Commençons par une évidence dont l’Abbé Haüy est parfaitement conscient: la minéralogie et la cristallographie ne peuvent se constituer comme disciplines scientifiques à part entière à côté de la botanique et de la zoologie, entre la chimie et la géologie, qu’en établissant une classification de leurs objets. Cela est affirmé dès le discours préliminaire du Traité de Minéralogie.
Certes, on appellera à l’aide d’autres sciences en vertu du principe qu’une science se compose de toutes celles dont elle a besoin pour mieux approfondir son sujet. Ainsi dès le début de ce Traité, dans le Discours préliminaire, Haüy pose la question des critères de classification des éléments du monde inorganique.
Il dégage, chez ses prédécesseurs au-delà de la première division entre pierres, sels, bitumes et métaux manifestement insuffisante, deux grandes méthodes: on peut, comme c’est le cas, selon Haüy, chez Linné, Wallerius et Daubenton, prendre en compte les caractères les plus immédiats: la densité, les qualités optiques, la conductivité de la chaleur, les qualités électriques et magnétiques; on peut aussi, à la suite de Cronstedt, Bergmann, Born et Kirwan, s’appuyer sur l’analyse chimique. Or, utilisée seule, chacune de ces méthodes s’avère insuffisante, voire trompeuse.
En ce qui concerne la première méthode, Haüy montre qu’elle conduit à rapprocher des éléments étrangers et à tenir séparer ce qui est proche. Trop souvent la méthode manque les liens véritables qui existent entre certains corps. Ainsi le carbonate de plomb, nommé communément plomb blanc, eût été regardé comme une espèce étrangère aux métaux, et rangé vraisemblablement parmi les pierres.
Comment ne pas dissocier le semblable et regrouper des éléments étrangers les uns aux autres?
Cette considération [celle des molécules intégrantes: des atomes!] m’a conduit, plus d’une fois, soit à sous-diviser en plusieurs espèces un groupe qui, dans les anciennes méthodes, n’en formait qu’une seule, soit à rapprocher et réunir les membres épars d’une espèce unique.
Certes l’analyse chimique permet d’éviter cet écueil dans la mesure justement où elle substitue à la description superficielle des choses des opérateurs. Haüy cite alors un cas exemplaire de l’efficacité des secours de la chimie:
On trouva dans le Brisgaw, il y a quelques années, une substance cristallisée en petites lames à biseaux, d’une couleur blanche: les minéralogistes en font successivement une zéolithe et un spath pesant. L’analyse, entre les mains de Pelletier, lui assigne sa véritable place parmi les mines de zinc, sous le nom de calamine.
La chimie rectifie l’approche immédiate appuyée sur les propriétés sensibles. Toutefois elle ne saurait suffire. En effet la chimie s’arrête aux espèces. Or dans une méthode complète, il est d’autant moins permis de s’arrêter aux espèces, que souvent elles se ramifient en plusieurs sous-divisions. Haüy ne manque pas alors de citer le calcaire et ses différentes formes cristallines, les stalactites, les marbres, etc…, comme autant de modifications d’une même substance que l’analyse chimique confond sous la même dénomination. Il faut donc la conjonction des deux méthodes, la complémentarité des critères, la rectification des uns par les autres. La classification se construit par opérations réciproques d’une méthode sur l’autre. L’interface se constitue par corrections successives des méthodes théoriques les unes par les autres.
Cependant cela ne peut suffire dans la mesure où ni le relevé des propriétés superficielles, de la couleur aux comportements électrique et magnétique, ni l’analyse chimique ne peuvent aller au fond des choses, au critère ultime et opératoire qui pourra établir le tableau rationnel des minéraux. Les chimistes, depuis les travaux de l’école française de Lavoisier, utilisaient bien un opérateur de classification: l’oxygène considéré comme principe acidifiant. C’est ce que voulait dire le terme oxygène par sa racine grecque. L’erreur sur la fonction de l’oxygène conduira Lavoisier à méconnaître la nature de l’acide muriatique, c’est-à-dire chlorhydrique et surtout celle du chlore qu’il considère comme de l’acide muriatique oxydé. D’où une inversion entre le simple et le composé qui menace toute la classification. Haüy ne manquera pas de rappeler les résultats de la chimie pour en noter immédiatement l’insuffisance et surtout le fait qu’elle conduise à une division erronée des substances métalliques.
En effet, en suivant la classification fondée sur les acides, on devra mettre ensemble les carbonates, dans une autre classe les sulfates, dans une autre les sulfures et il faudrait encore faire un genre unique des oxydes métalliques. Par la suite il resterait à marquer aux métaux natifs leurs places dans cette distribution, et il semble que le seul parti à prendre serait de les associer aussi dans un même genre. Ce que le minéralogiste ne peut admettre, lui qui a considéré chaque métal comme la base d’un genre particulier. Il faut en effet se donner comme base le plus fixe, or le métal pur paraît le mieux à même de pourvoir à cette fixité. Prendre l’oxydation comme opérateur classificatoire d’une part conduit à des rapprochements trop incertains et laisse échapper l’essentiel. Il est évident que toute les parties d’une distribution bien ordonnée doivent être symétriques, et qu’une méthode ne peut s’adapter à deux échelles différentes; autrement ce ne serait plus une méthode.
La chimie introduit bien une combinatoire sur le foisonnement des substances naturelles mais elle demeure trop restrictive, tout du moins limitée, à la fonction acidifiante de l’oxygène. Si Haüy ne néglige pas les apports de la chimie, il fondera la classification sur les métaux, par exemple, plutôt que sur la fonction oxydante ou la fonction acidifiante qui détermine leurs composés. Il en résultera dans la nomenclature une inversion par rapport à celle proposée par l’école lavoisienne. Le nom de la base déterminant le genre devra être placé en premier. Ainsi Haüy propose de remplacer sulfate de fer par fer sulfaté, ce qui insiste sur l’opérateur chimique plus que sur le résultat de l’opération.
Ajoutons que la chimie naissante tentera par ses seules forces une classification des éléments et de leurs composés qui n’aboutira qu’avec Mendeleïev, classification laissant de côté les formations cristallines.
La chimie à l’aube du XIX éme siècle est prise entre le modèle de la mécanique newtonienne qui a su retrouver la généralité d’une loi sous la diversité des cas particuliers et les critiques que les biologistes ont faites de la classification linnéenne trompée par les apparences. Comment faire des distinctions et des rapprochements réels et ne pas se laisser prendre aux variations superficielles et trompeuses?
Les classifications proposées par les chimistes, de Berzelius à Thenard, apparaissent souvent comme des compromis mais évitent le recours à la forme jugée probablement comme relevant trop de l’apparence immédiate. Berzelius propose d’utiliser le critère électrique comme moteur de la classification des substances minérales, ces plus ou moins électronégatifs ou plus ou moins électropositifs mais il est obligé de doubler cette échelle par la distinction entre métaux et non-métaux sans que cette distinction recoupe simplement la première échelle. Thenard maintiendra, quant à lui, la réaction des corps simples à l’oxygène comme critère. Si cela fonctionne bien avec les métaux, il n’en va pas de même avec les autres corps. On sait qu’Ampère donnera une critique de cette méthode qui éloigne ce qui devait être rapproché, tentant de revenir à la distinction que les biologistes (Lamarck en particulier) ont développée entre classification naturelle et classification artificielle dans leur propre critique de Linné.
L’histoire de la chimie jusqu’au tableau de Mendeleïev est bien celle des difficultés d’une classification strictement chimique et on comprend qu’elle laisse sur le chemin la cristallographie.
Haüy se place donc délibérément à côté ou au-delà de l’analyse chimique en prenant en compte la forme dans laquelle les minéraux se donnent à notre perception.
Non seulement il ne redoute pas l’apparence mais il va en révéler les racines profondes, microscopiques.
Si l’on veut un critère opératoire de distinction et de classification qui vienne doubler l’analyse chimique et permette de faire pénétrer plus profondément l’ordre dans l’intimité des substances, il faut nécessairement faire appel aux mathématiques.
Les succès de la physique depuis Galilée et Newton ne sont-ils pas la preuve que la scientificité passe par la mathématisation. Haüy ajoutera la géométrie à l’analyse chimique qui s’arrête, tout du moins à son époque, à l’espèce, c’est-à-dire à l’élément chimiquement caractérisé sans pouvoir rendre compte de la variété des formes.
Là est le coup de force ou le coup de génie. Divisons les cristaux selon les lignes de failles naturelles qu’ils présentent. Nous verrons les mêmes formes géométriques se répéter. Les volumes ainsi mis en lumière, le cube, le tétraèdre, la pyramide, le rhomboïde … viendront doubler la classification chimique et réorganiser les propriétés immédiates et le miroitement des apparences. Certes la substance prise dans ses combinaisons diverses a toute son importance, mais elle ne peut à elle seule rendre compte de l’ordre des choses. Les substances sont données dans des formes qu’il faut décrire et expliquer en les décrivant. L’analyse chimique fournit les composants élémentaires des corps, la science se doit encore de dégager parallèlement les formes élémentaires. Haüy, distinguant l’accroissement des minéraux de celui des êtres organiques, végétaux ou animaux, introduit un nouvel opérateur classificatoire: l’empilement moléculaire, c’est-à-dire la cristallisation.
Dans les minéraux au contraire, l’augmentation de volume a lieu par une addition de nouvelles molécules qui s’appliquent sur la surface du corps, en sorte que tout ce qui existait, à chaque époque de l’accroissement, restant fixe, présente de tous les côtés comme une base aux matériaux qui surviennent pour continuer l’édifice. D’une part c’est constamment le même être, qui passe seulement à d’autres dimensions; d’une autre part, c’est un être toujours nouveau, en proportion de ce qu’il acquiert. Cet empilement est régi par des lois géométriques et physiques que le minéralogiste cristallographe doit mettre en évidence.
L’interface théorique s’enrichit d’une pensée de la période, de la répétition du même, répétition éventuellement perturbée. Il en résultera l’hypothèse des molécules intégrantes et la combinatoire stricte de leurs empilements qui limite les formes possibles autant qu’elle rend compte des variations. Cependant l’interface géométrico-physique rencontre des difficultés que le minéralogiste devra habilement écarter.
Ces difficultés sont de divers ordres. Premièrement, les conditions de la cristallisation peuvent en perturber le déroulement, l’agitation de la solution arrondira les angles à cause de vides dans les empilements, voire en détruira complètement la géométrie. Les soins apportés à l’expérimentation peuvent garantir de ce premier écueil. Deuxièmement, une même substance peut cristalliser selon des formes différentes et inversement des substances différentes peuvent se trouver sous la même forme géométrique. La combinatoire des empilements moléculaires devra expliquer ces variations de manière strictement géométrique sans céder à la troisième difficulté dans laquelle est tombé Linné aussi bien que Tournefort, celle qui consiste à projeter sur le monde minéral une image organique. Il ne faut pas céder aux rêveries organiques que Bachelard dénoncera à son tour plus tard. Ainsi Linné croyait retrouver dans le règne minéral la base du système sexuel dont il avait tiré un parti si ingénieux relativement à la botanique. On sait que Tournefort en observant les stalactites rameuses de la grotte d’Antiparos, s’était imaginé que les pierres végétaient à la manière des plantes. La mathématique conjure les rêveries sexualisantes ou organicistes.
Ce travail a produit une théorie mathématique, que j’ai réduite en formules analytiques qui représentent tous les cas possibles, et dont l’application aux formes connues conduit à des variations d’angles constamment d’accord avec l’observation. Le jeu des molécules substantielles que déploie l’analyse chimique est doublé par celui des molécules intégrantes, c’est-à-dire des formes élémentaires des différents corps. Toutes les formes s’expliquent par les empilements de ces molécules intégrantes.
J’ai trouvé jusqu’ici que toutes les formes primitives se réduisaient à sept … qui sont, le parallélépipède en général, lequel comprend le cube, le rhomboïde et tous les solides terminés par six faces parallèles deux à deux; le tétraèdre régulier, l’octaèdre à faces triangulaires, le prisme hexagonal, le dodécaèdre à plans rhombes, et le dodécaèdre à plans triangulaires isocèles.
Haüy donne l’exemple du chlorure de sodium, composition chimique obtenue par l’action de l’acide chlorhydrique sur la soude, pour y distinguer les molécules élémentaires (celles de chlore fournies par l’acide et celles de la soude) des molécules intégrantes qui sont les plus petits cubes qui puissent être obtenus séparément, sans que la nature du sel soit détruite.
Ces formes primitives tiennent, elles aussi, d’un opérateur technique puisqu’elles sont mises en évidence par ruptures répétées et successives des cristaux selon leurs failles naturelles. C’est bien, jointe à la géométrie, par une activité humaine que l’interface se rattache au terme humain.
Les travaux de R. J. Haüy sont significatifs de cette construction de l’interface théorique dans la tâche de classification enchevêtrant des critères à la fois subjectifs et objectifs, mettant en œuvre des opérateurs de telle sorte que peu à peu se constitue une objectivité. Dans cette constitution nous voyons émerger une interface théorique possédant suffisamment d’indépendance et d’autonomie tant par rapport à son objet qu’aux sujets de la connaissance.
Et un manuel élémentaire