Frédéric Nietzsche, un publiciste confédéré tendance kitsch

Le lecteur de 1872 hésitait à décider si La Naissance de la Tragédie est un traité de philologie classique, ou un ouvrage de critique musicale, comme le suggère l’hommage éclatant rendu à Richard Wagner, ou encore un ouvrage de critique culturelle contemporaine, ce que les constants va-et-vient entre antiquité grecque et période actuelle peuvent laisser supposer. Ce désarroi est encore le nôtre.
Car La Naissance de la Tragédie est un texte crypté: une critique de la civilisation contemporaine sous couvert de remarques philologiques, et pour les initiés une mine de références aux idées auxquelles Nietzsche adhère totalement à ce moment, celles de Schopenhauer et de Wagner.

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Cosima Wagner, Ariane, avec Houston Steward Chamberlain, sac de merde.

L’Alliance tant recherchée par le nazisme avec la ploutocratie anglo-américaine ne s’est finalement pas concrétisée, comme on peut s’en assurer en visitant un cimetière militaire américain en Europe. Toute guerre est-elle une guerre civile qui a pour enjeu la condition humaine? Celle-là éminemment.

C’est ainsi que Socrate, et l’homme socratique, ou encore l’homme théorique, se voient prêter des traits que Nietzsche emprunte à l’arsenal des stéréotypes antisémites familiers à Schopenhauer et à Wagner. Wagner, dans son pamphlet, décrivait les Juifs comme un peuple disséminé et sans lien avec une terre, Nietzsche répondait en décrivant l’existence socratique comme déracinée du sol natal. Nietzsche décrivait l’homme socratique s’acharnant vainement à fouiller le sol à la recherche de racines perdues, tandis que le Juif cultivé de Wagner était incapable par sa nature de participer de la vie spirituelle allemande, pour laquelle lui manquaient, précisément, les racines nécessaires. Nietzsche décrivait les tendances de l’homme actuel, dérivées du socratisme, comme une errance sans patrie, référence au mythe du Juif errant, Ahasver, qui était évoqué dans la conclusion du pamphlet de Wagner: Mais pensez qu’il n’existe qu’une rédemption possible de la malédiction qui pèse sur vous, tel était le conseil de Wagner aux Juifs désireux de prendre part avec lui à l’œuvre de renaissance de l’Allemagne, la rédemption d’Ahasver -la disparition (der Untergang).
D’accord sur le diagnostic, Nietzsche et Wagner semblent également partager les mêmes espoirs pour une solution de la question juive: Wagner, dans le texte qu’il faisait précéder sa republication du Judaïsme dans la musique, se posait la question (rhétorique): S’il est possible d’arrêter le déclin de notre culture par l’expulsion violente de l’élément étranger, source de décomposition, je ne puis en juger, car cela exigerait des forces dont l’existence m’est inconnue.
Nietzsche, lui, plaçait ses espoirs dans l’esprit allemand: Nous avons une telle confiance dans le noyau pur et vigoureux de l’essence allemande, que nous osons croire qu’il sera capable d’expulser cet élément étranger qui s’est implanté par la force.

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Monnaie confédérée. Pourquoi le bonnet phrygien? Nous sommes des hommes libres. Il faut des esclaves aux hommes libres.

L’optimisme gnoséologique et moral que Nietzsche prête à la figure de Socrate vient en droite ligne de l’une des principales critiques que Schopenhauer adresse aux Juifs: leur religion et leur pensée propagent l’infâme optimisme. Cette foi selon laquelle il est possible de transformer le monde, et par conséquent possible de dépasser la vision tragique d’un monde irrémédiablement mauvais, c’est, selon Schopenhauer et Nietzsche, une vision extrêmement dangereuse, puisqu’elle risque d’avoir des conséquences proprement révolutionnaires, et l’on connaît les réactions de Schopenhauer en 1848 et celles de Nietzsche lors de la Commune de Paris.
Nietzsche est encore, à cette époque, une sorte d’exécuteur des basses œuvres de Wagner, et c’est à son incitation qu’il rédige la première des Considérations inactuelles, un éreintement du livre de l’ancien disciple de Hegel, D. F. Strauss, L’ancienne et la nouvelle foi. Nietzsche, avant de se détacher de Wagner, embrasse la cause du compositeur, fait une liste des ennemis de cette cause, qu’il lui faudra attaquer. La première Inactuelle en fait partie. Pour résumer à l’extrême la teneur de l’impitoyable critique à laquelle Nietzsche soumet Strauss, on pourrait dire qu’il fait de lui le bouc émissaire de la modernité que le penseur intempestif rejette par toutes les fibres de son être. Strauss s’oppose aux fondements mêmes de la vision du monde du disciple de Schopenhauer et de Wagner, en mettant en question la religion comme pourvoyeuse de mythes, en refusant l’idée d’origine romantique d’une mission particulière de l’Allemagne, en plaidant pour le rationalisme. Il ironise en outre sur le pessimisme de Schopenhauer, et souligne la parenté entre Ancien et Nouveau Testament, tandis que Wagner est occupé à semer les premières graines d’une thèse qui ne fleurira que nettement après lui: Jésus n’était certainement pas d’origine juive. Il n’en faut pas plus pour que Nietzsche s’adresse à Strauss en ces termes: Quelqu’un m’a dit que vous étiez juif, et en tant que tel, imparfaitement maître de la langue allemande. Le langage est pour les deux auteurs le dernier bastion de la germanité, et l’on sait par Le Judaïsme dans la musique que les Juifs ne peuvent maîtriser la langue allemande, qu’ils n’auraient pas acquise comme une véritable langue maternelle.
On peut bien entendu lire dans les premiers textes de Nietzsche des éléments qui échappent à l’influence de ses mentors, en préfigurant son évolution future. Il faut citer au premier chef une idée capitale de Nietzsche, qui ne le quittera à aucun moment de son évolution, et qui occupe une place aveuglante dans les textes consacrés à l’antiquité grecque: sa défense de l’esclavage.

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Taratata! Tout ça pour ça!

La célèbre formule de L’État Grec, de 1872, un texte faisant partie des Cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas été écrits, présent de Noël du professeur de philologie à Cosima Wagner, le proclamait sans ambages:

S’il devait s’avérer que les Grecs ont péri à cause de l’esclavage, il est bien plus certain que c’est du manque d’esclavage que nous périrons.

Ces considérations n’étaient d’ailleurs nullement absentes de La Naissance de la Tragédie, qui reprenait les mots mêmes de L’État Grec: la civilisation alexandrine a besoin d’une classe d’esclaves, mais, dans sa vision optimiste de l’existence, elle nie la nécessité d’une telle classe, et se dirige donc peu à peu, une fois que l’effet de ses paroles séductrices et lénifiantes sera dissipé, vers un cruel anéantissement.

Rien n’est plus terrifiant qu’une classe barbare d’esclaves qui a appris à considérer son existence comme une injustice, et qui s’apprête à en tirer vengeance non seulement pour elle, mais pour toutes les générations.

Ces déclarations en faveur de l’esclavage, assorties de remarques ironiques sur les bonnes âmes contemporaines qui condamnaient cette pratique au nom de la dignité de l’homme ou de la compassion signifiaient une considérable prise de distance de Nietzsche avec la pensée de Schopenhauer, qui prêchait pour une morale de la compassion pour la totalité des êtres vivants au nom de l’unité fondamentale de tout l’existant, et qui soutenait par conséquent des positions abolitionnistes. Wagner, en disciple conséquent de Schopenhauer, ne devait pas non plus varier sur ce point. Mais que l’on relise attentivement le cours extrait de La Naissance de la Tragédie que nous venons de citer: il y est question de cette classe d’esclaves (Sclavenstand) à qui l’on a appris à considérer sa situation comme injuste.

Nietzsche se fait l’avocat d’une conception élitiste de l’enseignement et de la culture: la massification de l’enseignement risque de menacer la hiérarchie sociale, la masse risque d’exiger, à la suite de l’abolition des privilèges culturels, la fin des privilèges sociaux. La diffusion la plus vaste de la culture affaiblit les privilèges et le respect envers la vraie culture, et débouche sur son contraire, la barbarie. L’instruction généralisée n’est qu’un stade préparatoire du communisme, loin de constituer un rempart contre lui, elle en est la présupposition.

Logo-Default-Civil-War-Trust-lg-printLa conception hégélienne du progrès est critiquée de manière radicale. La fâcheuse tendance de l’historiographie moderne, c’est d’accorder une importance démesurée au rôle des masses dans l’histoire. Les masses me semblent mériter un regard de trois points de vue: comme pâles copies des grands hommes, faites sur du mauvais papier avec des plaques usées, puis en tant qu’elles offrent une résistance aux grands hommes, enfin en tant qu’outil des grand hommes.
Nietzsche s’affirme de plus en plus comme rebelle solitaire. C’est pour lui la période de la rupture avec la communauté populaire, la Volksgemeinschaft, à laquelle Wagner restera fidèle. Bismarck ne réussit nullement, aux yeux du philosophe, à endiguer la montée des idées modernes, les exigences de la modernisation industrielle excluent tout retour à l’ordre social médiéval, et la principale crainte de Nietzsche, à travers l’ensemble de ses prises de position philosophico-politiques, semble se réaliser: l’émergence d’une classe ouvrière organisée, qui entend peser sur l’Histoire et la société.
On s’appuie souvent sur la critique nietzschéenne de l’État, (qui ne connaît la remarque sur le plus froid de tous les monstres froids) pour soutenir la thèse d’un Nietzsche appliqué à défendre le droit des individus contre une structure oppressive, au point qu’on peut assister à des tentatives de rapprochements de la pensée de Nietzsche avec l’anarchisme, ou le socialisme. Cette critique de la mainmise de l’État est un classique de la pensée contre révolutionnaire, qui voit dans l’État un prolongement du jacobinisme (la perte des libertés féodales), et qui associe centralisation, étatisme et socialisme. Une telle thèse trouve des défenseurs tels que Tocqueville, Taine et Burckhardt, mais Gobineau est l’un de ses principaux représentants, et il faudrait faire abstraction de la totalité du contexte, ce qu’on n’hésite pas à faire vis-à-vis de Nietzsche, pour classer, au seul vu de cette critique de l’État, l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines comme défenseur de l’anarchisme.

Le thème de l’esclavage, déjà évoqué à propos des œuvres de jeunesse, joue un rôle de choix dans les polémiques autour de la situation réelle de la pensée de Nietzsche. Sur ce thème, qui parcourt la totalité de son œuvre, les positions nietzschéennes n’ont pas varié: l’esclavage, sous une forme ou une autre, est une condition impérative de la société dont il espère l’avènement. Si l’on s’est souvent émerveillé des critiques que Nietzsche adresse aux ravages exercés par la division du travail, et sur la condition quasi servile des travailleurs industriels, il existe une rhétorique réactionnaire dirigée contre la civilisation industrielle, qui défend l’esclavage réel en dénonçant la situation des salariés les plus démunis: c’est le cas, par exemple, de Thomas Carlyle, ardent anti-abolitionniste, et qui, néanmoins, a fourni des descriptions saisissantes des conditions d’existence misérables des prolétaires londoniens.

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Thomas Carlyle

Dans une période qui a vu des débats passionnés entre abolitionnistes et leurs adversaires, en particulier à la suite de la guerre civile américaine, et où l’esclavage perdure jusqu’à la fin de la vie consciente de Nietzsche (au Brésil, l’abolition a lieu en 1888), le philosophe n’a pu ignorer ce problème concret, qui apparaît alors comme central. Les représentants des tendances idéologiques qui font l’objet de la critique la plus opiniâtre de Nietzsche sont tous, à un degré ou à un autre, engagés dans la lutte abolitionniste: c’est le cas des chrétiens, c’est également le cas des législateurs de la Révolution Française, et du mouvement socialiste qui reprendra le flambeau de l’abolitionnisme.
Ernest Renan, dans des passages aux assonances nietzschéennes, constate que la nature a engendré des races travailleuses, patientes, et totalement dépourvues d’honneur (comme les Chinois), et une race de maîtres et de soldats, les Européens. De telles idées ne flottaient nullement comme utopies étranges dans quelques cerveaux brillants et paradoxaux. Les propriétaires de chemin de fer américain en faisaient spontanément l’application la plus pratique.
On connaît les diatribes de Nietzsche contre les antisémites. Il convient de préciser: l’antisémitisme qui fait l’objet de ses invectives a une considérable charge plébéienne. Le pasteur Stoecker, le prédicateur de cour qui mêlera agitation antisémite et démagogie sociale, est à l’origine de la fondation du parti chrétien-social, et l’on conçoit bien qu’un parti de ce nom, qui s’adresse à la classe ouvrière (pour la détourner du parti social-démocrate -du socialisme) et réclame un certain nombre d’avantages sociaux, ne plaise guère à Nietzsche. Quant à Eugen Dühring, l’un des plus virulents antisémites du Second Reich, il a été le plus dangereux concurrent de Marx et Engels au sein de la social-démocratie …

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Domenico Losurdo