La série télévisée américano-britannique Rome commence en 52 avant Jésus-Christ avec le retour à Rome, après la reddition de Vercingétorix en Gaule, de Jules César, qui franchit le Rubicon malgré l’opposition de Pompée et du Sénat, et se termine en 44 (av. J.-C.) aux Ides de mars (le 15), avec l’assassinat de César. Sur douze épisodes s’entremêlent la grande histoire -celle de César et de Pompée, avec en seconds rôles Marc Antoine, Brutus, Octave (le futur empereur Auguste) et sa mère Atia, nièce de César, Cicéron, Caton le Jeune, Cléopâtre- et la petite histoire -celle du centurion Lucius Vorenus et du légionnaire Titus Pullo. Les décors sont grandioses, Rome a été reconstituée à grands frais -aux célèbres studios de Cinecittà, dans la périphérie de la capitale de l’Italie-, les acteurs ont de la présence, et les costumes sont superbes. Mais, en dehors des quatre ou cinq événements rapportés par les historiens anciens, tout est faux.
Ceux qui auront regardé cette prétendue série historique vont croire que les Romains allumaient des cierges devant les statues de leurs dieux, qu’ils se rendaient le soir au théâtre voir des farces stupides, obscènes et sanglantes, et que les hommes étaient farouchement hétérosexuels.
Les producteurs auraient-ils oublié d’engager un conseiller historique? Pas du tout: Jonathan Stamp, qui a tous les diplômes requis, semble-t-il, pour être l’expert en histoire ancienne de la BBC, en aurait tenu lieu. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’être titulaire d’un diplôme d’études classiques pour savoir qu’aucun cierge, chandelle ni même lampe à huile n’a jamais brûlé sur les autels des dieux romains; que les comédies étaient jouées le matin, en plein air, dans un cadre rituel; qu’il s’agissait de spectacles essentiellement musicaux sans aucune violence, ludiques par définition; et qu’on appelait César le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris.
Pourquoi un tel déni de la vérité historique, qui tranche avec les déclarations d’intention de la série? Les réalisateurs annoncent, en effet, qu’ils vont montrer la face cachée de Rome, qu’ils vont réviser une histoire officielle trop idéalisée. En réalité, ils confortent tous les préjugés sur la question et ne font, au nom du réalisme, que lever la censure hollywoodienne, en ajoutant aux péplums d’autrefois des scènes de religion et de sexe systématiquement crues.
Si notre conseiller voulait vraiment réviser l’histoire, il n’aurait pas dû affubler Vercingétorix de moustaches, de cheveux longs ni de peaux de bêtes. Les monnaies gauloises de l’époque le montrent avec un profil romain, des cheveux courts et un visage imberbe. Les spectateurs croiront aussi que Vercingétorix a été garrotté en public sur le forum, au cours du triomphe de César. Que ne croiront-ils pas? La liste est longue des grandes et petites erreurs historiques.
Les réalisateurs se sont échinés à reconstituer les réalités matérielles, et sans doute avec un certain succès, mais ils sont passés à côté de ce qui fait l’identité d’un groupe humain, ses affects propres. Ils s’imaginent être le modèle universel. Partant du principe que les relations humaines ne changent pas, ils projettent naïvement leur conception de l’humanité sur les Romains; ce qui nous vaut des affirmations comme les hommes ont toujours voulu la même chose, l’argent, la gloire, l’amour … Ou encore: derrière chaque grand homme il y a une femme, dont on appréciera la perspicacité historique et la profondeur.
Les réalisateurs ont (volontairement?) oublié que les Romains bougeaient, parlaient, entendaient, voyaient autrement que des Anglo-saxons du XXIe siècle, que leurs rapports à l’espace et au temps, à leur corps et à celui des autres n’étaient pas les nôtres. Les Romains appartenaient à une culture codifiée, une culture du convenable, où chacun soignait l’image de soi sous le regard des autres, à la manière de la plupart des sociétés traditionnelles. Il suffit pour le comprendre d’aller voir comment se comportent dans le quotidien les gens des sociétés traditionnelles en Inde, en Afrique ou encore en Sicile, en Corse, en Grèce ou en Algérie. Chaque culture est une autre humanité. Cette altérité se voit, s’entend, se sent au premier geste, dans le silence, les rires incompréhensibles, une façon de regarder de côté, de dire sans dire, dans l’infinie complexité des règles de politesse qui déterminent la distance des corps, l’ampleur des gestes et la hauteur des voix.
Mais sans doute n’aurait-il pas été vendeur de montrer des Romains, nos ancêtres, si proches des travailleurs immigrés venus des villages du Mali, du Maghreb ou de la Turquie … Pourtant, les réalisateurs prétendent montrer de vrais Romains, différents de nous. Mais cette différence n’est pas le résultat d’une enquête anthropologique; ils la construisent a priori, à partir de la dialectique bien connue du déjà et du pas encore, sur fond d’homme éternel. Les Romains n’étaient pas encore chrétiens, mais ils pratiquaient déjà la trépanation. Le déjà est technique, c’est pourquoi nous descendons d’eux; le pas encore est moral, c’est pourquoi nous sommes mieux qu’eux.
Il va de soi que les Romains n’étaient pas encore aussi civilisés que nous, car ils n’avaient pas encore reçu les vertus pacificatrices du christianisme et du commerce. Ainsi, on apprend que pour eux la force primait le droit -ce qui est un comble pour un peuple ayant produit un droit des contrats- que les Romains n’auraient été que des soldats mais ni des commerçants ni des hommes d’affaires. Pour l’anecdote, Cicéron, comme tous les chevaliers, tirait sa fortune d’affaires commerciales, et s’enrichit entre autres par la spéculation immobilière. On apprend aussi que pour eux la compassion, la clémence et l’amour n’étaient pas des vertus. Il suffit de lire Cicéron, Tite-Live ou Sénèque pour voir que la compassion –miseratio– la clémence –clementia– ou l’amitié –amicitia– sont parmi les comportements fondamentaux de l’humanité civilisée
Et l’homme éternel est surtout représenté par les femmes, réduites à leur sexualité. La série use et abuse de l’éternel féminin, de la maman et de la putain. Les patriciennes sont débauchées, perverses, jalouses; elles n’agissent que par amour ou par haine, en manipulant leurs fils ou leurs amants. C’est oublier que les grandes dames romaines étaient, pour la plupart, des femmes d’affaires, des femmes de lettres, et aussi des femmes « sublimes » partageant les mêmes valeurs que les hommes de leur rang. Si elles n’exerçaient pas d’activités politiques, elles avaient un rôle essentiel dans la religion, le privilège de porter des bijoux en or et celui de circuler en char. Un détail: alors que l’archéologie a prouvé que la magie à Rome était pratiquée essentiellement par les hommes, ce film ne laisse voir que des femmes s’adonnant à la sorcellerie.
Quand elles appartiennent aux classes inférieures, les femmes ne sont pas mieux décrites. Un voyeurisme douteux montre une paysanne violée par un soldat dans la campagne romaine, des prostituées dans un lupanar, et une esclave traitée en objet -mais si gentiment- par Pullo, simple homme de troupe. L’époque contemporaine se régale en feignant de s’indigner de cette sexualité violente archaïque, instinctive, universelle contre les femmes. Là aussi, la vision proposée est fausse.
Le plaisir érotique n’est fait à Rome que de douceur, de langueur et de passivité. L’anecdote du viol dans la campagne est historiquement impossible. D’abord, un soldat ne quitterait pas son unité en marche sans être immédiatement puni, gravement. Si, ensuite, le viol est certes pratiqué dans les guerres, c’est toujours contre l’ennemi, souvent à la fin d’un long siège, quand l’armée entre victorieuse dans une ville et afin de punir sur ordre du général une résistance excessive. Le viol se présente comme un acte symbolique -il en est de même du pillage- exercé contre les femmes et les hommes; assez rare et suscitant l’horreur, n’ayant rien à voir avec une sexualité virile et joyeuse.
Quant à Niobé, l’épouse du centurion -qui porte un nom d’affranchie alors qu’elle serait de naissance libre- son personnage touchant de mère au foyer est trompeur.
Les femmes se consacrent alors peu à leurs enfants. En outre, l’archéologie nous apprend que celles qui avaient de telles occupations exerçaient aussi souvent une activité économique en ville, dirigeaient des commerces ou des ateliers. Certaines appartenaient à des collèges professionnels, et des inscriptions montrent des femmes d’affaires soutenant officiellement des candidats aux élections. L’histoire de Niobé n’est pas vraisemblable. Croyant son époux décédé -il est absent depuis huit ans- elle prend un amant dont elle a un enfant qu’elle élève sous leur toit. Lorsque son mari découvre son infortune, il s’emporte; dans l’altercation, Niobé tombe par une fenêtre et meurt. Cette aventure ne cadre pas avec ce que nous savons des coutumes romaines. Une femme romaine libre se suicidait en cas de viol, et immédiatement après, pour sauver son honneur. En cas d’adultère, elle n’a plus d’honneur à sauver. Niobé aurait plutôt abandonné l’enfant à un marchand d’esclaves; car si son mari avait appris l’adultère, il aurait été en droit de la tuer.
Prenons l’exemple du Sénat romain, ancêtre de nos assemblées politiques. On y voit les sénateurs voter à main levée, dans une salle circulaire, et se battre comme des chiffonniers; on y voit aussi siéger Marc Antoine, tribun de la plèbe. Or le Sénat romain était rectangulaire, les sénateurs votaient en se plaçant à côté de celui qu’ils approuvaient, ils n’avaient aucun comportement susceptible de leur faire perdre leur auctoritas. En outre, les tribuns de la plèbe ne pouvaient pas siéger au Sénat, mais se tenaient dehors, à côté de la porte ouverte, pour pouvoir opposer leur veto.
Les réalisateurs ont emprunté le vote à main levée et la salle ronde à l’imaginaire commun -construit parfois par d’autres films ou séries, comme Jules César, ou Moi, Claude, empereur, sur la cité antique- ils ont ajouté des violences physiques, car ces gens sont des brutes. Là où nous débattons avec des violences verbales, eux en venaient aux mains. Quant à la présence de Marc Antoine dans la salle du Sénat, elle rend sans doute plus facile la narration filmique.
Enfin, et surtout, les réalisateurs participent de l’illusion positiviste: la réalité historique serait matériellement objectivable. Tous les hommes sont semblables dans leur corps, leur tête et leur cœur; seuls varient les conditions matérielles et leur niveau de civilisation, qui s’incarne dans des valeurs plus ou moins primitives, comme l’honneur, le courage ou la fidélité.
Or on accède à une civilisation seulement par son imaginaire. La reconstitution des conditions matérielles ne vient qu’ensuite et ne prend son sens qu’en fonction de cet imaginaire. L’imaginaire romain ne connaissait que la grande histoire ou des récits fabuleux. Plus ce film tombe dans la petite histoire sous prétexte de réalisme, plus il s’éloigne de la réalité romaine.
C’est pourquoi, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, le seul vrai film historique sur Rome est le Satyricon (1969) de Federico Fellini. Car le cinéaste part de l’imaginaire romain, d’un récit fabuleux, le Satyricon de Pétrone, qui ne traite pas de la réalité romaine matérielle, Rome, mais de l’impossible rêve grec de Rome; et il le met en résonance, dans notre imaginaire contemporain, avec notre impossible rêve romain.
Florence Dupont
Auteur de Homère et Dallas, L’érotisme masculin à Rome, La Vie quotidienne du citoyen romain sous la République
Musée de Naples