Guerre civile ? Un petit verre de Chartreuse

On sait comment en 1940 les Pères, expulsés d’Italie, obtinrent de Georges Mandel, dernier ministre de l’Intérieur de la IIIéme République, l’autorisation de rentrer à la Grande-Chartreuse. Le maire de Saint-Pierre-de-Chartreuse, Auguste Villard réquisitionna les bâtiments, inhabités depuis trente-sept ans et y installa le R.P. général, Dom Ferdinand Vidal, accompagné de deux moines.
C’était le 21 juin. Les blindés nazis qui, de Lyon, avançaient vers Grenoble se heurtent à Voreppe à des unités qui les arrêtent jusqu’à la proclamation du cessez-le-feu. Peu après, comme nous pouvons le lire dans La Grande-Chartreuse par un Chartreux, le 6 août, le petit groupe de religieux qui s’impatientait à Voiron rejoignit le Père général au Monastère; la communauté se reprit à vivre en tout point selon la règle, chantant l’office divin de jour et de nuit. Dom Ferdinand s’occupa activement à relever la Maison de ses ruines, pendant la guerre et après. L’historiographe officiel de l’ordre n’en dit pas davantage.

Et pourtant, de l’Armistice à la Libération, il s’est passé à la Grande-Chartreuse bien des choses dignes de mémoire.

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Dès le mois de septembre les Pères reçurent un émissaire du Service C.D.M. C’était, au sein de l’armée d’armistice, un organisme à demi clandestin qui s’occupait du camouflage du matériel. Il était composé de volontaires impatients de voir l’armée française reprendre le combat. Le responsable pour la 14éme Région militaire était à Lyon le colonel Henry Desgeorge; son correspondant à Grenoble, le capitaine Cogny, plus tard le capitaine Bertaux. Le commandant Nal raconte dans La bataille de Grenoble, avec quelle fièvre on cachait des armes dans la ville, jusque dans le vénérable Palais de Justice, à la campagne dans des hangars ou des grottes. Le monastère de la Grande-Chartreuse, avec ses vastes bâtiments perdus dans les forêts, attira l’attention du C.D.M.
Les Chartreux ne se dérobèrent pas et se virent confier un matériel imposant: des armes, notamment 450 (quatre-cent-cinquante) mitrailleuses d’aviation en éléments; un central téléphonique, 35 postes, des tonnes de fil; enfin des véhicules: 2 tracteurs Laffly à six roues, 4 tracteurs à chenilles, 6 voitures à viande, etc … Le colonel Noiret confia aux Chartreux l’étendard, les archives et la caisse du 2éme régiment d’artillerie de montagne.

Tout se passa bien jusqu’à l’occupation italienne en novembre 1942 et à la dissolution de l’armée d’armistice. Les autorités occupantes avaient édicté des peines sévères contre les détenteurs d’armes et les dénonciations se multipliaient. Le C.D.M. décida de débarrasser les Chartreux du matériel le plus compromettant, les armes. Un convoi qui, par une nuit de décembre, emportait des éléments de mitrailleuses se trouva cerné entre un détachement italien qui barrait la route de Saint-Pierre et un autre, sur la route de Saint-Laurent-du-Pont; il fallut se résigner à jeter les armes dans le Guiers, près du pont Saint-Bruno.
Les autorités italiennes se gardèrent de compromettre les Chartreux. Un colonel vint, en janvier 1943, les avertir qu’ils avaient fait l’objet de nombreuses dénonciations locales mais qu’il n’y aurait pas de perquisition avant février.

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 Ecoutons maintenant le récit de Dom X**:

La perquisition se fit en février par le colonel commandant la commission italienne d’Armistice, accompagné de camions de soldats auxquels il interdit de pénétrer dans la Chartreuse. Il avait à ses côtés un officier italien et un commandant de gendarmerie français. Nous le reçûmes, le Père général, Dom Bernard, et moi. Il dit simplement au Père général: Montrez-moi ce que vous voulez. Il nous expliqua qu’il faisait la démonstration d’une perquisition pour faire taire les gens qui nous dénonçaient. Le Père général le conduisit dans les combles de l’église, le colonel comprit son intention et fit la remarque qu’une perquisition véritable serait bien difficile dans une telle maison. En revenant dans le Cloître des officiers, il aperçut les soldats que notre portier avait laissé entrer dans la cour. Il était près de se fâcher lorsque notre portier dit que c’était lui le responsable. Le colonel dit alors aux soldats: allez prier à l’Eglise. Puis le commandant de gendarmerie se mit au garde-à-vous en disant: Mon Colonel, je relaterai donc que la perquisition a été négative? Négative!, répondit le colonel. Les gens que nous cachions étaient tranquillement installés dans des bâtiments à l’entrée …

Les Chartreux, en effet, donnaient asile à des patriotes recherchés par la police politique italienne, la redoutable O.V.R.A., ou par la Gestapo, qui opérait déjà dans la région. Les réfractaires au S.T.O formaient ça et là des maquis et le C.D.M. vint à plusieurs reprises retirer des caches du monastère du matériel dont il avait besoin.

En septembre, l’Italie passe dans le camp des Alliés. La Wehrmacht envahit Dauphiné et Savoie et se jette sur les officiers italiens [dans de véritables batailles rangées, notamment à Grenoble] pour les désarmer.

A Chambéry, nous dit Dom X**:

Le colonel Fraghi, enfermé dans sa chambre de l’hôtel Terminus, s’enfuit grâce au préfet et au commandant de gendarmerie, Mr Roux, gendre du maire Villard, qui lui prêta une auto, et dans la nuit, avant matines, il vint demander asile à la Grande-Chartreuse. Quelques uns de ses officiers avaient déjà trouvé refuge à Saint-Pierre. Le maire Villard fit plusieurs voyages pour les conduire à Annemasse, d’où ils gagnèrent la Suisse, puis l’Italie.

Dans les premiers temps de l’occupation allemande, les Chartreux reçurent à peu d’intervalle deux visiteurs inattendus. Le général allemand commandant la place de Grenoble apportait en personne, pour les placarder sur chacune des grandes portes du monastère, des affiches imprimées, indiquant que ce monument historique était placé sous la protection de la Whermacht, et que personne n’avait le droit d’y pénétrer sans l’autorisation du commandant des forces allemandes en France. Cette mesure était dirigée contre la Gestapo.

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Peu de temps après arriva en touriste Arno Breker, professeur à l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Berlin, le fameux sculpteur. Dans sa jeunesse il avait passé huit années à Paris, très lié avec Despiau, Pompon, Maillol, avant d’être appelé par Hitler à Berlin et de devenir le sculpteur officiel du régime. C’est lui qui fut, avec Speer, chargé de faire visiter Paris à Hitler le 23 juin 1940. Il fit ensuite de nombreux séjours en France, organisant des rencontres entre écrivains et artistes allemands et français. En 1942 l’exposition de ses oeuvres à l’Orangerie attire le ministre Abel Bonnard et le Maréchal Goering; Maillol accourt de Banyuls pour saluer le Michel-Ange de l’Allemagne.
L’année suivante Brecker décide de rendre visite à Maillol dans les Pyrénées orientales, en passant par Grenoble. Il raconte son excursion à la Chartreuse dans son livre, Paris, Hitler et moi, paru en 1970.

[Arno Brecker décrit un voyage difficile et splendide, fait avec sa femme. Il visite un bâtiment habité par un seul moine, allemand, qui leur offre un petit verre de Chartreuse et leur confie préparer le retour de l’Ordre, sur décision d’Hitler en personne]

Nous ne comprenons pas comment le Professeur Brecker a pu se livrer à pareilles divagations. Le couvent était habité par toute une communauté, dont aucun membre n’était Allemand. Les Pères étaient déjà rentrés, depuis 1940, avec l’autorisation du gouvernement français en guerre [Le général Cartier, basé aux Echelles, leur fait apporter en 1940 couvertures et godillots]. Accordons au Professeur Breker le mérite d’avoir bien vu, en sculpteur, les rochers et les bâtiments.
Retenons le seul fait exact: il est venu à la Chartreuse, et reportons-nous encore au témoignage de Dom X***:

Peu après la visite du général commandant de Grenoble, je fus prévenu par mon chauffeur, renseigné par un membre de la Résistance, que le vendredi suivant la Gestapo monterait et ramasserait toute personne qu’elle rencontrerait à l’extérieur du monastère. Et le vendredi une voiture s’arrêta à la Correrie, le temps de laisser descendre une femme. Elle chercha à faire parler le fermier, dont un fils était caché au couvent; puis elle se rendit à l’hôtellerie pour lier conversation avec les sœurs; elle aborda enfin le portier du monastère, un laïc, M. Jullien, qui eut une repartie géniale: Ici, Madame, tout le monde est collaborateur. La voiture avait poursuivi sa route jusqu’au couvent: elle était occupée par Mr Breker, par un Allemand de la Gestapo et par deux garçons.

Le Professeur Brecker demanda à visiter. Le portier répondit qu’on admettait seulement de hautes personnalités, comme, récemment, un général. Mais Monsieur est plus qu’un général, dit un des Français. Le portier m’appela donc par téléphone.
Breker se présenta en excellent français: Je suis le professeur Arno Breker, ami du Fürher. Je le fis entrer avec sa suite et lui fit visiter une cellule vide. La Gestapo ouvrit l’armoire et regarda sous le lit. Puis je le fis entrer dans la Salle d’Allemagne (l’Ordre comprend quatre provinces, France, Bourgogne, Italie, Allemagne) et leur ai offert une liqueur, selon l’usage. Breker demanda pourquoi nous étions partis. Un français lui répondit que notre départ était dû à l’anticléricalisme, et parla du sénateur Léon Perrier, qui s’était toujours opposé à notre retour. Breker demanda alors d’un ton sévère: Où est-il, ce sénateur? On lui répondit qu’il était déjà en prison … Puis Breker raconta qu’il avait sauvé un monastère allemand, où j’ai été reçu aussi bien que par vous, en le recommandant à Hitler.

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Il a du donner des ordres, depuis ce jour aucun allemand n’est monté à la Chartreuse. Pour comprendre, il faut que j’ajoute ce que me raconta le chef de la Résistance des Bouches-du-Rhône, caché au même moment à Saint-Pierre: les Amis du Führer étaient comme les missi dominici de Charlemagne. Ils se présentaient en touristes et parlaient à Hitler de ce qu’ils avaient constaté. La Gestapo elle-même les craignait. Quand un personnage de cette sorte était venu à Marseille, la Gestapo avait déguerpi de l’hôtel de Noailles pour lui laisser la place …

[Il s’agissait en fait d’un geste du régime nazi en direction de l’Église Catholique, au moment où aussi bien la Wehrmacht que Pie XII, durablement terrifié par la révolution allemande de 1918, à laquelle il avait assisté, travaillaient, ou plutôt rêvaient, à un retournement d’alliance contre le bolchevisme. Ce qui explique le silence du Pape sur la Shoah, qui vaut absolution: on ne va pas affaiblir ses futurs amis. Ce projet était celui de Pie XII, partagé, jusqu’à quel point? La hiérarchie ecclésiastique a gardé son bon sens. Pendant la rafle de Rome nombre de Juifs trouvèrent refuge au Vatican. Grande Politique en peau de lapin, donc, avortée aussitôt que conçue, dont l’horreur inexprimable le dispute à la niaiserie: les Alliés n’envisageaient plus qu’une capitulation sans condition du Reich -Tom Cruise eût-il réussi son attentat contre Hitler, le meurtre de masse serait resté irrelevant pour les anglo-saxons. Et l’URSS était engagée dans une lutte à mort. Et ce retournement d’alliance était militairement impossible: ne l’auraient pas accepté à l’Ouest les Résistances intérieures, soutenues par les populations, ni l’opinion américaine. Et enfin le nazisme vainqueur provisoirement serait resté un système instable qui aurait dévoré bien vite le Vatican]

Les Chartreux continuèrent donc à donner asile à des personnes menacées par la Gestapo, comme ils l’avaient fait pour des fugitifs recherchées par la police de Vichy, ou par l’O.V.R.A. italienne. C’étaient des prisonniers évadés, quatre Alsaciens-Lorrains déserteurs de l’armée allemande, des réfractaires au S.T.O., plusieurs officiers français particulièrement compromis, deux juifs [une famille juive a été cachée à La Ruchère, nécessairement au su des Chartreux], au total une soixantaine de personnes. Parmi eux le Comte Wladimir d’Ormesson, diplomate et journaliste alors influent.
Des jeunes venaient angoissés au monastère. Les Pères les détournaient d’aller travailler comme volontaires en Allemagne, ou de s’engager dans la Légion des Volontaires Français contre le Bolchevisme. Ils les aidaient à passer en Afrique du Nord, les orientaient vers les maquis.
Les Chartreux étaient en relation avec le R.P. Chaillet, fondateur de Témoignage Chrétien, qui se cacha à plusieurs reprises à Saint Julien-de-Ratz, ou à la ferme Boursier, à Saint-Laurent-du-Pont. Les Pères aidaient de leur mieux les maquis installés dans les Granges de l’ordre: à Currières, les Francs Tireurs et Partisans. A Chartrousette et Malamille, l’Armée secrète sous les ordres du capitaine Le Barbier. Les Chartreux ont recelé le matériel et les vivres enlevés au centre Jeunesse et Montagne de Portes (Ain), et les fournissent au maquis de Malamille. Le camion et la voiture du monastère transportent des hommes, du matériel, des armes et des munitions; le chauffeur, Lucien Potot, est de l’Armée Secrète; sa maison de Fourvoirie est le rendez-vous des agents de liaison.

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Le capitaine Le Barbier avait inscrit dans l’Armée Secrète Dom X***, et sans le prévenir lui fit décerner à la Libération la croix de combattant volontaire de la résistance. Je portais discrètement ce ruban sur ma chape quand je sortais, ce qui m’a valu des aventures très touchantes avec d’anciens Résistants …
Un chef du mouvement Libération, Jacques Y., qui s’était plusieurs fois caché à la Chartreuse, pensa que le monastère méritait la médaille de la Résistance. Le capitaine Le Barbier l’approuva et rédigea la demande, qui parvint par la voie hiérarchique au général Delay. Celui-ci, qui avait commandé le Parc d’Artillerie de Grenoble, écrivit à Jacques Y. le 20 octobre 1946:

Au cours de cette période j’ai eu moi-même des contacts nombreux avec les Pères Chartreux, et je peux témoigner que leur activité s’est constamment manifestée contre l’occupant. Mon témoignage peut être complété par les attestations du général de Linarès, du colonel Cogny, du général Laurent. Je fais donc constituer un dossier …

Sur ces entrefaites, le Père Général fit savoir qu’une telle distinction ne serait pas conforme à l’Esprit de l’Ordre.

Ambroise Jobert et Dom X**, La Grande-Chartreuse de l’Armistice à la Libération, Revue Évocations, Crémieu, 1984, extraits. Je rajoute les phrases entre crochets, avec lesquelles ces auteurs seraient sans aucun doute en désaccord. Par ailleurs la Chartreuse a employé en 1972, sous un faux nom, Paul Touvier.