La physique quantique nous rappelle instamment cette ancienne vérité, que nous sommes aussi bien acteurs que spectateurs dans le grand drame de l’existence

Werner Heisenberg

Chacun, qu’il s’agisse du grand public ou des scientifiques eux-mêmes, continue à parler comme s’il existait bien un réel indépendant de l’homme et qu’il faut s’attacher à découvrir. Ce paradoxe est dû au langage lui-même, qui est référentiel: il tend à faire (ou apparaît faire) référence à quelque chose qui est censé lui être complètement extérieur. En fait, la difficulté naît non pas quand on utilise ce langage, mais quand on le prend au sérieux, c’est-à-dire lorsqu’on transforme ce que certains appellent le réalisme naturel ou spontané, propre au langage et au mode d’expression courant des scientifiques, en un réalisme métaphysique.

Pour le réalisme métaphysique les théories scientifiques, sont des réalités complètement indépendantes des manières dont on les a acquises.

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Phénomènes quantiques: aurores boréales

Il se trouve que déjà à l’époque de Kant, on se rendait parfaitement compte au vu de la physique newtonienne que cette physique ne pouvait pas être descriptive de quelque chose qui aurait été complètement indépendant de tout moyen d’y avoir accès. Cette nouvelle vision de la physique s’opposait à celle, d’inspiration cartésienne, que défendaient encore les philosophes français de l’époque. La physique newtonienne comme la concevait Newton lui-même, ne faisait pas d’hypothèses visant à expliquer l’ordre des phénomènes par des réalités sous-jacentes conçues sur le modèle de figures et mouvements (Hypotheses non fingo, écrivait Newton). Cette physique se contentait de construire des modèles mathématiques des phénomènes. Par exemple, au lieu de chercher à expliquer l’interaction gravitationnelle par des tourbillons, Newton et les newtoniens s’en tenaient à l’énoncé de la loi en inverse du carré de la distance, et à la démonstration de sa capacité à servir de règle à tous les phénomènes astronomiques et terrestres connus. Kant l’a remarqué, Hume d’ailleurs avant lui. Ces deux philosophes en ont conçu des systèmes de pensée extrêmement critiques à l’égard du réalisme en général. Mais l’intérêt supplémentaire de leurs philosophies est qu’elles montraient l’une et l’autre que dans certaines conditions on risquait d’oublier que la physique classique décrivait uniquement un ordre mathématique des phénomènes, et non pas un ordre qui irait au-delà des phénomènes et qui expliquerait ceux-ci.

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Par exemple, Hume remarquait que lorsque le scientifique se livre à ce qu’il appelait carelessness and inattention (le manque de soin et l’inattention), il peut très bien perdre de vue qu’il n’a affaire qu’à des phénomènes transitoires, devant simplement être liés par des lois. Il peut penser ou laisser penser qu’il décrit des objets intrinsèquement existants, transcendants -au sens de ce qui dépasse l’expérience. Après Kant, au fur et à mesure que le 19e siècle a progressé, et malgré quelques philosophes néo-kantiens dispersés, les physiciens ont complètement oublié les mises en garde de Kant et ont considéré que la physique classique décrivait la réalité telle quelle était en soi.

Mais au XXe siècle est survenue la nouveauté de la physique quantique. Celle-ci représente par elle-même cette méthode qui permettrait de ne pas oublier que ce à quoi l’on a affaire n’est pas transcendant, mais constitue le produit d’une interaction avec notre appareil cognitif.

A chaque fois que l’on essaye de reconstituer des objets spatio-temporels (ou corps matériels) à partir de l’ordre des phénomènes, on échoue. Ou on n’y arrive que par parties, par fragments, par fragments complémentaires comme le disait si bien Bohr. Certains fragments manifestés lors de l’utilisation de certains types d’appareillage se comportent comme une onde classique, d’autres comme une particule classique. Mais ce ne sont jamais que des parties de phénomènes relatives à des appareillages mutuellement exclusifs. Elles ne permettent pas une recomposition, une synthèse qui désignerait de façon non ambivalente une réalité extérieure complètement détachée des moyens de l’appréhension des phénomènes.

On peut estimer que les physiciens l’ont compris aujourd’hui … Sans cela, comment pourraient-ils faire avancer leurs travaux. Mais pratiquement, aucun autre scientifique, dans les disciplines de la science macroscopique, n’a transposé ces considérations aux descriptions du monde auxquelles ils se livrent dans leur discipline. C’est notamment le cas en physique des particules ou en cosmologie, qui sont imbibées de physique quantique. On parle du boson de Higgs, du multivers, du Big Bang, comme s’il s’agissait de choses existant en dehors de l’homme et de ses systèmes de connaissance …

La société laisse la parole aux autoritarismes de toutes sortes, qui prétendent s’appuyer sur leur connaissance prétendue de ce qu’est le monde en soi pour nous dicter nos croyances et nos comportements. Je ne parle pas du tout des religions dites révélées, mais des experts de toutes origines, se disant scientifiques, qui s’expriment constamment dans les médias, et influencent les gouvernements.

Paroisse d’Alta, La Cathédrale des Aurores du Nord

Un autre facteur qui explique la persistance sociologique du réalisme est que la familiarité avec la physique quantique (superficiellement comprise) devient telle que l’on finit par ne plus se poser la question de la nature et de l’usage de ses symboles. Les scientifiques eux-mêmes finissent par se laisser fasciner par leur propre rhétorique au lieu de rester axés sur leur pratique. On dit ceci est l’état d’une particule. Mais on perd ainsi de vue que le concept de particule est complètement éclaté à cause de l’absence de possibilités d’attribuer des propriétés à ces objets, comme aussi à cause de l’impossibilité de leur attribuer une identité permanente à travers le temps.

Ceci pose la question de savoir quel genre d’événement sociologique pourrait faire que les scientifiques changent d’avis à ce sujet et se laissent imprégner par les méthodologies de la physique quantique. Or je pense qu’en fait c’est en train d’arriver … Les chercheurs se convainquent aujourd’hui que la physique quantique est peut-être non une théorie du monde que l’on explore, mais une théorie du domaine d’interaction, de la surface qui sépare sujet et objet.

Ce qui fait comprendre que la seule qualification de l’univers, qui certes existe réellement et sans nous, est d’être qualifiable.

Il y a là comme une ironie de l’histoire. Car après tout, les sciences ont d’abord dû conquérir l’objectivité de leurs énoncés contre la pression et la séduction des intérêts particuliers, elles se sont construites dans une lutte constante pour faire reconnaître à leurs jugements une autonomie absolue vis-à-vis des jugements de valeur; elles ont adossé leur progression sur un bannissement des valeurs. En contrepartie, les sciences promettaient l’accès à un sol ferme de réalité légalement pré-structurée qui constituerait d’abord un îlot d’absolu face au soupçon de la relativité des valeurs, avant de pouvoir peut-être prétendre fonder jusqu’aux jugements éthiques et esthétiques.

Et voilà que ce sol ferme, après avoir vacillé dans un changement de paradigme, se découvre soumis aux mêmes équilibres précaires de transcendance fonctionnelle et d’immanence effective, d’univocité de principe et d’historicité de fait, de normativité et de créativité, que les valeurs écartées …

Les individus et les groupes sociaux n’ont dès lors plus d’échappatoire face à l’extension constante de leurs responsabilités. Longtemps affermis par la mise en regard d’un cosmos intangible, c’est à eux dorénavant d’affermir en retour, par leurs choix cohérents, l’univers des foyers régulateurs de leur activité.

Michel Bitbol