-Résistance? Vous n’y étiez pas, moi non plus.
-Nous en étions, même si nous n’y étions pas. Nous en sommes.
-Tout ne serait-il donc que récit? Lyotard écrit:
Le coureur de 10 000 mètres ou le maquisard qui se glisse avec ses charges sous la travée d’un pont, tous ces corps en action … Jouent des scénarios qu’ils se racontent ou qu’on leur a racontés … Ils exécutent des récits … Ils se font obus, événements, ils se placent en référence à ce qu’on dit, a dit, ou dira. Et ils se font témoins de ce que les récits qu’ils exécutent sont les meilleurs, puisqu’ils les avèrent, ils résistent à cette dissolution de la Résistance dans les brumes du passé ou le labyrinthe des récits, dans cette nuit où tous les chats sont gris.
-Nous sommes certainement dans la nuit, mais tous les chats n’y sont pas du même gris. Nous jouons tous des scénarios, et il n’y a pas le moindre mal à cela; il s’agit seulement de savoir si le récit en question est bon, est juste, est trompeur ou non. Et c’est pourquoi le travail conceptuel, littéraire, le plus profond, est une action.
Floc’h, Londres en 1940
-Ce qui est intéressant dans ce mot résistance, c’est que c’est un terme passif (ce qui s’oppose à notre action, à notre volonté), qui est devenu actif. Nous résistons à une tentation, à une action très puissante qui vient d’ailleurs. L’utilisation de ce mot dans le domaine de l’électricité peut nous aider. Un grand nombre des applications techniques de cette énergie, production de chaleur ou de lumière, vient de dispositifs appelés résistances: le courant est freiné et se transforme en autre chose, se manifeste. Dans les centrales hydrauliques, on peut dire de l’électricité elle-même qu’elle est le fruit d’une résistance: on empêche un fleuve de couler comme il en avait l’habitude, on barre son cours, et c’est ce barrage qui devient dans nos maisons éclairage et chauffage.
-Où que nous soyons, quoi que nous fassions, nous sommes traversés par mille courants qui nous emportent dans telle ou telle direction. Certaines nous semblent bonnes et nous nous laissons emporter; nous voyons par contre que d’autres sont mauvaises, et il s’agit alors de détourner à notre profit l’énergie qui risque de nous entraîner. Lorsque l’on n’a pas d’armes soi-même, on est bien obligé d’utiliser celles d’autrui. Ce sont les ennemis qui nous rendent forts. Notre ennemi c’est notre maître, disait La Fontaine.
-Les électriciens font eux aussi une distinction entre résistance passive et active. La résistance passive diminue la quantité du courant qui passe, le reste se diffusant sous une autre forme d’énergie; la résistance active en change la qualité, le transformateur modifiant les relations entre tension et intensité, le transistor ou l’ancienne lampe de radio le redressant comme on dit, ce qui permet de faire entendre le message dont il est porteur. Le mot réaction lui aussi est à double tranchant. Ceux que nous appelons réactionnaires peuvent dire à leur manière qu’ils résistent, aux changements, en attendant de retrouver leur cher passé.
-La réaction émotive, celle qui ne met pas en question les valeurs qui la provoquent, a toutes chances d’être mécanique et manipulée. Il faut la riposte. On vous place dans une perspective, vous placez votre partenaire-adversaire dans une autre. Si vous n’inventez pas ce déplacement, vous ne ripostez pas, vous réagissez.
-D’un autre côté nous devons reconnaître que la riposte par l’ironie, les sous-entendus, les signes codés de résistance, les clins d’œil, n’est qu’un pis-aller contre l’oppression triomphante. Parfois même elle la renforce en lui servant de soupape de sûreté. Ainsi les chants et les danses des esclaves, origines du jazz aux États-Unis …
-Il s’agit d’abord de survivre. Ces signes dont vous parlez peuvent avoir des valeurs toutes différentes selon celui qui les reçoit. Ce sourire peut en effet parfois proposer la complicité au maître, quelquefois proposer la complicité aux autres résistants contre le mauvais maître exclu alors de ce langage auquel il ne comprend rien. Ce n’est qu’une fois la résistance suffisamment forte, organisée, qu’on peut passer au défi, faire sentir au maître que ses jours sont comptés. Si les esclaves n’avaient pas chanté, ils seraient morts. Ils ont réussi à utiliser le langage même avec lequel on leur donnait des ordres pour les renverser; c’est comme la résistance électrique de tout à l’heure.
-Dans un essai de Jean Starobinski, Le Mot Réaction, de la Physique à la Psychiatrie, je lis:
Les Romains ne connaissaient ni reagere ni reactio. Il faut attendre le 16éme siècle et Vossius pour les trouver, et encore un peu dédaigneusement, admis dans la pratique scolaire des philosophes; il leur préfère resistere agenti in se. Mais dans la Complainte de Nature à l’Alchimiste errant, écrite probablement par le peintre Jean Perréal vers 1460, on trouve déjà:
Comme le feu en l’air agit
Ainsi l’air sur l’eau réagit
Et l’eau agit en l’air
Quand le feu veut émouvoir guerre
Au début du 18éme siècle, un peu partout en Europe, la fortune des mots réagir, réaction, to react, Reaktion, reacione, avec le retour en force de l’idée stoïcienne d’interdépendance de toutes choses au sein de l’univers signifie qu’aucune action ne peut échapper à une action en retour, et que s’éloigne déjà le privilège par lequel le noble agent serait d’une race toute différente de celle du populaire patient.
La passivité n’est plus pour le sujet subissant la marque d’une infériorité indélébile; elle est peut être une situation transitoire où se regroupent déjà les énergies de l’action en retour.
L’article Réaction de L’Encyclopédie consacre cette révolution: On ignorait que la réaction est toujours égale à l’action. C’est M. Newton qui a fait le premier cette remarque.
Et Starobinski constate:
Si le savoir peut être considéré comme le prolongement des premières réactions humaines aux stimuli et aux périls du monde environnant, il ne s’y réduit plus. Connaître la réaction, évaluer le phénomène dans sa relation avec le mot qui le désigne, c’est ne plus se contenter de la seule dépense des énergies réactives.
Richesse de ce mot réaction. A côté de l’emploi de ce terme en mécanique, prenons par exemple celui qu’en fait la chimie. Deux corps mis en présence dans certaines conditions produisent une réaction qui peut prendre toutes sortes de formes, en particulier la combinaison, ou encore la constitution de deux autres corps en apparence tout différents, avec disparition des premiers. Non seulement l’action de l’un provoque la réaction de l’autre, mais change l’autre qui le change. C’est ce qui se passe lorsque nous dialoguons; la frontière entre nos deux domaines se déplace.
Tant que le maître et l’esclave ne font que réagir l’un à l’autre au sens de la mécanique classique, la guerre est inévitable, et à tout progrès de l’un répondra une réaction de l’autre.
Il faut qu’au couple maître-esclave succède un nouveau couple. Il y a certes dans le monde actuel bien des maîtres et bien des esclaves, mais dans nos sociétés nous sommes tous plus ou moins maîtres, plus ou moins esclaves, esclaves de maîtres impersonnels, d’institutions, ou encore de ce qu’on appelle des personnes morales; il nous faut travailler dans la chimie de tout cela, pour renverser ou redresser, faire comprendre à celui qui se croit maître qu’il est à tant d’égards esclave, à celui qui ne sait que trop qu’il est esclave que la maîtrise n’est pas si loin, une maîtrise sans esclavage.
Michel Launay et Michel Butor, Résistances, PUF 1983