De la philosophie partout, chez les enfants, dans les croisières, pour qu’il n’y en ait plus nulle part …

On peut tuer la philosophie autrement qu’en empoisonnant le philosophe. On peut empêcher le philosophe d’être là, avec son manque, d’interpeller par exemple le responsable au Culte et de lui demander innocemment ce que c’est que la piété [la citoyenneté?] comme faisait Socrate [dans Euthyhron]. De sorte que sa vacance ne fasse pas trop de discordance dans la riche mélodie du Développement.

En somme, le philosophe interprétera le monde, qui est au-dehors: cela ne gêne pas le monde. Et même de temps en temps, une ou deux idées peuvent sortir de cette rumination claustrée, idées utilisables si des techniciens parviennent à les traduire en outils à transformer les choses et surtout à gérer les hommes.

protester-cops-wOr vous connaissez la XIéme Thèse sur Feuerbach, écrite par le jeune Marx vers 1845. Voici ce qu’elle dit: Les philosophes ont seulement interprété le monde de différentes manières; il s’agit de le transformer. En dépit du caractère péremptoire de la formule du jeune Marx, nous allons voir que les choses ne sont pas simples, et cela nous le comprendrons non pas contre Marx, mais grâce à lui; qu’il n’y a pas ceux qui parlent d’un côté et qui agissent de l’autre.

Dire transforme ce qui est dit; et vous savez, d’autre part, qu’on ne peut pas agir sans savoir ce que l’on veut faire, c’est-à-dire sans le dire, sans le discuter, avec soi ou avec les autres. Cela fait tout de suite deux raisons de rétablir le contact de la philosophie et de l’action; mais essayons d’approfondir un peu plus cet empiétement réciproque du dire et du faire.

Il y a dans le marxisme une critique apparemment décisive, radicale, de la philosophie. Et le caractère radical de cette critique résulte précisément du fait que Marx donne à la philosophie sa pleine dimension, la prend au sérieux complètement, et ne se contente pas de la congédier pour incontinence verbale. Non seulement Marx montre que la philosophie est une réflexion séparée de la réalité, qu’elle a une existence spirituelle coupée de l’existence tout court, mais il montre encore que cette réflexion à part est habitée inconsciemment par la réalité, par l’existence et les problèmes des hommes réels, par la problématique sociale réelle.

Ce que le marxisme appelle idéologie (et la philosophie se tient au premier rang de l’idéologie) n’est pas simplement une représentation autonome de la réalité: le philosophe, le penseur serait dans son coin, il délirerait tout seul, et somme toute l’humanité véhiculerait avec elle au cours de son histoire, sans profit, mais sans grande perte non plus, ces fous bavards que seraient les philosophes.

Non, Marx n’a pas fait si peu de cas de la leçon de Hegel, il n’a pas oublié que le contenu d’une position fausse, n’est pas faux en soi, mais seulement s’il est isolé, pris comme absolu, et que si au contraire il est rassemblé avec ce dont il avait été séparé, ce contenu apparaît comme un moment, comme un élément de la vérité en marche. Ainsi, même une fausse conscience, même une idéologie comme la réflexion philosophique apparemment la plus quintessenciée, disons celle de Plotin, a sa raison au sens marxiste, c’est-à-dire plonge par ses racines, par sa problématique même, dans cette réalité avec laquelle sa cime, sa culmination paraît se désaccorder complètement.

Si, par exemple, depuis la philosophie de Descartes jusqu’à celle de Kant la liberté apparaît comme un thème placé de plus en plus au foyer de la conception de l’homme et du monde, comme un concept de plus en plus décisif dans la théorie, c’est parce que dans la pratique un courant se dessine, se gonfle, qui est celui qui submergera l’Europe avec et après la Révolution française; c’est parce qu’un nouveau monde social et humain est en gestation dans l’ancien qui l’empêche de s’épanouir, et qu’il trouve dans la problématique philosophique de la liberté une expression possible de son propre désir.

20140704-WINOGRAND-slide-D3Q6-superJumbo

Non pas une expression toute préparée de toujours (vous savez que par exemple ce thème de la liberté n’est pas vraiment prédominant dans la philosophie grecque), mais plutôt une sorte de réceptacle idéologique dans lequel ce courant, ce nouveau monde, va pouvoir loger, déposer ses aspirations.

Et tant que ce courant est opprimé dans la réalité, tant qu’un désir réel ne peut pas se manifester en personne, ne peut pas tout court, c’est-à-dire n’a pas le pouvoir, le pouvoir d’organiser les hommes et les choses, ce désir se raconte autrement, se travestit, joue le jeu du pouvoir dans une autre sphère de la réalité. Et alors on a l’idéologie, on a la philosophie.

Cette conception, notons-le au passage, est très proche, quant à la situation qu’elle attribue à ce qui est faux, à ce qui est mystifié, très proche de celle de Freud.

Car pour Freud, au moins en première approximation, c’est pareillement le conflit de la libido, des pulsions avec les données de la réalité, en particulier le conflit de la tendance de l’enfant à voir sa mère comme protection, comme sécurité absolue, comme réponse à tout, avec l’interdiction qui lui est faite de la garder pour lui, de l’épouser, fût-ce imaginairement, c’est ce conflit qui suscite précisément ces idéologies au sens analytique que sont les fantasmes de rêve, de la névrose, ou même de la sublimation.

Screen-shot-2012-04-28-at-4.43.59-PMDès lors, la critique marxiste de la philosophie prend toute sa profondeur. La philosophie n’est pas fausse comme est faux le jugement qui énonce que le mur est vert quand il est rouge. Elle est fausse en ce qu’elle déplace dans un autre monde, le monde métaphysique, en ce qu’elle sublime, dirait Freud, ce qui relève de celui-ci et de celui-ci seulement.

Il y a donc bien une vérité de l’idéologie, elle fait écho à une problématique réelle, qui est celle de son temps, mais sa fausseté est que l’écho qu’elle fait à cette problématique, la façon même dont elle instruit, dont elle institue les problèmes des hommes réels, s’enlève en dehors du monde réel et ne conduit pas à les résoudre.

On peut dire que cette caractérisation de la philosophie comme idéologie, que cette critique de la philosophie est une critique radicale, parce qu’elle implique qu’en définitive il n’y a pas de dimension spécifiquement philosophique, puisque les questions philosophiques ne sont pas des questions philosophiques, mais des questions réelles transcrites, codées dans un autre langage, lequel est mystifié et mystificateur parce qu’il est autre.

La réalité de la philosophie résulte seulement de l’irréalité de la réalité; elle résulte du manque qui est éprouvé dans la réalité, elle provient de ce que le désir d’autre chose, d’une autre organisation des rapports entre les hommes, qui est en travail dans la société ne parvient pas à s’affranchir des vieilles formes sociales.

C’est donc parce que le monde humain (et pour Marx ce monde humain est à la fois le monde individuel et le monde interindividuel, social), parce que le monde humain réel a du manque et qu’il y a du désir en lui, que la philosophie peut bâtir dans ce manque un monde non humain, métaphysique, un ailleurs, un au-delà.

Vous voyez que Marx ne triche pas avec la philosophie, qu’il la prend dans son instance la plus profonde, celle du désir, et qu’il la montre bien comme fille du désir. Seulement, il révèle en même temps, et à cause de sa situation même, l’impuissance essentielle de cette philosophie. Prise sous l’angle qui est celui de Marx, la philosophie recherche sa propre fin: elle voudrait donner par la parole une réponse définitive à la question de ce manque qui est à son origine. (Notez au passage que cette appréciation de la philosophie comme présomption d’un discours total, suffisant, procède de l’influence de Hegel sur Marx: Hegel disait que le Vrai est le Tout, que l’Absolu est essentiellement Résultat, c’est-à-dire qu’il est à la fin seulement ce qu’il est en vérité). Pour Marx, comme pour Hegel, la philosophie cherche la mort de la philosophie, voilà sa passion la plus authentique; cette mort signifierait, en effet, qu’il n’y a plus besoin de philosopher; et s’il n’y avait plus besoin de philosopher, ce serait le signe que le manque qui est à la racine de ce besoin de philosopher, que le désir a été comblé.

Mais justement, la philosophie comprise comme idéologie au sens de Marx est incapable de mettre fin à elle-même, de mettre un terme à ses jours, puisqu’elle ne doit son existence qu’à ce manque qu’il y a dans la réalité humaine, puisqu’elle prend appui sur ce manque pour essayer de le combler par la parole, et puisque la parole philosophique, parce que philosophique, c’est-à-dire idéologique, c’est-à-dire aliénée, ne peut pas combler le manque réel, puisqu’elle parle à côté, au-delà, ailleurs. Autant chercher solution aux problèmes que rencontre un individu dans la réalité par l’élaboration d’un rêve harmonieux.

nn

Le Il s’agit maintenant de transformer le monde signifie donc qu’il faut modifier la réalité, changer la vie, de manière qu’il n’y ait plus à rêver, je veux dire à philosopher, qu’il faut que nous entrions en possession de nous-mêmes non pas dans ce monde séparé et fou du sommeil nocturne, mais en plein jour, dans ce monde que nous avons tous en commun, quand nous avons les yeux ouverts et le regard neuf ou naïf, quand nous sommes debout. Et que peut le philosophe par rapport à cette exigence réaliste, lui qui est couché, dans l’obscurité d’un ailleurs?

Mais maintenant, tournons-nous avec Marx lui-même et avec toute l’histoire du monde depuis un siècle, histoire si profondément marquée par le marxisme, tournons-nous vers cette action en plein jour qu’il nous propose, vers cette transformation du monde à laquelle appelle avec l’impatience et la colère des choses qui ne peuvent pas attendre, la XIe Thèse sur Feuerbach.

La première chose à dire c’est que la pratique, l’action de transformer la réalité, n’est pas n’importe quelle activité: toute activité ne transforme pas réellement son objet.

Il y a des fausses activités, celles qui ont l’apparence de l’efficacité, qui obtiennent un résultat immédiat, mais qui ne transforment pas réellement les choses. Un homme politique au sens courant, un dirigeant au sens courant, qui a un calepin rempli à ras bord de rendez-vous, qui a quatre téléphones sur son bureau et dicte trois lettres à la fois, qui par son éloquence soulève des salles pleines, qui a sous ses ordres 20 000 personnes, n’est pas nécessairement quelqu’un qui transforme la réalité. Il peut être simplement quelqu’un qui maintient ce qui est, qui conserve les choses, les rapports entre les hommes dans leur état antérieur, ou bien qui les développe ou les aide à se développer en prenant garde qu’il n’y ait pas de heurt, c’est-à-dire au fond sans accepter que ce développement transforme réellement ce qui se développe (comme si une mère voulait que son enfant se développe, mais sans toutefois lui permettre de devenir jamais un adulte, sous prétexte alors qu’il ne serait plus son enfant, un enfant comme au début).

Des activités de ce type, qu’elles soient conservatri­ces ou réformistes, sont pareillement éloignées d’une action transformatrice. Une action transformatrice, au sens où le prend la formule de Marx, consiste à contribuer à détruire ce qui rend possi­ble la fausse conscience, la philosophie, l’idéologie en général, à combler pratiquement le manque dans lequel l’égarement idéologique prend source.

Cela dit, en quoi consiste une telle transformation? L’action n’est pas une affaire simple, une pure opération. Transformer le monde, cela ne veut pas dire faire n’importe quoi. Si le monde est à transformer, c’est qu’il contient en lui l’aspiration à autre chose, c’est que ce qui lui manque est déjà là, c’est que sa propre absence à lui-même est présente. Et c’est cela seulement que signi­fie la fameuse phrase: L’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre.

Winogrand-Garry-Laughing-Woman-w-Ice-Cream-Cone-1985_666_10

S’il n’y avait pas ce que les marxistes appellent des tendances dans la réalité, il n’y aurait aucune transformation possible. Si le monde a à être transformé c’est parce qu’il se transforme déjà. Il y a dans le présent quel­que chose qui annonce, qui anticipe et qui appelle le futur. L’humanité à un moment donné n’est pas simplement ce qu’elle a l’air d’être, ce qu’une bonne enquête psycho-sociale pourrait photographier (et c’est pourquoi ce genre d’enquête de photographie est toujours infiniment décevant par la pauvreté des clichés produits), l’humanité est aussi ce qu’elle n’est pas encore, ce qu’elle cherche, confusément, à être.

Pour employer une autre terminologie disons qu’il y a du sens déjà là, qui traîne dans les choses, dans les rapports entre les hommes, et que transformer réellement le monde est délivrer ce sens, lui donner plein pouvoir.

Vous êtes maintenant sensibles à l’analogie profonde qu’il y a entre parler et faire. On a dit que parler ramassait et élevait au discours articulé de la signification latente, silencieuse, roulée (comme dit Merleau-Ponty) dans la vague de la communication muette. Et on a dit que c’est cette signification à la fois présente et absente qui dote cette transcription qu’est la parole, non seulement de sa pleine responsabilité, de son risque d’erreur, mais aussi de sa possibilité d’être vraie.

L’action transformatrice ne peut pas se passer d’une théorie au vrai sens du mot, c’est-à-dire d’une parole qui se risque à dire: Voilà ce qui se passe, voilà où ça va et qui de ce seul fait commence à organiser au moins dans le discours ce Ça; d’une parole qui désire réellement le désir de la réalité, ou qui désire du même désir que la réalité.

a5b3d5a8-70d1-4de9-88e4-dce36fa17f59

Il ne suffit pas, disait Marx, que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel).

Nous voyons donc que l’action, comprise comme transformation du monde (la seule qui mérite ce nom) suppose, et c’est là sa garantie potentielle, un paradoxal pouvoir de passivité: il faut recevoir pour donner, il faut entendre pour dire, il faut recueillir pour transformer, et ce n’est peut-être pas un hasard si les Grecs avaient le même mot pour désigner l’action de recueillir et l’action de dire. Il faut l’aveugle­ment propre à notre temps, la redoutable falsification du sens même de l’agir, pour confondre, comme le fait notre civilisation, l’action et la manipulation, l’action et la conquête. Marx savait encore, et ses successeurs en titre l’ont tout à fait oublié, Marx savait que faire est aussi se laisser faire, et que cette passivité-là requiert la plus grande énergie.

Après la critique de l’idéologie, il doit être clair que pour le marxisme il n’y a pas de tables de la loi, pas de révélation. Nous ne pouvons pas donner foi à une parole déjà parlée ailleurs, à une loi établie dans l’au-delà, et qui viendrait du fond des choses, et c’est ce que pense Marx: car le chrétien lui-même a à réinventer la Loi, il doit la réécrire, ou plutôt l’écrire lui-même, dans ses options quotidiennes, dans ses rapports avec les autres et avec soi, dans ce qu’il pense devoir assumer et ce qu’il pense devoir rejeter, les chrétiens, ils m’en donneront témoignage, n’en ont pas moins à discuter, à se concerter, à réunir des conseils ou des conciles, que les autres, si bien que l’absolue transcendance de la loi n’est pas vécue comme telle, elle n’est pas, au sens strict, vivable. Cela veut dire que dans le champ de l’histoire et de la société, dans le domaine des rapports entre les hommes pris dans leur devenir, il n’y a pas une loi écrite qui détermine le sens de l’histoire et le sens de la société.

S’il est vrai que le monde demande à être transformé, c’est qu’il y a du sens dans la réalité qui demande à advenir; mais s’il est vrai que ce sens demande à advenir, c’est que son avènement est empêché de quelque manière.

Dans un livre qui a eu un très grand retentissement sur les manières de penser et d’agir de notre époque (ce livre a pour titre en français Cybernétique et Société), l’auteur, Norbert Wiener, écrit que la véritable vision du monde pour le savant ne peut pas être manichéenne mais augustinienne. Voici ce que Wiener veut dire:

La noirceur du monde (entendez son opacité, son carac­tère inintelligible, son désordre) est négative et se réduit à la simple absence de blancheur (c’est-à-dire de clarté, de raison … Cela c’est la conception augustinienne: il n’y a pas un principe autonome du Mal, de l’Erreur). Tandis que dans le manichéisme, la noirceur et la blancheur appartiennent à deux armées opposées, rangées en ligne, en face l’une de l’autre.

Et il est bien vrai que le monde physique par exemple n’oppose pas une résistance concertée aux efforts que nous faisons pour le comprendre; il ne cache pas son sens exprès pour égarer et pour défaire le savant. Seulement, quand il s’agit de la société, de l’histoire, de la politique (c’est-à-dire du problème de la communauté des hommes), ce refus du manichéisme, c’est-à-dire d’une conception selon laquelle il y a un adversaire en face, et selon laquelle cet adversaire joue son jeu contre moi qui suis son adversaire, ce refus du manichéisme est-il juste? Reprenons les mots de la problématique marxiste: pourquoi la société qui est grosse d’un sens, qui est hantée par un spectre, comme dit le début du Manifeste, qui est hantée par un manque, ne peut-elle pas accoucher sans violence de cette signification? Pourquoi ne parvient-elle pas à dire clairement ce qu’elle a, sinon parce qu’elle en est empêchée? Et si elle en est empêchée, n’est-ce pas parce qu’il y a une armée rangée en ligne, parce qu’il y a un adversaire en face de cette aspiration, qui s’emploie consciemment, résolument, à la refouler?

b932f-cqemy

Mais le marxisme sait bien qu’il n’y a pas deux adversaires rangés en ligne l’un en face de l’autre comme les pièces d’un échiquier en début de partie (C’est pourquoi ce que désirent en fait les proliférantes théories du complot est l’anti-marxisme, au sens de Lyotard: un ordre mortuaire …); il sait bien que la partie est commencée depuis beau temps, que les pièces sont engagées les unes dans les autres, et contre les autres, qu’elles forment une totalité de relations à la fois de complément et de contrariété. Cela veut dire que l’adversaire n’est pas au-dehors, mais aussi bien au-dedans.

Et il faut comprendre ce dedans avec le plus de pénétration possible: l’adversaire est au-dedans de ma pensée. La rupture de la société sous forme de classes sociales, c’est aussi la rupture de la pratique, c’est-à-dire de la transformation silencieuse des rapports sociaux, d’avec la théorie.

L’interprétation de la réalité, la compréhension de l’énoncé de ce que désire réellement la société, donc la théorie révolutionnaire elle-même aux yeux du marxisme lui-même est normalement coupée de la pratique, elle est continuellement investie par ce que Marx appelle les idées dominantes qui sont, dit-il, les idées des classes dominantes. La liaison entre théorie et pratique est ainsi exposée par principe à l’erreur, à la mystification.  Pour Marx par conséquent, la parole ne peut pas venir à ce qui en a besoin simplement, innocemment pour ainsi dire, mais contradictoirement. Le mouvement vers autre chose qui anime la société, son manque absolu, que Marx voyait incarné dans le prolétariat, dans cette classe, disait-il, à laquelle il n’a pas été fait de tort particulier, mais un tort en soi, le prolétariat en tant que manque et mouvement ne peut pas avoir accès spontanément au langage et à l’articulation, à la théorie et à l’organisation.

brody-winogrand2

Entre ce désir, ce sens tacite qu’il est, et ce désir du désir, ce sens explicite, qu’il a à être pour résoudre effectivement la séparation et le désordre dans lesquels il est plongé, ainsi que toute la société, il y a la responsabilité et le risque d’une parole, d’une théorie et d’une organisation qui est par principe et pour commencer séparée de ce désir, isolée du prolétariat, et qui doit se mettre à l’unisson de son manque pour pouvoir le réfléchir.

Nous sommes toujours au vrai, parce que le sens latent dans les choses, dans le monde autour de nous, entre nous et en nous, empiète sur la parole, soutient et guide le sens qui s’articule: mais nous ne sommes pas dans le vrai, nous n’y sommes pas parce qu’un écart maintient au-delà de ce que nous pouvons en dire, au-delà de notre conscience, la réalité totale. Penser, du point de vue de l’action, mais c’est vrai de toute façon, ce n’est pas entrer dans du déjà pensé, ce n’est pas entrer dans une articulation déjà instituée, c’est d’abord lutter contre tout ce qui sépare (aujourd’hui, au moment où nous sommes), le signifié du signifiant, contre tout ce qui empêche le désir de prendre la parole et, avec la parole, le pouvoir.

Vous voyez que le marxisme est bien éloigné du manichéisme. La théorie (à commencer par le marxisme lui-même) est continuellement minée par sa position sociale et historique d’idéologie, elle est continuellement menacée, non par des trahisons et des sabotages, mais de l’intérieur par la chute dans le déjà pensé, par la dégénérescence dans l’institué. Le capitalisme n’est pas un camp, c’est cette opacité qui se glisse entre les hommes et ce qu’ils font, entre l’homme et les autres, et aussi entre l’homme et ce qu’il pense.

Nous nous demandions: mais à quoi sert de philosopher, puisque la philosophie, de son propre aveu, ne referme aucun dossier, ne conclut aucun système et, strictement parlant, ne mène à rien? non-renseignee-1419614080

Nous répondrons ceci: vous n’échapperez pas au désir, à la loi de la présence-absence, à la loi de la dette, vous ne trouverez aucun refuge, pas même dans l’action qui, bien loin d’être un abri, vous exposera plus ouvertement que n’importe quelle méditation à la responsabilité de nommer ce qui doit être dit et fait, c’est-à-dire d’enregistrer, d’entendre et de transcrire, à vos risques et périls, la signification latente dans le monde sur lequel (comme on dit) vous voulez agir.

Vous ne pouvez transformer ce monde qu’en l’entendant, et la philosophie peut bien avoir l’air d’un ornement sclérosé, d’un passe-temps de demoiselle de bonne famille, elle peut être tout cela, et elle l’est effectivement: il reste qu’elle est ou peut être aussi ce moment où le désir qui est dans la réalité vient à lui-même, où le manque se nomme et en se nommant se transforme.Mais ce manque, direz-vous, cesserons-nous enfin de l’éprouver? La philosophie nous dit-elle quand, comment nous pouvons en finir? Ou bien, si elle sait, comme elle a l’air de le savoir aujourd’hui, que ce manque est notre Loi, que toute présence se donne sur fond d’absence, alors n’est-il pas légitime, raisonnable, de désespérer, de s’abrutir? Mais vous ne trouverez pas refuge dans la bêtise, car n’est pas brute qui veut; il faudrait que vous obteniez le silence absolu; or il n’y a pas de silence absolu, justement parce que le monde parle déjà, même si c’est d’une façon confuse, et que vous-même continueriez, au moins, de rêver, ce qui en dit déjà bien trop quand on ne veut plus rien entendre.

Jean-François Lyotard, extraits des cours d’introduction donnés en Propédeutique, 1964

Garry Winogrand