Protagoras est, sans doute, le premier des sophistes. C’est pourquoi on pourra rechercher, chez lui plus particulièrement, tant à travers les fragments qui demeurent, qu’à travers les témoignages qui ont été transmis, les débuts d’une mise en forme, selon une problématique que l’on dira sophistique, de problèmes spécifiques, l’apparition de concepts nouveaux et caractéristiques, la mise en œuvre de ces concepts dans un enseignement et une pratique qui définiront et permettront de reconnaître un courant de pensée.
En ce sens, dans ce qui constitue la doctrine de Protagoras, nous relevons trois aspects. En premier lieu, il y a ce qu’il est convenu d’appeler le relativisme de Protagoras: il libère la réflexion philosophique du réalisme des physiciens.
En second lieu, il faut s’interroger sur la signification de l’athéisme prêté à Protagoras: il libère la philosophie de sa fixation à la morale traditionnelle.
En troisième lieu, on dessinera, dans le tableau de sa philosophie politique, l’anthropologie de Protagoras, qui situe l’homme dans un écart principiel par rapport à la nature.
Artémis des Grands Bois, la déesse des chasses, des herbes sauvages. Elle est accompagnée d’un cygne
Sous ces trois aspects, le sophiste Protagoras se révélera essentiellement dans le refus d’un ordre théorique stable: l’homme est la mesure de toutes choses, mais cette mesure ne saurait valoir comme unité; les dieux n’existent pas, mais nous ne pouvons pas le savoir; l’homme est un oubli de la nature, mais le mythe montre que les dieux se souviennent: la place, laissée à une théorie de la culture, n’est pas, en fait, investie.
Un piège est ici tendu: chercher le sens, le vrai sens, de cette formule serait y tomber. Comprendre cette phrase suppose que l’on admette une universelle mobilité du sens à laquelle, pas plus que le reste, cette phrase ne saurait échapper. En fixer le sens dans une interprétation, c’est faire apparaître la contradiction qui la traverse, c’est la réfuter.
Telle est la lecture de Platon, lecture qui se donne, sans le cacher, pour une réfutation: La vérité de Protagoras ne sera vraie pour personne: ni pour un autre que lui, ni pour lui (Théétète, 171 c).
Si la doctrine de Protagoras est un subjectivisme, elle ne peut se constituer en doctrine. La doctrine de Protagoras s’organise donc autour d’autre chose et implique que soit maîtrisée la contradiction dont elle semble l’origine. Dès lors, il faut retourner l’ordre des questions: si toutes choses trouvent leur mesure en l’homme (défini comme subjectivité individuelle), elles perdent toute possibilité de mesure; la formule de Protagoras n’exprimerait qu’une référence sans référence. En fait, il s’agit au contraire de considérer à quel titre l’homme peut être dit référence pour toutes choses, et non ce que sont (ou seraient) toutes choses pour l’homme.
À quelles conditions donc, l’homme peut-il être considéré comme unité référentielle? Ce n’est ni comme subjectivité (la contradiction, non dominée, envahirait la théorie), ni comme nature (ce qui serait contraire à toute l’anthropologie protagoréenne: l’homme est un oubli de la nature).
Reste donc, seule explication, l’explication sophistique: ni la subjectivité, ni la nature, mais l’artifice. L’homme pourra être dit unité référentielle de toutes choses par convention: on disposera alors d’une métrétique cohérente, non contradictoire, mais purement arbitraire, fondée en droit, non en nature: conventionnalisme sociologique.
Sa nourrice reconnait Ulysse. Un lavement de pied sur le seuil de la maison, la Maison du Père, comme un autre soir, le même, à Jérusalem.
L’analogie entre Ulysse et le fils de l’homme est un topos de la patristique grecque
Telle est la signification doctrinale à laquelle nous voulons nous arrêter: que l’homme soit mesure de toutes choses, cela signifie, de la manière la plus large et la plus profonde, que rien n’est par nature mais que tout est par convention.
Protagoras demeure ainsi abdéritain avant tout, et l’élève (peut-être) de Démocrite. Toutes choses sont, pourrait-on dire, d’établissement humain; la Stabilité de la nature n’est repérable nulle part, mais lui est substituée partout, une stabilité infondée en théorie, mais produite, et donc effective, par artifice, et qui, quoique théoriquement changeante et changeable, offre des caractéristiques suffisamment assurées; l’ordre qui la définit n’est pas celui de la nature, mais celui de l’art humain: la loi et l’éducation. Ainsi, l’eau n’est plus l’élément dans lequel on se noie depuis que la convention de la natation apporte le salut aux hommes.
La sophistique protagoréenne est bien la toute première, peut-être la plus radicale philosophie des valeurs: ce qui fonde une valeur n’est pas sa vérité mais le fait qu’elle est voulue, ce qui fonde le droit n’est pas la nature mais le fait qu’une société humaine l’accepte. Ainsi est maîtrisée la contradiction: elle devient l’inévitable diversité des établissements humains, diversité qui n’empêche pas certaines valeurs d’être admises par plusieurs; plusieurs qui forment alors une société humaine, cimentée par l’acceptation de ces valeurs, transmises par l’éducation, création continuée des valeurs, pratique fondamentale -c’est-à-dire fondatrice: l’école est la source du savoir, les vérités ne lui viennent pas de la nature ou du monde extérieur- du sophiste.
Ainsi, les choses ne sont pas par nature, mais, par convention, ce qui signifie que l’homme est bien mesure de toutes choses, mais qu’il faut admettre la variabilité de cette mesure qui n’est unitaire qu’à l’égard des sociétés qui, dans un vouloir commun, fixent, au sein d’une variation toujours possible, la variété qui convient en ce lieu et en ce temps.
La convention n’est pas menacée par la contradiction, car ce qu’elle réclame n’est pas l’universalité, mais la communauté, unité dans la mesure et dans les limites d’une société. Comme disait encore le maître Démocrite: L’homme est ce que nous connaissons tous.
Ulysse bande son arc. Des prétendants insolents conchient notre maison, l’île-monde: une scène éminemment moderne
Par là, et en son sens le plus général, la sophistique de Protagoras libère la réflexion emprisonnée dans le matérialisme et le naturalisme des physiciens et dans l’immobilisme des Eléates. Il y a, dans la phrase sur l’homme-mesure, toute une ontologie: une ontologie libérée de l’être. L’être n’est ni refermé sur sa plénitude, ni éparpillé dans les débris de son éclatement: l’être, c’est l’objet de l’accord des hommes entre eux. Et cela, dans tous les domaines, de la physique aux mathématiques en passant par le langage: l’apparence est fondée eu convention et le sophiste s’emploiera à y travailler; c’est l’usage et non la nature qui détermine le genre des mots; c’est la convention qui fournit son objet à la géométrie et légitime des opérations qui n’ont pas de corrélats dans la réalité; c’est la convention qui permet de distinguer le bien et le mal.
On le voit, ce relativisme n’est pas théorique mais opératoire: il ne se traduit pas par un scepticisme universel -pour le cas où il aurait jamais existé- selon lequel il n’y aurait ni science, ni morale; il établit au contraire que si la science et la morale ne sont pas fondées en nature, elles sont fondées -et suffisamment fondées- par l’opération des hommes, c’est-à-dire l’artifice, et par leur accord: la convention. Que la distinction entre le bien et le mal soit de convention ne veut pas dire que le bien et le mal sont indifférents, mais que c’est à nous de faire la distinction. Certes, rien de plus: la place est libre pour une philosophie de la réflexion, mais, chez Protagoras, le seul critère reste l’accord entre les hommes. Cela définit exactement la portée et les limites de ce relativisme: ordonné à la convention et à l’accord entre les hommes, il fonde des valeurs. Mais il ne les fonde que sur cela: convention et accord demeurent arbitraires, faute d’une référence stable comme l’est, par exemple, le Bien selon Platon.
Concernant les dieux, Protagoras semble y professer un agnosticisme. En fait, le problème n’est pas simple. Si, à la lettre, il s’agit bien d’un agnosticisme (des dieux, nous ne pouvons rien savoir), il faudrait examiner quel peut être le sens, dans l’Antiquité et, surtout, dans la problématique même de Protagoras, de pareille doctrine. Cet agnosticisme nous semble définir, par rapport aux sociétés humaines, un athéisme. C’est au moins ce qu’y ont vu les accusateurs de Protagoras.
Syrie, XVIéme siècle, Socrate
De fait, pourquoi, si l’homme est la mesure de toutes choses, de leur existence, comme de leur non-existence, l’homme ne pourrait-il avoir, conventionnellement, des notions sur les dieux? Ici, à l’égard des dieux, Protagoras semble faire une exception dans sa doctrine. On attendrait que les dieux trouvent une garantie ontologique dans l’existence de ces institutions que sont les religions, admises par les sociétés humaines. Or, il n’en est rien. Il y a donc bien, ici, polémique ou attaque à l’égard des religions établies puisque le consensus qu’elles semblent requérir ne fonctionne pas comme critère. Par suite, un tel agnosticisme théorique, articulé à un relativisme pragmatique, prend assurément la signification d’un athéisme pratique. Bref, il y a, dans la pensée de Protagoras, un aspect subversif à l’égard des religions et même de la morale traditionnelle qui est l’envers d’une valorisation de la politique et de la société considérées comme exclusivement humaines. C’est l’activité politique, non plus le culte dû aux dieux, qui est devenue le cœur vivant de la cité.
Mais il y a plus. Le versant théorique de cette position présente un intérêt fondamental. Pourquoi, au sein du relativisme, cet atoll d’agnosticisme? Pourquoi l’homme n’est-il pas, aussi, mesure de l’existence des dieux? Si les dieux échappent à la mesure humaine, quelle est la mesure qui permet d’établir cette démesure? C’est que les dieux ne se rapportent pas aux hommes: ce qui fait que l’homme est mesure, c’est, on l’a vu, l’existence des sociétés. Or, les dieux ne sont pas partie prenante dans les sociétés humaines, ils ne les habitent pas, ils ne les dirigent pas. C’est au titre de substituts idéaux d’une nature, que les dieux ne peuvent être admis par le conventionnalisme. Ils signifient une stabilité et une vérité au-delà de l’établissement humain et à partir desquelles pourraient être valorisées certaines conventions plutôt que d’autres. Si ce qui fonde la valeur est le consensus humain, on ne peut admettre une valeur qui relativiserait ce relativisme, qui ne dépendrait pas des hommes ou des sociétés. D’autre part, dans la tradition doxographique tout au moins, le matérialisme dont le modèle est fourni par Anaxagore (le Soleil est une pierre embrasée) exclut que les dieux, c’est-à-dire les astres, soient faits d’une matière éternelle différente de celle dont sont formés les corps terrestres. Les dieux sont de terre et par là mortels, c’est-à-dire que leur immortalité n’est que par convention.
Dans la mise en doute de l’existence des dieux, c’est donc une question fondamentale qui est récusée, du moins tenue pour trop difficile: celle de savoir s’il y a des sociétés meilleures que d’autres. La quête d’une fondation absolue est refusée parce que ce qui importe à l’homme, ce sont avant tout ses propres valeurs et sa propre cité: la vie est brève, il convient d’abord de faire vivre cette cité et ces valeurs où des hommes se reconnaissent, avant de se demander -question abstraite- s’il y a des valeurs qui ne dépendent pas de nous et qui, donc, ne nous importent pas. Si l’homme est mesure de toutes choses, ce qui vaut par soi, en dehors d’une mesure humaine, serait divertissement. Et danger, puisque ce serait libérer les puissances de la contradiction, maîtrisées dans le relativisme. Cet homme, dont on a vu en quel sens il était mesure et unité référentielle de toutes choses, origine de toutes conventions et producteur d’artifices, bref, inventeur et technicien, c’est-à-dire sophiste, que pouvons-nous en dire?
L’anthropologie de Protagoras est contenue dans le mythe célèbre rapporté par Platon dans le dialogue qui porte le nom du sophiste. Récit admirable.
Manuscrit byzantin, la Transfiguration
Pour être de Platon, ce texte n’en est pas moins profondément protagoréen: point par point, le mythe où est récitée la fabuleuse histoire de l’homme présente l’aventure même du sophiste. L’anthropologie élabore une image de l’homme où se rencontrent toutes les conditions qui nécessitent et rendent possible la sophistique même, l’humanité est l’image en grand du sophiste. Qu’on y réfléchisse bien: le métier de sophiste n’est pas un métier comme les autres, former des hommes exige une théorie de l’homme qui rende cette activité possible et en éclaire les gestes fondamentaux. L’idéal sophistique n’est pas mercantile, même si toute peine exige salaire.
D’abord, c’est la première leçon du mythe, l’homme n’est rien. Il est le laissé pour compte de la nature. Il existe, mais la nature ne lui a rien donné pour vivre, il est une existence dont la vie est d’emblée un problème à résoudre, il n’a ni protections contre un milieu hostile, ni armes pour garantir son territoire. Oubli de la nature, l’homme ne peut s’intégrer dans ce grand système de compensations qu’est le monde, où il faut vivre. La seule vocation naturelle de l’homme, avant même sa naissance, c’est la disparition, avenir d’une faiblesse radicale. L’aigle de Prométhée dévore tout espoir de descendance. L’homme est donc un animal nu et désarmé, sorte de degré zéro de l’animalité, un vivant réduit à sa propre vie, dépourvu des moyens d’assurer sa subsistance.
Il est de trop, aucun lieu n’étant prévu pour l’accueillir. L’histoire de l’homme s’inscrit donc dans une défaillance fondamentale de la nature qui caractérise toute la pensée sophistique; que cette défaillance survienne à propos de l’homme accentue encore cette signification: c’est bien parce qu’il n’y a pas de nature et qu’il n’y a rien à attendre de la nature que tous les jeux de la substitution et de la tromperie seront autorisés, mais ils s’appelleront artifice et ruse.
La seconde leçon du mythe, c’est que, s’il est voué à disparaître, l’homme survit cependant. Cette survie est rigoureusement contre nature. D’abord, parce qu’aucun rôle n’est assigné à l’homme; ensuite et surtout, parce que le rapport vital où il est engagé, est tel qu’il devrait périr sans délai, sans défense face à d’innombrables agressions, dans un combat par trop inégal. Or, dans cet affrontement injuste, l’homme l’emporte et crée par là un équilibre contraire à toutes les lois de la nature: Le faible l’emporte sur le fort. Thème fondamental de la sophistique qui est aussi, on le voit, la condition réelle du développement de l’humanité.
Comment pareil renversement est-il possible? Aucune dialectique, aucune supercherie théorique ne l’expliqueront, mais plus simplement une manipulation. L’homme est désarmé, mais il possède des outils. Le modèle premier de l’outil est le levier, par quoi le plus léger soulève le plus lourd: subversion par la technique de l’ordre de la nature qui prouve qu’il n’y a pas d’ordre de la nature mais seulement des opérations humaines, effectuables, réglées et réitérables. Par la technique, l’homme se substitue à une nature défaillante et crée l’ordre qui lui convient, l’animal le plus dépourvu devient l’homme, puissant, inventif, historique.
Historique, car ce qui transmet la technique, les habiletés, les métiers, les savoirs, d’une génération à une autre, faute d’héritage biologique, c’est encore une opération humaine: l’éducation. Que le sophiste soit professeur n’est pas hasard ou nécessité de vivre en exerçant un métier: l’enseignement est la tâche humaine première qui rend l’humanité possible.
Mais il n’y a pas que la technique, il y a aussi cet élément fondamental qui rend possible toute donation de sens, toute convention: la société. La Justice est l’autre don des dieux, la technique spécifique qui, contre l’ordre de la nature, rassemble les hommes.
Artémis au Loup, libation orphique
Certes, la justice est un don des dieux, au même titre que l’ingéniosité technique et son symbole, le feu. Ici, ambivalence de l’origine: ce don des dieux a été dérobé. Les dieux reviennent! L’humanité ne peut pas penser son origine, seul le mythe lui en révèle la configuration. La création de l’homme par l’homme suppose une ingéniosité première qui doit être donnée. Or l’homme en est dépourvu. Ce qui, chez Protagoras, tient lieu d’une théorie de la culture est une mythologie: on ne peut plus penser.
Un symbole cependant: ce par quoi tout commence n’est pas une donation originaire, mais un vol inaugural. La théorie des aptitudes développe non pas le concept de don, mais celui de vol. L’aptitude fondamentale est la subtilité.
Telle est l’envergure déployée du sophiste: les moyens techniques renversent le rapport du fort au faible, mais la condition de cette opération est sa portée extrême: faire tout avec rien. Magie? Non, sophistique. Le sophiste, c’est tout l’homme, symbolisé encore par l’astucieux Ulysse.
Un titre de René Char
Jean-Louis Poirier, notice Protagoras, Les Présocratiques, Pléiade 1988