ou de Richard Dawkins, comme d’un acide universel rongeant et dissolvant les idées reçues et les croyances (notamment religieuses) incompatibles avec les leçons de la théorie de l’évolution, mais plutôt, à l’inverse, pour montrer que ce type d’explication scientifique du monde naturel, qui découvre dans la nature un ordre à la fois rationnel et contingent, soulève du même coup un certain nombre de questions limites incitant à chercher des formes nouvelles et inattendues d’ordre rationnel dans une perspective complémentaire à celle de la science.
Ce qui intéresse particulièrement Rolston dans le modèle épistémologique néo-darwinien d’élucidation de l’histoire de la vie sur terre, c’est qu’il a pour effet de brouiller définitivement la frontière entre les sciences nomologiques et les sciences idiographiques -conformément à la distinction entre Naturwissenschaften et Geisteswissenschaften proposée par Dilthey, puis largement diffusée au-delà du cercle des néokantiens. Il est remarquable, du point de vue de Rolston, que cette distinction ait été élaborée au moment même où la révolution darwinienne la rendait plus que jamais inopérante …
Il est en effet irrelevant de distinguer entre l’étude des enchaînements et conca-ténations de faits et l’étude de la constitution des valeurs, comme l’atteste à sa manière l’existence d’une anthropologie et d’une sociologie darwiniennes. Il est impossible méthodologiquement de vider l’évolution naturelle de tout contenu narratif en la réduisant au déroulement aveugle de chaînes causales.
Il ne s’agit certes pas de nier que la contingence soit au principe même de l’histoire de la vie sur terre depuis les débuts de la réplication et des inévitables mutations qui perturbent accidentellement le processus de transmission de l’information génétique, mais plutôt de prendre la mesure de ce qu’implique le concept même d’information génétique: un organisme est informé sur la façon de se frayer un chemin à travers le monde et de s’adapter à sa niche.
Ce qui a été accompli par le passé est récapitulé dans le présent, à quelques variations près; ce qui en résulte est mis à l’épreuve du jour et est alors transmis à la descendance. La variation aléatoire prend place à l’intérieur d’un processus génératif plus large; les espèces engendrent et mettent à l’épreuve de nouvelles possibilités.
1881
Le défi qui est relevé consiste à rendre mutuellement compatible la plus grande variabilité possible avec la plus grande stabilité possible, ce qui requiert de garder en dépôt ce qui a été appris tout en explorant le voisinage immédiat en vue de s’y ajuster au mieux.
La capacité à acquérir, à emmagasiner et à transmettre une nouvelle information distingue radicalement le processus de vie sur terre de tout processus géologique; à la différence des cycles hydrologiques, climatologiques et orogéniques, les cycles de la naissance, de la vie, de la mort et de la transmission génétique ont l’incomparable avantage de l’information cumulative. C’est pourquoi la biologie évolutive est de part en part historique, comme ne peuvent l’être ni la physique ni la géophysique.
Là où il n’y avait à peu près rien que de la matière et de l’énergie, est apparu, il y a plus de trois milliards d’années, un nouvel état de la matière, ni liquide ni gazeux -un état vital- qui, par le truchement de l’information génétique et le mécanisme de la sélection naturelle, a engendré entre cinq et dix millions d’espèces animales et l’extraordinaire diversité et complexité de la vie sur terre. Le processus de vie, saisi au niveau de la macro- et de la méga-évolution, est transi par une force de néguentropie, une puissance de créativité, dont le modèle standard de la théorie synthétique de l’évolution est incapable de rendre compte.
L’apparition de la vie, la biodiversité, la tendance générale vers une complexité croissante ne sont pas le fait du hasard ou d’un miracle, mais bien plutôt la conséquence la plus probable d’une évolution qui ne se réalise pas dans un monde où les possibilités sont infinies, mais où les contraintes naturelles au sein desquelles le hasard s’exerce sont telles que la vie devait inévitablement se produire, se diversifier et se complexifier.
Rolston prend position dans un débat qui reste ouvert entre les spécialistes des sciences du vivant, opposant d’une part les partisans de la contingence radicale selon lesquels l’Univers n’était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’homme (notamment J. Monod, F. Jacob, S. J. Gould), et d’autre part les partisans d’une théorie de l’évolution contrainte dont le processus doit être considéré comme inévitable en dépit de son cours indéterminé, et qui interprètent la contingence comme génératrice de complexité.
Cependant, la logique du vivant ne se laisse pas réduire au jeu de quelques lois naturelles auxquelles on adjoindrait des conditions initiales. Comme le dit Rolston, nul ne peut, en se donnant les microbes pour prémisses, déduire les trilobites au titre de conclusion:
Je ne peux pas vous donner un argument expliquant le déroulement de toute cette histoire -vous dire en vertu de quelle logique il y a eu une Terre primitive, des protozoaires durant le Précambrien, des trilobites durant le Cambrien, des dinosaures durant le Triassique, des mammifères durant l’Eocène, des primates durant le Pliocène, débouchant sur l’Homo sapiens durant le Pléistocène. La théorie de la sélection naturelle ne prédit pas ce qui va se produire, pas plus qu’elle n’est capable de dire, après coup, pourquoi ce sont ces événements-là qui se sont produits plutôt que des centaines d’autres théoriquement tout aussi probables.
Chat forestier
Tout ce que l’on peut faire, à ce niveau, c’est raconter une histoire -l’histoire de la vie sur terre- de telle sorte que le drame vivant suffise à rendre pleinement compte de chaque existence individuelle et de chaque lignée évolutive. Par conséquent, il n’y a aucun sens, pour Rolston, à vouloir justifier la valeur intrinsèque d’un être naturel, comme s’il pouvait exister une logique qui permettrait de défendre pour elle-même l’existence des hiboux tachetés ou celle des lémuriens. L’une et l’autre sont des formes de vie spécifique qui se sont maintenues au sein de leur environnement respectif à travers le temps, au cours d’une longue histoire venant enrichir l’histoire de la vie sur terre. Et cela seul doit suffire à justifier leur existence.
Ce point mérite d’être souligné: si l’on entend par démonstration un rapport nécessaire entre des prémisses et une conclusion sans considération de l’attitude des sujets à l’égard de ces propositions, alors l’attribution d’une valeur intrinsèque aux entités du monde naturel ne fait l’objet, de la part de Rolston, d’aucune démonstration proprement dite. La très riche information scientifique que Rolston mobilise page après page dans tous ses écrits vise à préparer le terrain sur lequel pourra s’édifier une éthique environnementale, en vertu de l’idée selon laquelle nous formons toujours nos valeurs dans une large mesure en liaison avec la conception que nous nous faisons du type d’univers dans lequel nous vivons -l’une et l’autre influençant notre sens du devoir.
Moyennant quoi Rolston se trouve en fort bonne compagnie, car on ne sache pas que Bentham ait jamais justifié la proposition centrale selon laquelle la nature a placé l’humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir. C’est à eux seuls qu’il appartient de signifier ce que nous devrions faire, comme de déterminer ce que nous ferons (Introduction aux principes de la législation, ch. 1); ni Locke l’idée selon laquelle l’état de nature possède une loi qui le régit, selon laquelle aucun ne doit nuire à un autre dans sa vie, sa santé, ses libertés et ses possesions …