En bivouaquant la nuit le long de la falaise, des choses du passé tous deux nous raisonnions !

… Sur ces mouvants espaces, les œuvres d’art sont les seuls bons témoins vivants, à la condition d’être importantes, belles, fortes, et d’avoir un peu de bouteille. Ce recul compte pour beaucoup. Le vrai poète, en un poème consacré, représente le médiateur idéal. Parce qu’il est poète, il est historien des mœurs. Ses propos les moins véridiques gardent un fond de vérité, pour le ton et le rythme, francs aveux indirects de l’émotion des souvenirs. Maintenant, faut-il s’en tenir au témoin unique? Croira-t-on sans critique des témoins variés? L’attestation de Mistral suffira, pour l’éter­nité, à toute juste image de la noble paysannerie de Crau. Le Marseille de Victor Gélu est également défendu par son relief puissant, sa lumière, l’énergique précision du dessin, enfin sa durée.

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Originaire d’Embrun où l’on se plaît à rappeler qu’un Jacques Gélu fut archevêque au temps de Jeanne d’Arc, dont il fut le soutien, Victor Gélu, montagnard ou gavot de race, comme tous les bons Provençaux, était fils de Marseillais et de Marseillaise. Son père, boulanger. Sa mère, née Rosalie Margalet, d’abord couturière, avait taillé les robes des dames Bonaparte pendant leurs jours difficiles. Le poète passa la plus grande partie de sa vie aux environs de Marseille ou dans la ville même. Il y était né le 12 septembre 1806, rue du Bon-Pasteur, n° 5. Il y mourut le 2 avril 1885, rue du Jardin-des-Plantes, n° 44. Les Œuvres complètes ont été publiées en deux beaux volumes avec un avant-propos de Mistral, étude biographique et critique d’Auguste Cabrol, en 1886. La première édition des Chansons marseillaises est de 1840; la seconde, un peu augmentée, de 1856. Ses personnages, ses tableaux, leur esprit, leur idiome appartiennent à la fin de la Restauration et au Gouvernement de juillet.

Mais ils ne datent pas beaucoup … Ils datent si peu, en effet, qu’il suffit de laisser courir une cinquantaine d’années et de consulter sur le même sujet une autre œuvre puissante, recommandée par d’autres mérites et une distinction égale, qui parut vers 1900: ceux qui doute­raient du rapport de Gélu ou qui craindraient qu’il n’ait vieilli seront rassurés par Valère Bernard et son récent Bagatouni. Le poète, peintre, aqua-fortiste et romancier Valère Bernard, aura trouvé ce titre, soit directement dans Gélu, soit dans la bouche des Marseillais que Gélu a peints. Le terme est italien, il désigne le quartier des prostituées et de leurs sou­teneurs, beaucoup de ces messieurs étant réputés venir de la Rivière de Gênes, où bagaschina a le sens de fille publique. Le quartier, tout entier, aboutit et dégorge sur la place Victor-Gélu; on comprend que Valère Bernard ait convoqué l’assemblée de ses gueux devant la fontaine du vieux poète.

Pêcheurs de Saint-Jean, boutiquiers des Accoules, pension­naires des rues chaudes, marchands et marchandes de chair humaine, escortés des mauvais garçons et de leurs orphelins, doivent se rencontrer forcément dans cet hémicycle, aux pre­miers pas qu’ils font hors de chez eux; l’auteur de Bagatouni connaît, tête par tête, ses loqueteux mal embouchés et mal odorants, leurs noms et leurs surnoms, sobriquets qui sont des armes parlantes. Marrid Ferri, ou Mauvais fer, a le couteau facile. Redondo veut dire équarisseur. Tirasso est le traîné. Panisso abuse des pâtes. Chichourlo, ou jujube, signifierait rougeaud, mais plutôt, par antiphrase, trop pâle. Estrio-Braso, boute-feu, attisera les rages du peuple.

TWAM.37.1225_zmLe wagon de première classe

Entre les longs jours de jeûne forcé et les frairies de bœuf à la daube, leur religion naturelle jaillit en aphorismes d’anticléricalisme ingénu, fondé sur cette haute observation que les prêtres ne manquent jamais de rien:

Que je ne me sois pas fait prêtre, moi! Voilà un fameux métier!

Ah! risque un autre, ils ne sont pas si heureux que ça, surtout à la campagne. J’en connais un, du côté de Lambesc, qui…

Plus de prêtres, plus de religion!

Et la conclusion obligatoire:

Va, c … mange bien, bois bien et f … toi de tout …

Tous propos qu’il faut encadrer dans le paysage et dans le train de leur tribu natale, telle que Valère Bernard l’a fait grouiller place Gélu:

… C’étaient des chiffonniers chargés de sacs de chiffons, de paniers de crottin, de paquets de chiques; des malheureuses avec des squelettes d’enfants sur leurs mamelles desséchées; des enfants à moitié nus, la face écailleuse de dartres, donnant la main à des aveugles en blouse bleue, couverte d’un écriteau; de grands bougres, fiers comme Artaban, tendant le moignon d’une épaule coupée ou tortillant des mollets à varices crevées … Et tous accroupis dans les couloirs, juchés sur le bord de la Fontaine, serrés sur les bancs de la petite Place, se mêlaient, s’appelaient, ricanaient dans une confusion de crasse et de vermine.

Dans cette vermine et dans cette crasse, de bonnes mères font entendre des conseils qui ne seront pas écoutés, élèvent des prières qui ne seront pas exaucées; un prêtre espagnol prêche, trinque, baptise, enterre, bénit ou maudit; pendant que la bonne Tante-la-Pauvre, Tata Pecaïre, trottine de son mieux pour le service du héros, du saint, du martyr, un nommé Niflo, dit le Sambuco, l’Entonnoir, parce qu’il laisse tout passer, sans rien garder pour lui, au creux de sa main charitable. On l’appelle aussi le Fada, l’Enféé, le Fol. Ce Niflo fait de grands sermons et de grandes aumônes, sa vie y passe, et tout son cœur: sorte de François d’Assise en habit laïc, nimbe comme un nouveau Messie pour la rédemption des pauvres, mais des pauvres seuls. N’oublions pas que nous sommes au pays de l’abbé Foulque et des œuvres de Timon David.

Les eaux grasses de Bagatouni sont riches et fidèles. Elles reflètent dignement le vieux chanteur camus, Socrate négroïde, qui fait le parrain, le patron et presque le dieu familier de la place et du quartier. Nous connaîtrons mieux tout ce monde si nous nous mettons maintenant à écouter Victor Gélu, qui en a peint les mœurs en décrivant les caractères, suivant les règles du grand Style.

Daumier_Honore-ZZZ-Sideshow._Reverse_Sketch_of_a_Mans_Head_-_GLa parade

Ouvrons le maître livre où se suivent les médaillons de cette plèbe étrange. Le premier et le plus populaire de ses poèmes s’appelle Fainéant et Gourmand. Une espèce de monstre chante à très belle voix:

Tous les soirs, ma buse de mère me rabâchait: tu es un vaurien -Tu aimes à manger bon, tu ne veux rien faire -Un jour tu finiras mal, Guïhen! La fainéantise-la gourmandise -ont de tous temps dévoyé les jeunes gens!

Mère, lui dis-je, pas si nigaud, pour vous écouter de m’arracher la peau! Pourvu que le marteau procure de quoi mâcher -rame qui a faim: Qui n’est pas fainéant -qui n’est pas gourmand -qu’un tonnerre de Dieu le vide!

Au lieu de naître, canaille -l’enfant d’un pauvre ouvrier maçon -que ne suis-je sorti des brayes d’un négociant ou d’un baron!

Moi si charogne -Oh! Quelle large vie! Oh! Quelles délices! -si j’avais eu du plomb (en poche) -ô flux de joies! -Je te l’aurais fait jouer le râtelier! -Mais il faut que Guïhen se mesure! -Si, au moins, l’on m’avait fait prêtre! …

Qui n’est pas fainéant, qui n’est pas gourmand -qu’un tonnerre de Dieu le vide!

L’hiver, le bout des doigts vous siffle -L’été, de sueur vous êtes noyé -Allez un peu manier la truelle -les mains gourdes, le sang gelé -Mais en goguette -à la guinguette -rire, chanter, godailler, fumailler -puis, la brochette -puis les chères petites cartes -puis avec Choise (Françoise) au lit se traînailler …-Y- a-t-il brigand qui me jure -que ce n’est pas plaisir des saints?

Qui n’est pas fainéant, qui n’est pas gourmand -que le tonnerre de Dieu le vide!

On me fait suer aux deux bourses -à voir certains richards bohémiens- pour épargner quelques piécettes -pâtir de sommeil et de faim! -N’est-ce pas péché- de s’éreinter -quand le besoin ne vous y réduit pas? -Tu manges un œuf -ô vieux cocu! -et tu peux avoir de pleines auges de bœuf! Et l’on ne veut pas que le Pauvre murmure -quand le Crésus vit en mendiant? Qui n’est pas fainéant -qui n’est pas gourmand -que le tonnerre de Dieu le vide!

Et notre curé qui, sans cesse -au prône vient déblatérer- contre la table et la paresse -De l’ouïr, cela me fait chance­ler -ça lui va bien -au citoyen- de commander le jeûne aux paroissiens! -il est tout rond -il a sept mentons -le bout du nez rouge comme un piment -il faut que ma tête se modère -ou je dirais: O Charlatan, Crie donc plutôt: qui n’est pas gourmand -que le tonnerre de Dieu le vide!

Aujourd’hui, chacun parle politique -je ne m’en mêle pas, je n’y entends rien- mais si, en faisant la République -le pauvre avait toujours de l’argent! -Si, sans trimer -il avait toute l’année -bon lit, bon vin, bon fricot, bon pain blanc -vite, vite, dirais-je -vienne un fusil -Ecrasons les rois, vaurien de Dieu! -et que la République dure -je suis le premier de ses ruffians! Qui n’est pas fainéant, qui n’est pas gourmand -que le tonnerre de Dieu le vide!

Ce finale violent peut faire imaginer un recueil de chants subversifs. On se tromperait de moitié. Plus moraliste que politique, plus philosophe qu’historien (ce qui ajoute à la valeur historique du témoignage), Gélu demande à ses gloutons, à ses fainéants et à ses pillards de lui chanter leur âme humaine plutôt que l’air et la couleur d’un temps. Ni leur tyran Louis-Philippe, ni le fusil des gardes nationaux ne font autre chose que l’accessoire d’un décor banal; le fils du pauvre ouvrier maçon peut penser à l’insurrection, c’est en vue de piller, de violer et de bien souper, il est pur de toute philosophie révolutionnaire. Tournez la page. Son cama­rade ou lui-même parlera en réactionnaire accompli dès qu’il s’agira d’imprimer à ses chères habitudes le moindre dérange­ment: nous n’avons pas affaire aux systèmes, mais à l’humeur et au péché. Les invocations à la Sainte, c’est-à-dire à Marianne, y sont, tout compté, bien plus rares que les jets de salive aux nouveautés gênantes ou les tendres regrets à des vieil­leries adorées. Peint au plus vif de sa nature, ce peuple demande qu’on le laisse tranquille. Le progrès ne vaut pas la paix.

parade-acrobats Le théâtre de rue

Que le roi de Juillet abolisse la loterie, estimée immorale, ce n’est point l’avis du truand de la chanson qui s’en trouve déshérité:

Toussaint, tu peux mourir sur le fumier -pour te faire du bien, il n’y a plus de loterie.

Des compagnies d’éclairage au gaz veulent-elles inonder Marseille de leurs lumières:

Ces mange-sous de préfets -ce branleur de maire- deux rebuts de galère- … nous ont fait venir de Paris- une lumière qu’ils appellent le gaz. -B … de gaz!- P… de gaz!

Le système métrique est-il substitué aux anciennes mesures, toutes les dames de la halle sont en rumeur:

Nous avons reçu leur sainte étrenne -un jeu de poids bien poinçonné … -Des tonnerres de noms enchevêtrés -auxquels nul ne comprend goutte! -Ils les ont tirés – m’a dit la fille à Pécout -du catéchisme des Juifs! -En m’en servant je perds mon âme -je fais pacte avec le démon … Ils t’ont collé le Myriagramme -Jésus! Maria! pauvre Mion!

Cette Mion n’est pas une femme du peuple,

Mais prieure des partisanes -Et l’éclipse des plus cacanes …

Ces partisanes, ces cacanes, étaient de richissimes marchandes qui équipaient des flottes de bateaux de pêche. Dans une de ses précieuses notes, Gélu soutient qu‘il n’y a pas de duchesse qui ait plus d’orgueil dans l’âme, un pied plus délicat, et, relativement, plus de recherche dans la mise, plus de luxe dans la toilette … Elles ne sortaient de Marseille que dans une gloire de dentelles et de bijoux qui faisaient ouvrir de grands yeux aux plus fines bourgeoises de nos petits ports.

Cependant les nouveautés métriques suffisaient à rendre Madame Mion démagogue. Avec le même entrain que la Grande Mademoiselle, elle appelait aux armes le peuple maigre des quartiers:

Non, les Carmes, non, Saint-Laurent -la Plaine, la rue Neuve, et Saint-Jean -disent que votre tentative -a juré la guerre au bon sens -Entendez: partout le peuple brame -vous ne verrez rire que les papillons (ou peut-être les parpaillots). Ils t’ont flanqué le Myriagramme -Jésus! Maria! pauvre Mion!

Et, comme l’abbé Gay, curé de Saint-Laurent, a dit un mot en chaire en faveur des innovations, Mion se déclare trahie:

Il faut que cette terre s’engloutisse -quand les hommes de religion -soutiennent l’abomination! -Cela marque la fin du monde! -Il a beau prêcher, monsieur Gay -j’ai des convulsions d’épouvante! Il est commencé, l’an Quarante, il ne fleurira plus, le mois de mai! -Déjà l’Ange noir pro­clame -que Dieu nous refuse pardon. Ils t’ont flanqué le Myriagramme -Jésus! Maria! pauvre Mion!

Même rumeur exécratoire contre certain règlement des voitures de place, qu’a édicté un despote municipal:

Voiturin, Voiturine, t’an gasta toun trin!

Voiturin, voiturine, ils ont gâté ton métier.

Un malheureux poitrinaire baptisé Patience se désole bien moins d’aller, vieux, nu et cru, crever à l’hôpital que d’y retrouver son ennemi personnel: le charbon de pierre.

Ce misoneïsme essentiel pose sur le granit d’une double résolution: on refuse d’apprendre ce qu’on ignore et de modifier ce qu’on a toujours fait. Si l’on souhaite autre chose que ce qui est, les nouvelles satisfactions doivent tomber toutes rôties du fond de l’azur, avec des rabais sut la peine et l’effort, moyen­nant un respect scrupuleux de coutumes invétérées. Ni Patience, ni Guilhen, ni les soldates de Mion ne voient d’un bon œil les inventions de l’industrie, les perfectionnements de l’art. Devant Marseille remise à neuf, deux villageois du Rove, en voyage de noces, se laissent d’abord éblouir. La jeune femme entonne une Pastorale de joie:

Comme Marseille se fait belle! -Autant de maisons neuves, autant de palais! -vous ne voyez pour ces rues nouvelles -que des montagnes de pierre de taille!

the-children-with-the-bathLe bain public

Mais le mari estime qu’il y a, là-dessous, bien moins de chances que de risques. Il répond par des réflexions senten­cieuses:

Oui, mais dans ces belles bâtisses -il y a sept hôpitaux, cinq prisons -la grande caserne à grande toiture -Saint-Pierre aux mille cabanons.

Dans un curieux roman en prose provençale, Noël Granet, Gélu devance de beaucoup les auteurs de l’Etape et des Déra­cinés, par le châtiment infligé au déclassé-dépaysé qui a voulu tenter fortune à Paris. Le cas est résumé dans le refrain d’une Chanson: Lazare! Lazare! Ton fils est Parisien …

Ce n’est pas que tout rêve soit moqué, ni tout désir de changer d’état: les augures de la chanson ne trouvent rien à redire au cas de Saucisson et d’Allumette. Saucisson, qui vient du Levant, est un marin professionnel qui dit et qui publie ce qu’il a éprouvé des délices orientales. A ces tableaux ardents, le jeune lamaneur qui répond au sobriquet flatteur d’Allumette prend feu. C’est le sujet de Si j’étais Turc, joyeux contrepied du Renégat de Mistral. Le mistralien Jean de Gonfaron a quitté la princesse, le turban, le sabre et tout le bahut pour retrou­ver en Provence la patrie et la liberté: Allumette ne songe au pays des almées qu’en raison des restrictions charnelles que l’économie occidentale lui impose. Un de ses pairs, Nicou, le Dominique de la chanson Vingt et un cent francs (21100 fr.), a nourri les mêmes mélancolies impécunieuses. Mais il lui arrive de gagner deux mille cent francs à la loterie …

Il n’est pas de version décente de l’étonnant couplet qui commence ainsi: Sieu tan pourta sur la fumelo … Mais il en ressort avec clarté que les dames accueillaient mal Nicou quand il crevait de faim; les beaux yeux d’une filandière appelée Nanon se montraient particulièrement dédaigneux, sa belle bouche disait même: Buaï de tu! (intraduisible encore). Mais la beauté farouche s’adoucit, au premier bruit de l’or tombé du ciel. Il est vrai que Nicou s’est fait beau:

Les bottes, les gants, la redingote -Le flambant gilet de velours! Beaucoup diront: Quel est ce commissionnaire?

Ainsi tels effets délicats de l’inégalité sociale sont corrigés par la Fortune. Il arrive que la Nature se montre moins traitable que la Société. Toine Bœuf, portefaix du quai, mire et remire ses avantages physiques dans une ode à sa force:

J’ai des cuisses comme des billots, j’ai deux bras qui semblent deux barres de porte, J’ai bonne échine, je suis trapu, je soulève cents kilos.

Seulement le pauvre colosse est obligé de confesser qu’il est serf de son vaste corps, dont les nécessités sont lourdes, de sa femme, dont les caprices font la loi, des mioches, qu’il faut bien nourrir et vêtir. Il s’achemine donc, comme tout le monde, aux pentes d’une vie qui ne l’a délivré d’aucune misère et voici la vieillesse, la maladie, les médecins, les médicaments, et le lit final, le charnier. C’est sur cet air que Villon a chanté les néants de la crosse et du sceptre. Mais la vie est la plus forte! L’Être s’attache à l’Être pour aimer ce qu’il est, s’il ne peut être ce qu’il aime.

honor-11Deuxième classe

C’est ainsi qu’un nommé Martel déploie des trésors d’ingéniosité pour se faire accepter ou pour s’accepter:

Que voulez-vous! Je suis un brutal! Je fais l’amour à coups de poings!

Mon chef-ouvrier, maître Horace -me dit: Martel, pauvre enfant -tu as une foutue grâce -quand tu es près des femmes -Quand Cité (Félicité) -Quand Zoé -te quêtent quelques doux baisers -tu vas leur flanquer des taloches.

Que voulez-vous, je suis un brutal. Je fais l’amour à coups de poing. Moi qui vis dans le bourbier -étant ouvrier puisatier -me siérait-il de faire le beau parleur -comme un musqué d’amoureux! …

Je suis bâtard comme mon père! -Qui m’aurait meublé le cerveau? -Lorsque la faim tua ma mère -à douze ans je chargeais des poids. -Ni souliers -ni chemise! -A sept ans je ramassais du crottin -à vingt ans, je pousse la brouette. Que voulez-vous, je suis un brutal …

Suit un couplet qu’il faut expliquer. Les grisettes du vieux Marseille se fleurissaient le coin des lèvres avec un (ou deux) boutons de cassie, sorte de mimosa charnu en plus doré et plus odorant. Pour le cueillir, la loi d’amour défendait d’y mettre le doigt, il fallait inventer ou découvrir un dispositif que notre Martel se vante de mépriser:

Pour enlever la cassie -sans lui demander pardon- à la fille (plus si fille!) -qui crie: finissez! faites! faites! un avorton -peut mollir -mais une tête de fer! …

Quoi, moi! je dirais: -Mademoiselle -je crois que vous m’avez ensorcelé -se peut-il être aussi belle! -je vois bleu -je ne mange plus -chaque nuit, de vous je rêve … -Allons donc! Je suis un brutal. Je fais l’amour à coups de poings!

Et Martel conclura comme Guïhen, son Désir s’épanouira en fusée révolutionnaire:

Elle jaillira la flamme -lorsque le grand pêle-mêle adviendra -en troussant les Madames … -Dieu de Dieu, quelle joie! Que voulez-vous, je suis un brutal … Je suis grossier comme du pain d’orge -je suis plus féroce qu’un loup -Mais si j’accroche -si je mords -est-ce ma faute après tout? -Car où sont -les leçons -qui m’auront raclé l’écorce -qu’aurais-je appris dans ma suie? Que voulez-vous, je suis un brutal. Je fais l’amour à coups de poings.

a-wagon-of-the-third-class-1Troisième classe

Tel est le bestiaire de Victor Gélu. Telle est sa forêt vierge du faubourg marseillais. Ramage, plumage ou feuillage, cela a-t-il beaucoup mué? Les vieux quais et les vieilles rues s’étonnent bien d’entendre plus de romances vénitiennes ou castillanes qu’autrefois. Tels mots provençaux se sont perdus, quelques-uns fort pré­cieux, comme le grec arton pour le pain, qui était courant au quartier Saint-Jean. Quelques usages ont disparu. Ce qui reste de maîtres portefaix a cessé de porter à l’oreille la boucle d’or.

Mais quoi! Parce que les bourgeois tiennent bon avec leurs foires aux santons, avec leur institution immuable des postes de chasse et de cabanons pour l’été; parce que les quinze ou vingt villages qui composent Marseille pèsent sur tout le reste, de toute la force des vieilles mœurs; parce que la nature s’en mêle, avec son ciel, ses eaux, son vent dur, son bon cœur facile, avec sa chair, avec le son des paroles humaines, avec la religion et l’irréligion du pays: ce qui devait arriver arrive et continuera longtemps d’arriver; le système, dans son ensemble, agira puissamment de manière à fondre et couvrir un très grand nombre de bigarrures ethniques accourues de toute contrée. Les travailleuses qui déchargent les balancelles de Majorque continuent de porter leurs oranges sur des corbeilles ou sur des claies, en équilibre sur la tête comme elles le faisaient depuis les siècles des siècles. Le dialecte de Bagatouni n’a pas dégénéré. Ses personnages usent de termes exotiques, plutôt que leur langage n’est pénétré d’exotismes proprement dits.

*

Quant au courant mystique, à la curieuse poussée d’évangélisme néochrétien accusée par toute la trame de Bagatouni, il ne faut point la croire importée. On en trouverait la préfi­guration dans Gélu. Bien qu’il appartienne à l’époque des premiers progrès de la Libre pensée, ni son esprit, ni l’esprit de la race n’ont été engourdis par les idées nouvelles. On n’écoutait plus le curé, on s’occupait toujours de ce qu’on avait entendu dire au catéchisme. Qu’est-ce que l’homme? Qu’est-ce que la vie? Et la mort? Et l’âme? Survivra-t-elle?

La réponse variait un peu, non le questionnaire, qui importe. Il me souvient qu’un jour de ma douzième année, cueillant des noisettes le long d’un bief de l’Huveaune avec un petit paysan un peu plus âgé que moi, j’entendis le jeune esprit fort faire sa profession de foi: Le Bon Dieu! après tout, n’est-ce pas le soleil? Car il mûrit les câpres, et c’est lui qui chauffe le blé … Les confabulations sur l’âme et le monde ne sont pas limitées aux dîners Magny entre Goncourt, Taine et Renan. Les pauvres de Gélu en sont possédés comme tous leurs camarades à figure humaine, et le poète en a laissé une image splendide, intitulée Le Credo de Maître Cassien.

A péri tout enlié que servirié de neisse? Dieu que li vi tant liuen nous forge pas pèr ren. En mouran regrien. L’ome quan dispareisse  va peupla li estello au foun dau firmamen.

A périr tout entier que servirait de naître? -Dieu qui voit de si loin ne nous fait pas pour rien -En mourant nous regermons: l’homme quand il disparaît -va peupler les étoiles au fond du firma­ment.

Et les couplets s’envolent au dieu inconnu:

Te souvient-il, Vidal, de dix-huit cent trente -du temps que tu étais mousse des patrons pêcheurs -tu courais après moi, sans avoir peur ni honte -du sorcier mal peigné, l’épouvantail du golfe -En bivouaquant, la nuit, le long de la falaise -des choses du passé, tous deux nous raisonnions -et sur ton jeune esprit luisait dans les ténèbres -le Credo de maître Cassien. A périr tout entier …

Bien que tu fusses bien jeune, alors tu te régalais -de m’entendre déployer les mystères de l’air. Maintenant tu es un savant, tu as fréquenté les écoles -on t’a appris le dédain des anciens au cabaret -il te paraît folie de confier ta boussole -au vieux qui ne sait ni a ni b … A périr tout entier …

Enfant, ne ris pas trop de Cassien, du gros pâtre! -Son système est le seul d’où déborde l’espoir -il y a déjà cinquante ans que je lis dans les astres -mon syllabaire d’or guérit de la mort -Je menais le troupeau de Louis de la Varune -des collines du Myrte à la grotte Bourbon -le soir où j’ai deviné les secrets de la lune -sur la batterie de Niolon … A périr tout entier …

Mûrie avant le temps, ma tête que tu vois blanche -a glané quelques grains dans chaque guéret -Mieux que le marguillier qui ronfle sur son banc -j’ai souvent trié le chiendent des sermons du curé

Des propos des messieurs, des chansons des femmes, -des questions des enfants surtout je me suis nourri … -Tant qu’un secret nouveau sollicite sa cervelle -le grand-père ne veut pas mourir … A périr tout entier …

Honore-Daumier-XX-The-Free-PerformanceVidal, il y a quatorze ans, tu partais comme novice -à bord du Souverain tu reviens timonier -un marin de l’Etat doit avoir du jugement -lui qui sur tant d’écueils a vu les ouragans! -A tes heures de quart, si le vent a molli -tu as pu contempler de tes yeux émerveillés -les millions de millions de veilleuses du ciel: -Maître, ne t’auraient-elles jamais rien dit?

… A périr tout entier …

Tu me dis que ton major ne croit rien d’une autre vie -qu’en ouvrant notre peau l’outil du médecin -n’a jamais trouvé l’âme et qu’une fois usée -ta carcasse vaut autant que celle d’un chien! -Mais la langue de feu qui aiguillonne ton cadavre -et te crie: toujours tu monteras, élance-toi -ne serait qu’un brin de mèche noyée dans un pauvre filet? -Mon fils, ton major en a menti … A périr tout entier …

Dieu lançant ses semences au ciel, à l’aventure, -comme le campagnard qui sème son blé -le grain s’éparpilla le long de la voûte bleue -Qui s’aligna par ici, qui se glissa par là -Notre graine eut destin de tomber sur la terre -Nous y avons trouvé notre premier relais -là où tant de douleurs devaient nous faire la guerre -jusqu’au suaire depuis le berceau … A périr tout entier …

Mais le dernier soupir ne nous a pas plus tôt échappé -nous sommes hissés par en haut, sans crochet ni palan -nous avons entamé notre seconde étape -et nous allons renaître sur un globe plus grand.

Nous sommes déjà mieux, nous avons corps de fer, -vingt pans de haut, les bras et les nerfs d’acier -nous ne craignons ni chirurgien, ni drogue, ni clystère -nous ne connaissons plus la maladie … A périr tout entier …

Sur cette planète nouvelle, personne ne dormira plus sur la paille ni dans le foin. Le moindre valet aura des chambres superbes ornées de fenêtres à meneaux comme au château de Foresta. Les allées du jardin seront tapissées de fleurs d’oranger, et, comme dans le Voyage à l’île des plaisirs, les dragées pendues aux basses branches seront cueillies à pleins cabas.

Plus de misères! La traversée de la vie se fera sans roulis, ni tangage: Vent à poupe toujours! Plus de labeur pénible au profit de quelques porcs à l’engrais. Ni riche, ni pauvre, ni savant, ni ignorant, ni beau, ni laid,

Nous serons tous égaux sous la même bâche -plus gais que des jeunes gens qui ont humé le clairet -nous aurons le bonheur écrit sur nos visages -comme si nous étions au cabaret! …

Une courte épreuve sera bien infligée aux mauvais riches: deux ans de travaux publics, car on maintient le principe platonicien et catholique du Purgatoire. Mais on tendra vite la main aux méchants pour les mettre à l’abri, sans doute d’eux-mêmes:

Alors à leurs dépens ils auront senti la preuve -que l’homme n’est rien s’il n’a pas souffert …

Ici, une strophe généreuse pour les pauvres fils d’Iapet et l’audace des ambitions récompensées:

A cinq cent mille lieues au-dessus des tonnerres -s’il nous prend fantaisie d’ouvrir les journaux -nous y verrons les travaux que notre Terre ancienne -fera pour se servir des forces de l’éclair -Comme nous applaudirons à l’assaut de courage -des arrière-petits-fils, des arrière-neveux -qui voudront conquérir les nues à l’abordage -à la fin, s’ils en venaient à bout! … A périr tout entier …

honoredaumier_load-washerwomanUne  blanchisseuse

Quand nous relâcherons au port de l’abondance -que d’amis se battront pour voler dans nos bras! -Comme nous nous souviendrons alors de ce bas monde -où nous avions égaré les clefs de l’avenir -Au centre des soleils et quand le Mal se cache -il fait si bon de se souvenir!

Là, tu retrouveras ta mère et ses caresses -ta blonde Madelon, tes collègues du bord -tous les paysans du Rove, tes amis de jeunesse, -ton inquiet de curé, ton païen de major

Quel délice, au milieu de l’heureuse famille -si tu passes bras dessus, bras dessous, avec ton vieux Cassien -de dire à ton docteur, confit de ces merveilles: Eh bien, il me semble que nous y sommes …

Cette halte dans le bonheur et dans l’amour durera quelque huit cents ans, au bout desquels on se remettra en voyage sur les sentiers de l’infini pour se réveiller plus fier et plus sage, environné de telles splendeurs que Paris illuminé, les Indes, les trésors de la Californie paraîtront d’impures latrines:

Les étoiles du couchant, comme celle des Mages -brûleront sur les cierges à notre procession! -Quand nous illuminerons à nos fêtes votives -nous aurons des lunes pour lampions …

Nous pénétrerons le gouffre des mers aussi vite que les grands squales ; nous traverserons les cieux à larges coups d’ailes; nous vivrons dans le feu sans nous y consumer:

Nous serons de pied en cap environnés de rayons -notre corps exhalera la senteur des œillets -nous serons des tours de cristal … Que pourront bien valoir les inventions, mécaniques et électriques, des hommes: -les bombes, les vaisseaux, les wagons, les pistons -tant de jouets de mort entre des mains d’enfants -qui sont maudits du pauvre et payés de son sang -puisque leurs inventeurs s’ils ne finissent pas tous chez les fous -sont bien sûrs de mourir de faim.

Là, plus de jaloux! plus d’intrigants! plus d’avares! Les monceaux de diamants, à la portée de tous, seront aussi méprisés que chapeaux galonnés ou mitres de satin. Toutes les vanités céderont au bon naturel de chacun:

Et alors quel bonheur d’oublier la colère -de jouir du printemps sans appréhender l’hiver -de dire aux capucins qui effrayaient ta mère: -Révérends, soufflez-les, vos brasiers d’enfer! -de dire à Madelon quand le cœur lui palpite:

Dans neuf mille ans d’ici, ma gentille amoureuse – ardent comme aujourd’hui, je te mangerai les joues -et toujours mordrai fruit nouveau.

Nous montons, nous montons de planète en planète -du chemin de Saint-Jacques aux cimes du soleil -nous laissons à main gauche un tourbillon de comètes -et sur chaque station nous sommes plus forts et plus beaux. Si hauts que nous ne craignons plus que la tête nous tourne!

Tellement nous sommes parfaits que nous courrions sur un fil! Nous voyons tout, nous connaissons tout, nous pouvons tout, pour tout dire -enfin, Vidal, nous sommes avec Dieu.

Un certain esprit religieux, présent au plus secret du génie d’Oc, a déjà inspiré le même cri à l’heureux gagnant de la loterie, Nicou: Sian eme Dieu, avem de que joui. Nous avons de quoi jouir, nous sommes avec Dieu …

Ce mahométisme innocent ne s’oppose pas trop à la grave piété stellaire du pâtre Cassien. Les deux hommes, frères de sang, le sont aussi d’esprit. Il ne leur faut que le beau numéro à la loterie des planètes, après une mise modique, minimum de peine et d’effort. O Kant! O Zénon! O doctrines du mou­vement pour le mouvement, de la Vertu pour la Vertu! Le berger théosophe n’a pas oublié l’utilité de la souffrance et de la tension morale; mais comme, au fond de son cœur, il aimerait mieux arriver avant d’être parti et jouir sans avoir pâti! On a vu quelle redevance légères exigées de ceux qui n’ont pas trimé dans la vie, les riches, les puissants, présumés égoïstes, en vertu de leur condition. Les autres sont de bonnes gens. On peut faire largesse de l’Infini à l’immense majorité des trimeurs. Cassien n’attendra pas. Ou peu!

1536(RS)Daumier_LunchUn repas au cabanon

Mais le rendez-vous final qu’il donne au disciple ne manque ni d’allure ni de gran­deur:

Maître, je t’ai amarré sur l’ancre d’espérance -va achever ta tâche au milieu des affamés -et quand sera finie ta vie de douleur -viens retrouver Cassien aux pays embau­més.

Du calice de fiel tu peux épuiser les gouttes -j’ai coupé le bâton qui doit te soutenir, -je pars le premier-tu me rattraperas à la tombée du jour …

M’agantaras à l’embruni!

Le bouillonnement des idées et des rêves s’allège en s’éle­vant, sans grave fausse note, dans un chant très droit et très pur. Plus jeune d’un long demi-siècle, le Saint pouilleux et douloureux de Valère Bernard fait une mélodie morale plus humble et plus humaine sans doute: son tremblement du cœur n’est pas plus sincère. Le pâtre de Gélu n’est pas un personnage surajouté de chic à la Babylone et à la Suburre. Ce n’est point par hasard que le chansonnier a couronné du chœur des étoiles un recueil de violences et de brutalités. Il avait trouvé celles-ci où elles étaient; mais Toine Bœuf, Martel, Guïhen, Mion garantissent que le prêcheur de cet évangile des astres, le sorcier mal peigné, l’épouvantail du Golfe, a existé aussi et qu’il a tenu au poète enfant un langage annonciateur du livre de Jean Reynaud, Terre et Ciel, ou de cette Histoire de ma vie, de George Sand, grande voyageuse céleste, elle aussi, et Gélu l’avait beaucoup feuilletée.

Gélu se jugeait très supérieur à ses personnages et à leurs chansons, à sa langue et à son public. Il ne croyait ni à la durée du vieux Marseille ni à la valeur esthétique de son dialecte. Il était bien plus vain de ses chansons françaises, dont l’extrême médiocrité académique lui avait mérité le suffrage de Béranger. Une lecture de son touchant poème Véuso Mégi au Collège de France, par Philarète Chasles, l’avait comblé. Il prenait en pitié la poésie provençale, condamnée à d’inglorieux usages locaux, ce dont il s’attristait à peine, fier de périr sans espérance comme il avait travaillé sans foi.

Et cependant le soin qu’il avait eu d’imprimer le plus haut degré de majesté possible à son poème sidéral, la qualité de l’art et la noblesse du sujet l’avaient engagé, et même fixé, dans une position très voisine de ces jeunes poètes de Provence, ses cadets, les Félibres, qu’il boudait de toute son âme, pour leur entreprise insensée de rappeler une langue morte à la vie. Les fondateurs du Félibrige disaient avec raison que, ayant trouvé cette langue dans les sillons et dans les étables, couverte de mauvais haillons, ils l’avaient habillée à son dû comme une demoiselle: aussi la voulaient-ils exercer à traduire toutes les émotions et toutes les idées, au lieu de la borner aux sommaires gaietés du rustre et du petit bourgeois. Victor Gélu contestait avec amertume ces prétentions. Il soutenait aigrement que tout au moins son marseillais dépenaillé, brutal, sans chemise, devait rester le langage de sa raison d’être: sans feu ni lieu, sans loi ni titres, sans grâce ni amour.

Ce langage de la canaille est digne d’elle! Nos femmes elles-mêmes, qui sont pourtant si jolies, deviennent laides quand elles articulent ce langage diabolique! D’après ses absurdes préfaces, ses brindes et ses discours, toute pensée étrangère à la peinture de la populace ne pouvait faire qu’une mascarade inqualifiable une fois figée en vers provençaux. Plus nos Arlésiens et nos Avignonnais s’appliquaient à redire que leur idiome n’avait rien d’un patois, ni d’un argot, plus le Chansonnier s’entêtait: Erreur! C’est un argot et ce ne peut être rien d’autre.

orchestra-stalls-honore-daumierL’Opéra

Et voilà que ses dogmes se trouvaient infirmés et vaincus par son propre chant, le Credo de Cassien l’installait naturellement dans cette grande poésie, aulique, royale et religieuse qu’il avait reniée et blasphémée, l’impie! Après lui, par lui, malgré lui, l’art de l’École populaire de Marseille a suivi le même chemin montant. Elle a gardé les formes locales, rejeté la graphie barbare à laquelle Gélu s’obstinait; elle n’a pas cessé de poursuivre sa peinture réaliste du peuple, ses vices et ses fureurs, ses violences et ses grimaces.

La plèbe d’une énorme agglomération historique subsistant depuis une haute antiquité ne peut pas ressembler à toutes les plèbes. Cette plèbe peut être racée comme un patriciat. Et puis, quand la poésie s’offre à elle avec le double caractère de placer son triomphe dans le grossier ou dans l’immonde, et de subir l’attraction victorieuse de tous les sublimes, il y faut reconnaître des propriétés et des vertus venues de loin. L’aiguil­lon naturel de l’espace et des foules, les vertiges du nombre, la variété infinie de joies réalisées, l’étendue de bonheurs possibles, leur liberté, ce qu’ils doivent aussi souffrir d’une vie de théâtre et de place publique où le premier venu se fait votre juge, cette absence radicale de solitude, fréquemment doublée d’une véritable vie au désert, ces multiplications effrénées de l’homme par l’homme, les divisions et les dispersions qu’elles lui imposent, peuvent certainement beaucoup pour échauffer et irriter talent et génie.

Le poète est l’enfant chéri de ce trouble. Une grande ville y excelle. C’est sa puissance et sa magie. Mais il est d’autres stimulants, tout aussi forts, plus secrets, et venus d’ailleurs. L’œil attentif démêlera chez Gros, chez Valère Ber­nard, chez leur contemporain Auguste Marin, chez leur maître Gélu, l’influence directe d’un certain démon naturel assez particulier à ce vieux peuple de Provence, qui, s’étant connu fier et libre, n’a pas consenti à périr. Têtu comme un Pro­vençal! disait-on. La Provence s’est opiniâtrée à tenir. Même à Marseille, même dans les fonds de Marseille! Même dans les mélanges cosmopolites, riches et denses, mais abondamment pollués, de la grande ville d’Empire, y compris et surtout les classes populaires, les plus variées de caractère et d’accent!

couples-singersC’est le plus beau miracle de la Mère Patrie, qui accueille et nourrit ses enfants, ceux qu’elle a faits et ceux qu’elle n’a pas faits! De la racine séculaire, par des canaux mystérieux, sa sève naturelle, son sang spirituel affluent ensemble de tout temps pour conduire d’abord la cassie marseillaise, de la pointe d’or de sa fleur, à la belle bouche qu’elle décore, au baiser qui la cueillera.

Charles Maurras, Marseille en Provence, Lardanchet, Lyon 1942

Honoré Daumier