Au tournant de 1560, en France, tuer l’ennemi de Dieu était adhérer à la justice d’un Dieu ne tolérant pas l’infidélité. Au premier plan des crimes contre Dieu, il y avait le blasphème.
Les tueurs arrachaient les langues de leurs victimes comme ils coupaient les mains de ces protestants iconoclastes qui avaient mutilé images et statues. L’atrocité était sacrée parce que synonyme de salut à la fois pour soi et pour la chrétienté.
La Loi de Dieu passait avant la loi du roi; le souverain qui s’opposa à cette nécessité, Henri III, devint une figure de l’Antéchrist et mourut assassiné d’un coup de poignard donné par Jacques Clément en 1589, un religieux inspiré d’une certitude mystique: que Dieu l’avait élu pour abattre le Prince qui ne cherchait pas à éradiquer les protestants. Pour ces acteurs de l’atrocité, la mort importait peu, puisqu’en se laissant aller dans leurs violences à des formes de transe divine, ils se pensaient possédés par l’Esprit divin. Mourir était entrer dans l’éternité.
Idéalité eschatologique de la mort destructrice du contrat social, parce que niant l’écart entre l’ici-bas et l’au-delà, entre la Cité de Dieu et celles des hommes, que l’humanisme avait entendu dissocier pour penser le politique.
La violence, réaffirmaient les prédicateurs et polémistes catholiques dénonçant le péril calviniste, était d’obligation humaine, car c’est par elle que les fidèles retrouveraient l’état d’Alliance et pourraient se tenir, au jour du Jugement, parmi les élus. Elle a donc été une violence de Dieu, qui soudain affranchit le catholique de sa culpabilité dans la geste même de mise à mort de l’impie.
Faut-il vraiment aller chercher dans la Bible la matrice de cette violence? Ou dans le Coran le programme de Daesh?
Dressons un tableau montrant jusqu’où l’horreur a pu devenir l’idéal d’hommes et de femmes de notre propre passé.
Tolérer l’impie, c’est vers 1560 appeler sur soi et sur le peuple dont on est membre toujours plus de divisions et donc toujours plus de châtiments. Tolérer l’autre est criminel, car l’autre est un séducteur, risquant de mettre à mort des âmes innocentes qui se laisseront séduire. La guerre comme l’agression sont dites justes, implacablement justes, parce que le meurtre de l’hérétique est une justification, parce qu’il est justice de Dieu. Tout se passe comme si l’imaginaire de la croisade, de la prise eschatologique de croix, du désir sacrificiel, avait été rechargé et projeté dans l’espace même du conflit religieux.
Le royaume de France est représenté comme une terre sainte à libérer de la menace infidèle, et sont publiés des textes exaltant la lutte contre les Albigeois, appelant chacun à devenir un croisé, un juste, et jusqu’à l’offrande de son corps à la mort pour que la gloire de Dieu cesse enfin d’être offensée. Pour comprendre l’intensité de massacres comme celui de la Saint-Barthélémy, durant lequel les massacreurs portent une croix blanche à leurs chapeaux, il faut se référer à ce désir sacrificiel.
Il faut donc la guerre, le massacre le plus sanglant possible, pour que Dieu se remette à aimer d’amour les hommes, leur pardonne, oublie l’infidélité et l’offense qui l’ont conduit à punir le royaume par sa division de religion. Dieu est un Dieu avant tout de colère et de jalousie. Sa justice doit être accomplie et chaque chrétien est appelé à devenir son bras armé. Cela veut dire que la guerre est sainte et que le chrétien qui s’y voue est un guerrier de Dieu. L’ennemi de Dieu, celui qui sort d’une Eglise confirmée par la tradition et par la durée même de son histoire comme une institution divine, est malédiction, macule qui ne peut être lavée que par le sang. Dieu est rapporté avoir commandé sa mort dans l’appel lancé au peuple à lapider tous ceux des enfants d’Israël qui auront délaissé le vrai culte, ou encore à faire cendres de leurs corps.
Le prêtre Antoine de Mouchy enseigne ainsi au roi que, puisque les huguenots paillardent avec Satan, ils méritent le feu comme la fille du sacrificateur qui se prostituait (Lévitique 21,9).
Parallèlement, Dieu a dit que le blasphémateur doit mourir par lapidation (Lévitique 24,14), parquoy les hérétiques, non seulement blasphémateurs du nom de Dieu, ains de Dieu mesme, comment pourront ils estre exempts de peine. L’idolâtre doit, selon les paroles venues à la bouche de Moïse, être puni par le glaive (Exode 22,27). Quiconque d’entre les enfans d’Israël, ou des estrangers qui conversent en Israël, donnera de sa generation à Moloch, il mourra. Le peuple de la terre le lapidera de pierres.
François de Guise, Le Balafré, chef de guerre catholique
[…] Moyse tesmotgne que cestuy qui est inobedient et rebelle aux sacrificateurs, est digne de mort, quand il diet : l’homme qui par arrogance, ne vouldra obéir au sacrificateur estant là pour monstrer au Seigneur son Dieu : par la sentence du juge, cest homme mourra, et osteras le mauvais d’Israël: à fin que rout le peuple oit et craigne, et que doresnavant aucun ne soit orgueilleux.
Rien d’étonnant, alors, que le corps de l’hérétique ne soit, pour certains catholiques, que le sépulcre d’une âme morte. L’hérétique est jugé possédé par Satan et il est devenu une bête; puisqu’il n a plus d’âme, il n’est plus homme. Il s’agit de mettre à nu la vérité démoniaque de l’infidèle en théâtralisant le dévoilement de son amour de la chair; ainsi, on étend des corps nus et enlacés dans des positions évocatrices. Sont mises en scène des pratiques de défiguration (visages écrabouillés, essorillement, énucléation, castration) et d’animalisation, qui certifient que les hérétiques sont ceux dont Dieu a prédit qu’ils se sépareront de Lui par désir de satisfaire leur corps, et qui montrent que, tels que bestes mortes, ils n’ont plus rien désormais de commun avec la créature faite par Dieu à son image.
Une autre modalité de cette violence prophétique infernalise le corps de l’hérétique en inscrivant sur lui des marques qui rappellent les peines que les diables feront souffrir en Enfer, pour l’éternité, aux réprouvés.
Certaines pratiques démontrent que l’ennemi s’est accouplé avec Satan (femmes exposées nues avec des cornes de bœufs plantées dans leur nature, ou recouvertes d’un pourceau mort, hommes éventrés afin que leurs viscères symboliques de leurs péchés puissent être portés en triomphe au bout d’une perche).
François de Guise
Antoine de Mouchy se réfère à Exode 32, glorifiant le peuple qui, au commandement de l’élu de Dieu, a pris le glaive pour éradiquer ceux qui ont brisé l’Alliance en son sein même. Le peuple, dans la violence, est redevenu le peuple élu, la sainteté a été retrouvée dans cet héroïsme qui a consisté en la mise à mort de l’ennemi de Dieu:
Ainsi dit le seigneur aux enfans d’Israël: Mette un chacun son espée sus sa cuisse: passes et repasses de porte en porte au camp, et chacun de vous tue son frère, son ami, et son prochain. Et les enfans de Levi feirent selon la paroile de Moyse: et en ce jour là tombèrent du peuple environ trois mil hommes. Et Moyse dit: Vous avés aujourd’huy consacré vos mains au Seigneur, un chacun tue son fils et sur son frère, à fin qu’aujourd’huy vous soie donnée bénédiction.
Bénédiction: le mot est capital. Lorsque le duc François de Guise, après le massacre de Vassy, fait son entrée dans Paris, des cantiques de gloire sont publiés, qui chantent en lui celui qui vient au nom de Dieu, l’élu, le nouveau David, le saint défenseur de l’Église. Lorsque son corps est ramené dans la capitale, sur la fin du mois de mars 1563, il est accueilli comme celui d’un martyr mort pour la foi. Par son sacrifice, il siège désormais aux côtés du Christ.
Aucune hésitation ne doit, aux yeux des prédicateurs et des polémistes de l’Église romaine, s’interposer entre l’exigence divine d’extermination et l’acte de mise à mort. Mourir pour la foi, c’est mourir pour une vie d’éternité, c’est vivre éternellement. Tuer n’est pas pécher, c’est au contraire aimer Dieu, aller au-devant d’un désir de Dieu, accomplir un geste innocent et pur.
Diane de Poitier, par Clouet
Cette violence est innocente puisque violence de sujétion à l’ordre divin. Elle défigure, pour désigner implacablement les hérétiques comme ceux dont Dieu a prédit qu’ils se sépareront de lui par désir de satisfaire leur corps. Ce n’est pas par hasard si, au cours des grands massacres, les cadavres des huguenots sont traînés rituellement dans les boues, laissés sur des fumiers ou jetés à la voierie; ils sont ainsi habillés d’ordure, défigurés et déshumanisés, comme pour déclarer qu’ils ont perdu leur humanité en perdant leur âme, qu’ils n’ont plus rien de commun avec la créature faite par Dieu à son image: ils sont morts à Dieu, ils sont pourriture et immondice pour avoir commis l’adultère spirituel avec Satan, et la violence les révèle en leur vérité d’immondice. Le même processus de dés-humanisation se retrouve dans les infinis coups dont sont martelés les corps morts. Ils sont destinés, en rendant informes les corps, à marquer la séparation des protestants d’avec Dieu: coups qui dénotent l’aspiration collective à participer à une geste prophétique de vengeance, à entrer dans l’ordre du temps de la colère divine, à participer d’une durée eschatologique au sein de laquelle le Christ à la langue de feu reconnaîtra les siens parce qu’il les verra combattre à ses côtés.
La violence n’est donc pas seulement licite, elle est un devoir qui prime tout, d’autant que dans leurs guerres les réformés lèvent le masque. L’hérétique doit être pourchassé telle une bête, et offert à la vengeance de Dieu, il doit mourir pour le plaisir de Dieu et le salut du chrétien. Il y a là reconstruction d’un héroïsme de la sainteté, puisque le fidèle de Dieu doit non seulement être prêt au sacrifice de son corps, mais aussi faire abstraction de tous les attachements mondains, n’hésitant pas, vont jusqu’à dire certains prédicateurs, à mettre à mort un fils ou un frère. Surtout, ce sont toutes ses pensées et tous ses actes qui ne doivent tendre qu’à la manutention de l’Église et la défense de la gloire de Dieu.
Le bon chrétien est certes celui qui quotidiennement rend graces et louenges à nostre Seigneur, de ce qu’il lui a évité le peril et danger de tomber aux lacs des hérétiques, mais il est aussi celui qui en conséquence, se complaît dans la vision du châtiment, qui prie pour que la vengeance de Dieu, Dieu-tonnerre, s’abatte sur les infidèles et qui se donne totalement, quand il le faut, pour que cette vengeance advienne. Une fois la vengeance venue, il doit remercier Dieu pour cette œuvre de justice auquel lui-même a pris part, comme l’avocat Loys Doriéans l’exprime en 1569 après les défaites militaires protestantes:
Nous les vismes. Seigneur, abbatuz par monceaux
Nous les vismes trenchez en dix mille morceaux
Remarquant en cela qu’elle estoit ca vengence,
[…] Aussi l’as tu monstr&, lorsque tu as permis
Que les corps atterez de tous tes ennemis
N’eussent vuydes d’esprit l’honneur de sepultures:
[…] Car tes chiens affamez, et mesmes les oyseaux
Se sont jusqu’au crever rempliz de leurs boyaux,
Les loups qui ont senci tant de charognes mortes,
Ont de fain assaîlliz, le bois abandonné,
Pour prendre ce repas que leur avoit donné
L’Eternel qui punit le vice en telles sortes.
Aussi c’est toy, Seigneur, c’est toy seul, qui as peu
Confondre et massacrer, par le glaive, et le feu
Noz haineux, et les tiens […]
C’est toy qui as enflé la poitrine, et le cœur,
De nostre jeune duc, que tu as faict vainqueur
Loys Doriéans, Cantique de victoire, par lequel on peut remarquer la vengeance, que Dieu a prise dessus ceux qui voulaient ruyner son Eglise & la France, Paris, Robert Le Manguier, 1569.
La reine Margot enfant
On sait qu’après la mort du duc d’Alençon, se dessine l’hypothèse de l’accession au trône d’un roi de France hérétique et excommunié, Henri de Bourbon, puisqu’Henri III n’a pas d’enfant. La loi de catholicité doit s’imposer sur l’ordre de succession garanti par la loi salique. Pour ce faire, la Ligue se légitime comme une création voulue par Dieu, qui en a mystiquement communiqué la nécessité à des élus conscients qu’au seuil du temps de la violence de Dieu, il faut que les fidèles catholiques s’unissent dans l’adoration la plus intense du Sauveur.
Dans un contexte panique d’imminence de la fin des Temps, il ne peut plus y avoir de dissociation ni d’écart, voire d’institution de médiation, entre la sphère spirituelle et la sphère temporelle; tout l’ordre du monde terrestre doit être tendu vers une identification à l’ordre céleste.
Progressivement, à partir de 1584, l’hostilité augmente entre les bons catholiques et un roi Henri III soupçonné de ne pas mener la guerre à outrance contre l’hérésie et d’empêcher par là la France d’effectuer le rapprochement exigé par le Sauveur. Un roi qui n’est pas le roi saint voulu par Dieu, nouveau David ou nouveau Saul, mais au contraire qui devient un roi antéchrist. L’important est donc que l’institution créée divinement, les Seize, les meneurs de la Ligue, se fixe comme fin ce qui est la mission même du pouvoir monarchique: amener et ramener le peuple vers son salut, le reconstituer comme un peuple saint. Par essence, une telle institution est donc négation d’un système, négation moins d’une politique que du politique.
L’assassinat du duc et du cardinal de Guise sur ordre du roi qui voit en eux des comploteurs et des rebelles radicalise cette distance sur la fin du mois de décembre 1588.
Désormais, Henri III est un tyran contre lequel la guerre est juste, sainte, d’autant plus qu’avec son allié, le protestant Henri de Navarre, il n’aurait plus d’autre volonté que d’exterminer la vraye religion et massacrer les vrais catholiques. Résister au roi antéchrist, soulignent les multiples pamphlets et libelles imprimés, c’est obéir à celui qui est Tout, Unité des unités, Dieu, qui commande de désobéir au Prince qui gouverne contre sa Loi et entraîne ses sujets dans la voie de la damnation éternelle. La lutte est ouvertement devenue acte sotériologique de fidélité et de piété, et en appelle par sa sainteté à l’héroïsme sacrificiel le plus total.
Paris, nouvelle Jérusalem au cours de l’hiver 1589, s’unit spirituellement au Christ dans le combat contre le roi antéchristique et dans l’imploration d’une violence divine. Les processions pénitentes, menées par de petits enfants, figures terrestres d’une sainteté christique, sillonnent Paris pour solliciter la vengeance divine et dire l’amendement; dans la mortification imposée au corps de tous, en une croisade intérieure qui conditionne la croisade extérieure imminente, la ville se place prophétiquement sous le règne du Christ-Roi. Chaque semaine, dans une église de la capitale, sont dites des prières continues, tandis que des fidèles s’assemblent dans des maisons privées autour d’un oratoire pour participer eux aussi de l’établissement d’un temps sacral.
À partir de janvier 1589 et pendant cinquante-cinq jours, Paris devient une ville-tombeau qui honore en des cérémonies continues d’affliction les deux morts martyrisés de Blois, le duc Henri de Guise et son frère le cardinal Louis de Guise. Le deuil tourne dans les paroisses, marquant une imbrication totale du social dans une expérience spirituelle de communion avec les âmes des victimes du tyran sanguinaire de Blois. Les martyrs de Blois sont représentés comme des saints, victimes de la tyrannie d’un nouvel Hérode, qui s’apprête à exterminer la religion catholique et tous ceux qui entendent la défendre.
Toute la communauté parisienne, en un corps mystique souffrant et uni dans la prière, s’assemble dans les églises devant des chapelles ardentes dans lesquelles les effigies des martyrs de Blois sont présentées, dans un décor paroxystique de lumières et de toiles noires parsemées de larmes d’argent destiné à exercer un pouvoir de fascination extatique ou d’attraction extrême.
Le deuil est adhésion mystique à la souffrance de ceux qui se sont sacrifiés, union spirituelle par les larmes et l’oraison, absorption ou fusion dans leur désir de Dieu qui les a portés à accepter la mort, disent les textes, pour qu’enfin soit révélée la vraie nature d’un roi maléfique et que le combat puisse vraiment commencer contre les forces de Satan. Le désir de Dieu devient désir de tuer, don de soi au Christ, négation absolue de l’homme pécheur dans une tension sotériologique. La sainteté de ceux qui sont morts innocents est appelée à prendre possession de ceux qui sont encore vivants et doivent se dire prêts, eux aussi, à mourir et à tuer pour la gloire de Dieu.
Il est significatif de remarquer que ce deuil se clôt le 25 février 1589, jour marqué par un événement symbolique qui est une forme de régicide à distance: un tableau, disposé au couvent des Grands-Augustins et qui représentait Henri III, est brûlé. Ensuite, aurait été placée une figuration du Christ assis à table au château d’Emmaüs avec les deux disciples rencontrés, figuration qui exprime la nécessité de la souffrance du Christ pour son entrée en gloire mais qui aussi peut évoquer, dans l’œuvre de substitution, la volonté d’instaurer le règne du Christ-Roi contre un règne temporel corrompu et antéchristique, celui d’un Christ revivant parce que trouvant les siens prêts à mourir comme lui est mort. Signe de ce que toute une ville, tout un peuple pénitent s’offre au Sauveur, dont la venue est alors prophétisée imminente, s’offre symboliquement au sacrifice. Et se donner au Sauveur, n’est-ce pas épouser d’abord son sacrifice, sa volonté de souffrir en Croix pour le salut de tous? C’est dire que Paris se place dans un hors-monde, dans un cercle magique d’appel au Christ, que les Parisiens tracent en marchant processionnellement nuit et jour, dans une durée d’adoration pénitentielle. Paris devient le rêve de tous, le rêve d’une union sainte purifiant l’humanité de sa corruption.
La violence cependant n’en est pas moins en chacun des ligueurs, et un témoignage de Pierre de L’Estoile certifie que s’il y a un blocage à ce que le régicide soit justifié publiquement, il vit dans le cœur de tous ceux qui sont dans l’Union des catholiques; L’Estoile rapporte une conversation qu’aurait eue le prédicateur Gincestre avec un des meneurs parisien de la Ligue, l’un des Seize, lequel faisait scrupule de faire ses Pâques en raison du sentiment intense de vengeance qu’il avait en lui contre le roi. Et l’homme de foi de répondre qu’il faisoit conscience de rien, attendu qu’eux tous et lui même le premier qui consacroit chacun jour en la sainte Messe le corps de nostre Seigneur, n’eut fait conscience de le tuer.
Le Duc d’Anjou avec Henri de Guise, qui a bien failli réussir, avec l’aval du Pape, à fonder une nouvelle dynastie, Très Catholique. Mais le Sud se serait alors regroupé en Provinces-Unies, calvinistes. A quoi aurait ressemblé l’Europe? …
L’imaginaire régicide se découvre à la fois collectif et secret pour chacun, mais il fait vivre dans une tension et un rêve héroïques. Le fantasme de violence se fixe donc sur un roi désormais responsable de ce que l’ire de Dieu s’est abattue sur les hommes au point de maintenir dans le royaume une guerre civile qui est le signe même du châtiment divin. A travers les modalités mêmes de sa représentation ligueuse, le régicide n’est pas réductible à l’acte individuel de Clément plantant, après avoir été saisi de visions angéliques lui ordonnant de se sacrifier pour que vive l’Église, un couteau dans le petit ventre d’Henri III en un acte révolutionnaire de mise à mort royale. Il s’enracine dans la piété mystique de Paris, dans les processions et surtout les cérémonies de deuil qui suivent la mort des frères Guise et au cours desquelles le peuple parisien s’est uni en adoration mystique du Sauveur. La force de Dieu venue dans le jeune dominicain dissimule une sotériologie millénariste de l’unité de tous en Dieu, immense tension de sainteté sacrificielle.
Le régicide de Clément peut être perçu ensuite par les ligueurs comme un miracle: c’est Dieu qui est venu lui-même commencer son combat ultime contre l’Antéchrist et ses légions d’Abomination. Dieu a pris la cause des justes entre ses mains. Il est la rencontre avec Dieu de tout un peuple. Le dominicain Clément est exalté comme un saint dans Paris, un saint envoyé et suscité par Dieu; son sacrifice a non seulement mis fin aux jours du tyran, mais il a sauvé la Cité de Dieu qu’est Paris. La violence et la sainteté sont alors exactement synonymes, mais il faut bien voir que le système de représentation tend à montrer, dans l’acte régicide, dans son accomplissement au moment où tout semblait devoir être perdu pour Paris et de là pour le royaume, une conséquence de la tension de sainteté collective. C’est parce que chacun a prié Dieu, est-il répété et chanté, a dit à Dieu sa volonté de se sacrifier pour la manutention de la religion menacée, que Dieu a permis que sorte de Paris un jacobin visionnaire, à qui l’ange de Dieu était apparu pour lui commander de porter un coup providentiel au roi injuste.
Le Duc d’Anjou devenu Henri III
Cet argument renvoie à l’idéal même sur lequel la Ligue a été fondée. Dans sa littéralité, outre qu’elle est issue d’une inspiration divine directe, la Ligue est une union à Dieu, à sa substance et à sa propre chair […] union de conjonction et de société très fraternelle avec Jésus-Christ, identifiée par le prophète-avocat Jean de Caumont à l’union que le fidèle entretient avec le Sauveur dans l’Eucharistie. Elle est l’ultime recours pour que la société terrestre puisse se recomposer en corps mystique et triompher des forces de mort éternelle qui l’assaillent et l’attirent. Sainte, elle fait de chacun de ses membres des zélés, c’est-à-dire des chrétiens en tension de sainteté dans leur volonté absolue de sacrifice. Elle fait adhérer les ligueurs à la Passion dans l’engagement de chacun de prendre en lui la Croix et suivre le Christ, nostre capitaine, et cette adhérence les défait d’eux-mêmes, les unissant dans l’essence absolue d’unité qu’est Dieu. Être uni dans la sainte Ligue, c’est être dans l’Un, qui est éternel et absolu [..,) sans commencement, selon le Commentaire et remarques sur l’édit d’union de l’an 1588, car:
Des chrestiens le cœur doit cstre
Ung en Dieu nostre maistre […]
Ainsi l’Union assemble
Mille et mille cœurs ensemble
Les conserve et n’en fair qu’UN.
Être dans la Ligue, c’est être dans un éloignement du naturel de l’homme, vivre un embrazement de zèle divin. C’est être de surcroît guidé par Dieu, et de cette saisie de soi par une virtus transcendante découle pour le ligueur une force et puissance si grande que ceux qui se ressentent de ses flammes sacrées et divines sont comme mangez et dévorez intérieurement aux entrailles et jusques à la moelle des os, et tellement préoccupez en l’âme, qu’ilz ne savent ce que la raison humaine leur dicte et propose.
Le zèle est sainteté, événement de persuasion par l’esprit céleste, et le serment de l’Union traduit bien cette dépossession de lui-même à laquelle le ligueur s’engage devant Dieu, sur les Évangiles. L’imaginaire, en août 1589, accomplit un travail d’appropriation de la fable sacrificielle traditionnelle. Il fait de Jacques Clément un saint répétant les actes sauveurs de l’Ancien Testament, et de chaque ligueur un saint aussi, un élu biblique participant de l’identité d’un peuple qui revit les hauts faits du peuple élu de la Bible.
Denis Crouzet, Jean-Marie le Gall, Au péril des Guerres de Religion