Ne va pas t’imaginer que la Nature est divine … Sinon … Ah, sinon !

Que signifie en vérité? La vérité, c’est l’essence du vrai. A quoi pensons-nous quand nous disons essence? Habituellement, l’essence du vrai passe pour le dénominateur commun de tout ce qui est vrai. L’essence se présente à nous comme la notion du caractère général et générique qui représente l’Un valant pour plusieurs. Mais cette essence indifférente (essence au sens d’essentia) n’est que l’essence précisément inessentielle. En quoi consiste alors l’essence essentielle de quelque chose? Elle réside probablement en ce que l’étant est en vérité. L’essence vraie d’une chose se définit à partir de son être véritable, à partir de la vérité de l’étant donné. Cependant, nous ne cherchons pas ici la vérité de l’essence, mais l’essence de la vérité. Nous voilà pris en un étrange réseau. N’est-ce qu’une étrangeté; peut-être même seulement la vide subtilité d’un jeu de concepts; ou bien ne serait-ce pas plutôt -un abîme?

FlagSeaIl faut penser la vérité au sens de l’essence du vrai. Nous la pensons à partir de la récollection du mot grec aletheia en tant qu’il désigne l’être à découvert de l’étant. Mais est-ce là déjà une détermination de l’essence de la vérité? Ne voulons-nous pas faire passer la simple adoption d’un autre nom, être à découvert, au lieu de vérité, pour une caractérisation de toute la chose? Il ne s’agit assurément que d’un simple échange de mots, aussi longtemps que nous ne comprenons pas ce qui doit être advenu pour que nous sentions la nécessité de dire l’essence de la vérité dans le mot: Unverborgenheit.
Faut-il pour cela une renaissance de la philosophie grecque? Nullement. Une renaissance, même si cette impossibilité était possible, ne nous serait d’aucun secours; car l’histoire secrète de la philosophie grecque réside, dès le début, en ceci qu’elle ne reste pas conforme à l’essence de la vérité faisant éclair dans le mot aletheia, et qu’elle doit, en conséquence, situer son savoir et son dire de l’essence de la vérité de plus en plus sur le plan annexe de la mise en question d’une essence dérivée de la vérité. L’essence de la vérité en tant qu’aletheia reste impensée dans la pensée grecque et, encore plus, dans la philosophie qui lui succède.
L’être à découvert est, pour la pensée, ce qu’il y a de plus clos dans le Dasein grec, mais, simultanément, ce qui y est présent dès son aurore.

Mais pourquoi ne pas nous tenir à l’essence de la vérité qui nous est familière depuis des siècles? La vérité, c’est aujourd’hui, et depuis longtemps, la concordance de la connaissance avec son objet. Cependant, pour que la connaissance et la phrase qui l’énonce et la met en forme puissent se régler sur la chose à connaître; pour que la chose gagne un caractère de contrainte pour l’énoncé, il faut bien d’abord que la chose elle-même se manifeste en tant que telle. Comment devrait-elle se manifester, si ce n’est par la possibilité de sortir hors de sa réserve, si elle ne se situe pas elle-même dans l’être à découvert? Une thèse est vraie lorsqu’elle se règle sur ce qui est à découvert, c’est-à-dire sur ce qui est vrai. La vérité d’une thèse est toujours, et n’est jamais rien que cet ajustement.

Les concepts critiques de la vérité qui, depuis Descartes, partent de la vérité comme certitude, ne sont que des variations de la détermination de la vérité comme justesse. Mais cette essence de la vérité qui nous est si courante -la justesse de la représentation- est de fond en comble conditionnée par la vérité comme éclosion primaire de l’étant.

Quand nous saisissons ici et ailleurs la vérité comme être à découvert, nous ne faisons pas que nous réfugier dans une traduction plus littérale d’un mot grec: nous méditons et nous nous rappelons quel non-appréhendé, quel impensé est au fond de l’essence courante, et par conséquent usée, de la vérité au sens de justesse. Il arrive bien, de temps en temps, que l’on condescende à s’avouer que pour prouver et comprendre la justesse (vérité) d’un énoncé, on ne peut évidemment s’empêcher de remonter à quelque chose de déjà manifeste: on ne saurait, en effet, se passer de cette condition préalable. Tant que nous parlons et opinons ainsi, nous continuons de comprendre la vérité comme justesse, laquelle, il est vrai, exige en outre une condition préalable que nous-même posons sans trop savoir comment ni pourquoi.

Or, précisément, ce n’est pas nous qui effectuons la vérité comme être à découvert de l’étant, mais c’est de là que nous sommes déterminés à une essence telle que c’est nous qui, dans nos représentations, sommes assignés à une telle éclosion. Non seulement ce sur quoi une connaissance s’ajuste doit déjà, d’une manière ou d’une autre, être à découvert, mais aussi toute la région où ce se régler sur quelque chose se meut, ainsi que ce pour quoi une adéquation de la thèse à la chose devient manifeste, doivent déjà se dérouler en entier dans l’ouvert. Nous, et toutes nos représentations adéquates, ne serions rien et ne pourrions même pas présupposer qu’il y ait déjà quelque chose de manifeste à quoi nous conformer, si l’éclosion de l’étant ne nous avait pas déjà exposés en cette éclaircie où tout étant vient se tenir pour nous, et à partir de laquelle tout étant se retire.

Martin Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, repris dans Chemins …

006-nuba06La vérité comme aléthéia. Par quel cheminement Heidegger redéfinit-il la vérité comme dévoilement, mise à découvert de l’étant? Expérience d’une étrangeté, d’un abîme. Comment la qualifier? Un simple paralogisme? L’essence du vrai se retournerait en vérité de l’essence. Ou alors elle ferait signe vers autre chose, vers une vérité jusque là voilée, non appréhendée, indice d’un impensé. A partir de l’analyse de l’essence platonicienne, il s’agit de repenser la vérité comme essence du vrai.

Quel est le statut du langage ici? Dès le début on part d’une expression, en vérité. Et on part du mot grec. La langue porte une vérité, la langue n’est pas l’expression d’une intériorité subjective, ou un moyen de communication. Elle est le lieu où l’Être se présente, son éclaircie, sa clairière -qui suppose l’obscur de la forêt. Nommer est convoquer, et cette décision n’est pas celle d’un sujet. Il y a méthodologiquement légitimité à partir des mots, c’est par là que l’homme appréhende l’Être. L’essence de la parole est la parole de l’essence. Dans Être et Temps est invoqué Parménide: Être est le même que penser et parler.

Le détour par l’essence du vrai nous égare. Car l’essence est l’unité du multiple. Le vrai serait ce qu’on prédique de chaque étant. A quoi on oppose la vérité de chaque étant, la vérité du monde. Un étant n’est pas ce à quoi la vérité participerait, abstraction survolante, occidentale, mais la vérité se manifeste toute entière dans chaque étant.

Platon incitait à aller au-delà de l’étant, à outrepasser la présence … Inattention, indifférence à l’éclat du singulier. Indifférence ontologique entre l’Être et l’étant, chute moderne. L’apparence serait miroitement, moindre être, et le réel l’invariant. Non, il s’agit de re-trouver (elle n’a jamais été perdue, elle attend simplement qu’on soit attentif) la différence ontologique: chaque étant a une vérité propre, toute entière dans un fait, ce fait qu’il est donné. On n’a pas à présupposer qu’on doit savoir ce qu’est la réalité avant de la voir.

Il y a bien un donné dans le néo-kantisme allemand où intervient H., le divers du sensible, mais c’est un chaos dont le sujet fera la synthèse. H. prétend saisir le surgissement des étants avant que concepts, culture, fonctionnalismes, ne les aient établis comme quotidiens …

Si le dévoilement est nécessaire c’est qu’il y avait voilement. Le texte est un appel à saisir une vérité que chaque chose, avant tout jugement, porterait avec elle. Cette vérité anté-prédicative ne fleurit que dans la suspension de notre jugement. Paradoxe: en cherchant l’essence de la vérité, on en vient à caractériser la vérité de l’essence. Ce qui est essentiel dans une chose est sa manifestation, son essence. On redéfinit ici l’essence, qui n’est plus du tout un au-delà de l’apparaître. L’essence de la vérité voudra dire, en un nouveau sens, la manifestation de la vérité.
La vérité est redéfinie à partir de la redéfinition de l’essence, qui est identique à la présence pure. Pur ne veut pas dire en soi, clos, mais anti-conceptuel. Alétheia: qu’y a t-il en ce mot, contenu mais impensé? L’essence se manifeste, antéprédicative, elle est impérative. Alétheia: être à découvert de l’étant. L’étant était donc recouvert. Quelque chose a été voilé. L’étant ne nous apparaît pas dans son étantité! Tel est le cœur du texte: les étants sont recouverts par des strates, toute une série de représentations venus de la culture, de la science, du pragmatisme … La chosité de la chose demeure en retrait, oubliée. L’être de la chose n’apparaît jamais.

m1500Toute chose est assignée à une fonction. La technique est bien l’achèvement de la métaphysique, sa concrétion. Dans la technique, chaque étant est un ustensile, un outil, ou bien appelé à l’être. La métaphysique est voilement, oubli de l’Être; ici et là est occulté l’événement de l’existence. En terme existentiel, on parlera d’inauthenticité.

Cet oubli de l’Être, de la chose, a elle-même son origine en Grèce. Double mouvement grec, celui de la donation, de l’intuition de la vérité comme présence, et du retrait, du voilement, du recouvrement, de la métaphysique. L’homme grec est étonné, mais neutralise cet étonnement sous un Discours. Il n’a pas su se tenir dans le vis-à-vis avec la présence. Ce retrait nous est familier depuis des siècles. La possibilité du dévoilement nous est donc aussi familière, mais en lisière.

Faudrait-il donc s’en tenir, en guise de morale provisoire, à la définition classique, au sens scolastique, ontique, de la vérité comme adaequatio? Mais c’est impossible: on ne peut plus dormir, ne pas s’aviser que nous respirons la poussière qui voile l’éclat de l’Être, que nous en étouffons.

Il y a urgence à retrouver la paix.

(Par la guerre. Donc par la technique, donc par l’adaequatio maintenue, mais provisoirement, de façon maitrisée: la motorisation de la Wehrmacht n’est qu’un moyen, utilisé pour parvenir à ce nouveau monde de sérénité et d’éclat, l’ancien monde revenu, délivré de l’emprise anonyme de la technique. Ce que les Juifs ne savent faire, prisonniers qu’ils sont de cette technique qu’ils croient tenir, utiliser à leurs fins, mais dont ils sont esclaves. Ils s’en brûleront les doigts, note N.P.).  

La thèse de la vérité comme conformité a connu des développements successifs. Se régler sur la chose à connaître: c’est d’abord le primat accordé à l’objet. Avec Descartes le critère est à chercher dans le sujet, avec l’idée claire et distincte: la vérité est justesse. Voilà le présupposé de l’adéquation. Une garantie divine est nécessaire pour que les idées dont je suis certain soient adéquates au réel. Encore une variation de la thèse scolastique, explorée par Spinoza, Leibniz … Il y a du vrai dans cette thèse sur la vérité. Il convient de la déconstruire.

7-soudan-pays-des-nouba-vde-l.riefenstahl-3

La vérité ontique présuppose une vérité ontologique: la justesse de la représentation, la vérité comme adéquation, présuppose l’émergence de ce qui se manifeste. Il y a 2 niveaux donc de vérité: le niveau prédicatif, ontique, qui n’a de sens et de validité que parce qu’il y a une vérité ontologique. Sans quoi on énoncerait des propositions concernant un irréel; il faut bien l’émergence d’un étant donné pour que je puisse énoncer à son propos quelque chose, et que je juge de la validité de la représentation.

Assumer la vérité anté-prédicative est la condition de la vérité prédicative. On passe à l’attitude existentielle requise pour recevoir la vérité (on cesse de croire qu’on peut y accéder). Disponibilité qui constitue un être au monde -et pas du tout un sujet constituant. Cette disponibilité en fait nous accompagne dans tout discours, lequel présuppose donc une vérité originaire.

Quoi faire devant cette vérité redéfinie comme mise à découvert de l’étant? La philosophie est-elle alors propédeutique, avant-dire, appel? Le sujet certes s’efface. Pas de praxis ici, qui suppose un sujet concevable, fut-il à venir. Sont requis l’accueil, l’abandon, la contemplation. Nous ne pouvons produire la vérité! Il y a primat du donné sur le sujet. Au rebours de tout constructivisme le sujet se tient en réserve, dans la clairière -et dans la forêt profonde, car il n’y a de clairière que dans une forêt.

Mais qu’est-ce qui est donné, qu’est-ce qu’on accueille? Aristote, De Anima: il s’agissait bien de suspendre l’affairement de l’âme. Mais la méditation n’est pas appel à l’introspection. Je suis le vent de la nuit d’été: accueil d’une entente primordiale.

Dans l’étant ce qui nous est donné n’est donc pas seulement l’étant. Dans le monde quotidien, les ustensiles renvoient les uns aux autres, dans un complexe ou un système d’objets. Ici à l’inverse par chaque étant nous saisissons le monde, pars totalis, la manifestation de l’Être en sa totalité. Ainsi de la cruche, qui a sa vérité dans la source de la montagne, les roches, les pluies, le temps de la percolation de l’eau dans les strates profondes, la libation aux dieux.

file-20180426-175061-1ink0vw

Un principe d’extériorité est posé, au-delà de la vérité comme vis-à-vis. Le Da-sein est le monde, qui est divin. Et le divin est immanent. La vérité ontologique dépasse toute subjectivation et compréhension intellectuelle, elle se situe dans une révélation originaire. Une donation sans donateur. La philosophie est alors un discours qui signe ses propres limites, qui indique ce qui vient.

Manœuvres de l’Armée Allemande en 1938

Leni Riefenstahl, dans le Reich d’avant la guerre, et chez les Noubas, après la guerre

A partir d’une explication d’André Hirt