4 Alizés qu’on prend de travers … Le sébastianisme au Brésil

Le refus du peuple portugais d’admettre la défaite catastrophique de K’sar el Kébir, au Maroc, le mystère de la disparition de son monarque pendant la grande bataille -son corps n’aurait jamais été retrouvé- donnérent naissance à un phénomène de répercussions dans l’âme lusitanienne, connu sous le nom de sébastianisme. Le Portugal ne pourrait retrouver sa splendeur perdue ni son vaste empire colonial qu’avec le retour messianique de son roi occulté. Ce mysticisme apparu comme une idéologie de l’espérance, est cependant empreint de nostalgie et imprègne encore de nos jours l’inconscient portugais.

Au Brésil, le sébastianisme fait son apparition lors de l’arrivée des immigrants portugais, et se répand surtout dans les couches populaires de la région du Nord-Est, la plus colonisée à cette période.

Mais, selon l’historienne française Lucette Valensi, dans son livre Fables de la Mémoire: la glorieuse bataille des Trois Rois:

L’image du roi disparu passe par une profonde métamorphose lors de la traversée de l’océan: ce que nous appellerons la folklorisation, nouvel avatar que l’élaboration du souvenir imprime à l’événement. Éloignement chronologique, distance géographique infranchissable séparent le Nord Est brésilien du Maroc, où Sebastião se perdit en 1578, et du Portugal, qui souffrit de l’occupation espagnole. Les lointains habitants du sertão n’ont rien à voir avec l’expérience vécue, puis remémorée, de la défaite en Afrique, de la domination étrangère, de la chute du royaume avec celle de la dynastie. Le personnage de Sébastien, familier des brésiliens, perd ainsi toute substance historique. Elle correspond désormais à différentes images de légende, celles du roi chrétien, du chevalier qui apparaît pour vaincre l’Antéchrist, ou celle du Prince enchanté, caché dans le creux d’un ruisseau. Dans le sud du Brésil on arrive à le confondre avec le saint homonyme. Avec un esprit de la nature. Avec …

J’ai tellement pleuré que tu vois
J’en ai un voile sur la voix
Traversé par l’Equateur
Les grands vents soufflant du noroît
J’ai noué à mon poignet droit
Lembrança do Senhor do Bonfim da Bahia

Alizés qu’on prend de travers
Pour s’en aller vers le Cap Vert
Barrières de coraux sous la mer
Mais qui se souvient de tout ça …

Fortaleza

… Pendant que les portugais espéraient un retour au passé, une restauration (et de celle-ci, c’est certain, l’instauration du Véme Empire), les brésiliens cherchent une transformation de leur présent. Hic et nunc. La dimension sociale de son eschatologie prévaut sur la dimension politique. En conséquence, le mythe sébastianiste va inspirer quelques mouvements sociaux de revendications au long de l’histoire tout en devenant un thème constant de la littérature populaire du Nord-Est brésilien jusqu’à nos jours.

Par manque de ressources et surtout de gens pour la colonisation, le Portugal ne s’est occupé de la nouvelle colonie que vers 1530, alors que des corsaires français et espagnols commençaient à fréquenter les côtes atlantiques. D’un autre côté, les obstacles physiques (montagnes, fleuves et forêts) ne stimulaient pas la pénétration du territoire. Commence au Brésil un des mouvements de pénétration territoriale les plus importants de l’histoire de ce pays, qui finit par modifier totalement la configuration des frontières nationales. C’est ce qu’on appelle les entradas ou bandeiras. Il s’agit de grandes expéditions, constituées de centaines, parfois de milliers de personnes, qui partaient en général du petit village de Itapetininga -aujourd’hui la ville de São Paulo- et se dirigeaient vers l’intérieur du pays, à la recherche d’or, de pierres précieuses et d’indiens, qui étaient assujettis et envoyés ensuite travailler dans les fazendas et les mines. Ces pionniers (bandeirantes en portugais) qui traversaient un territoire immense, vierge et inhospitalier, couvert de forêts denses et sillonné de fleuves torrentueux, luttaient contre les animaux sauvages, les moustiques, la fièvre et la mort et donnaient naissance aussi à de futures villes connues aujourd’hui sous le nom de cités historiques du Brésil. Certaines de ces expéditions arrivèrent au pied de la Cordillère des Andes, à l’autre extrémité du Continent sud américain; d’autres aux confins de l’Amazonie.

QuintoImperio

Plus tard, au 17ème siècle, lors de la négociation des frontières avec l’Espagne dans le traité de Madrid (1750), le Portugal -invoquant le principe juridique du jus-possidetis– parvient à conserver toutes les terres qui avaient effectivement été occupées par les « bandeirantes ». Et il put ainsi léguer au Brésil, en 1822, lors de l’indépendance brésilienne, un immense territoire de terres continues, en plus d’une langue unique et unifiée -la langue portugaise.

Voilà, donc, comment le dénouement de la Bataille des Trois Rois eut une répercussion très importante sur l’inconscient collectif de nombreuses couches de la population brésilienne, à travers l’incorporation du mythe sébastianiste, ainsi qu’une conséquence définitive dans le procès historique de la fixation des frontières et, ipso facto, dans la formation de l’esprit national du Brésil.