La proto-médecine dans l’anthropogenèse

Et si les hommes tiraient leur savoir médical des animaux? Pour le savoir, en parallèle des recherches de Sabrina Krief sur les chimpanzés, Florence Brunois, ethnologue au Collège de France, a travaillé sur les populations Batooro qui vivent en lisière du parc national de Kibale, en Ouganda.

Nous voulions interroger les connaissances botaniques des Batooro et plus particulièrement leurs savoirs concernant l’usage des plantes médicinales par les chimpanzés. Les Batooro reconnaissent en effet avoir emprunté certaines de leurs pratiques aux grands singes. Il en est ainsi de l’usage de la racine de l’arbre katimboro, qu’ils utilisent après avoir vu les chimpanzés les déraciner.

Les hommes reconnaissent que les chimpanzés sont capables de s’automédicaliser, et 75 % des plantes identifiées par Sabrina Krief comme étant consommées par les chimpanzés pour se soigner sont connues des Batooro, qui peuvent aussi en faire un usage médical. Ainsi, l’utilisation de certaines écorces comme antidiarrhéique et antitussif semble être un remède commun aux hommes et aux chimpanzés.

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La proto-guerre

En Ouganda, Sabrina Krief a pu constater que les chimpanzés fiévreux associent toujours l’argile a l’ingestion de Trichilia rubescens pour en améliorer les effets. Nous avons découvert que les femelles monarques parasitées préfèrent pondre leurs œufs sur les plantes dont la toxicité préviendra leur progéniture de toutes les infections parasitaires futures, suggérant ainsi que ces papillons sont capables de médicaliser leur descendance, déclarait Jaap de Roode, biologiste de l’université Emory, à Atlanta, en octobre 2010. Une nouvelle preuve, pour le chercheur, que l’automédication animale est non seulement plus répandue mais aussi plus complexe qu’on ne le soupçonne.
Apparue à la fin des années 1970, l’étude de l’automédication animale porte le nom de zoopharmacognosie. Cette jeune science s’est donné pour mission de comprendre comment les animaux utilisent leur environnement non seulement pour soigner leurs maux mais également comme thérapie préventive, en tirant avantage des composés secondaires des plantes ou d’autres éléments disponibles dans la nature.

Pour les Anciens, les connaissances thérapeutiques des animaux ne faisaient guère de doute. Plutarque note ainsi que les éléphants sont capables d’opérer un de leurs congénères blessé d’une flèche. Sans corroborer de tels actes chirurgicaux, les éthologues reconnaissent aujourd’hui que des comportements thérapeutiques sont répandus dans le monde animal. Le chat, ou le chien, qui ingurgite des herbes pour se faire vomir ne fait rien d’autre que soulager ses maux d’estomac. Les ornithologues connaissent depuis longtemps l’utilisation par certaines espèces de passereau, tels les étourneaux, de plantes aromatiques fraîches et récemment renouvelées dans les nids. Des études en laboratoire ont montré que les végétaux sélectionnés retardaient l’infestation parasitaire des nids et diminuaient le risque d’anémie chez les oisillons. Nombre d’animaux frugivores dont singes et perroquets pratiquent la géophagie pour soulager leurs embarras gastriques. Les fruits contiennent des substances -caféine, nicotine, tanins, digitaline, cocaïne ou opium- qui, à plus ou moins fortes doses, s’avèrent toxiques. Or, l’absorption de kaolin, contenu dans l’argile, neutralise les toxines en se combinant avec elles, évitant qu’elles ne traversent la paroi abdominale et n’empoisonnent le sang. Faut-il conclure de ces quelques exemples que les animaux accomplissent ces actes particuliers avec un dessein délibéré, une intention? Ont-ils vraiment conscience de se soigner?

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Pour Hélène Meunier, éthologue à l’université de Strasbourg, il s’agit souvent de comportements innés, transmis de génération en génération, qui ne sont pas forcément liés à un acte médical à l’origine. Plusieurs espèces de primates imprègnent leur fourrure de mixtions de plantes ou d’insectes venimeux, comme les mille-pattes. Ce comportement, appelé fur rubbing, est généralement présenté comme une forme de déparasitage chimique. Les travaux d’Hélène Meunier sur des capucins moines en captivité ont montré que le fur rubbing est avant tout déclenché par la disponibilité de certains fruits et non par une présence parasitaire. En fait, il semble qu’il s’agisse avant tout d’un comportement social: les capucins moines se frottent mutuellement la fourrure. Le fait que les plantes choisies aient une action antiparasitaire apparaît alors comme une conséquence secondaire, dont les animaux n’ont pas conscience. La plupart des animaux pratiqueraient alors une forme d’automédication malgré eux, mise en place au cours de l’évolution.

Une part d’apprentissage ne peut cependant pas être exclue. Afin de mieux comprendre les mécanismes de l’automédication, deux études ont été conduites sur des animaux d’élevage. En 2005, des chercheurs de l’université de l’Utah ont montré que les moutons malades étaient en mesure de sélectionner des aliments qui, enrichis en médicaments, atténuaient leurs maux, reprenant une alimentation sans additif une fois leur santé recouvrée. Une constatation assez similaire a pu être faite chez les poulets. En élevage industriel, 25 % d’entre eux sont affectés par des boiteries. Lors d’une première expérience, les gallinacés claudicants ont appris à consommer une nourriture contenant des analgésiques, là où les poulets sains s’en sont désintéressés. Une seconde phase montrait que les oiseaux corrélaient la prise d’anti-inflammatoire à la sévérité de la douleur ou de la boiterie, diminuant les doses au fur et à mesure qu’ils se sentaient mieux. Dans le contexte bien particulier de l’élevage, certaines espèces seraient en mesure de sélectionner, mais aussi de doser, leurs besoins thérapeutiques.
Qu’en est-il en milieu sauvage? S’il est difficile de mener de telles études dans la nature, un exemple récent démontre que les comportements thérapeutiques peuvent aussi être évolutifs. En Tanzanie, quelques populations de colobes de l’île de Zanzibar ont remplacé la pratique de la géophagie par l’absorption de charbon provenant des troncs calcinés par les hommes. Utilisés en médecine humaine comme traitement des troubles digestifs, les charbons, chez ces singes, atténuent les effets néfastes des tanins contenus dans les végétaux dont ils se nourrissent. Le processus qui a permis à ces animaux de découvrir les propriétés thérapeutiques du charbon est inconnu.
Les comportements d’automédication en milieu naturel les plus étudiés sont ceux des chimpanzés. En 1977, Richard Wrangham, anthropologue de l’université de Harvard, les observe ingurgitant des feuilles rugueuses d’une plante du genre Aspilia. Les singes les plient, les placent dans leur bouche, puis les avalent sans aucune mastication. Rapidement, le chercheur se pose la question d’un apport pharmacologique. L’examen des selles révèle que la surface rugueuse des feuilles a piégé, un peu à la manière d’une bande Velcro, les vers intestinaux parasitaires. Pour la première fois, le chercheur met en évidence l’absorption d’un végétal à des fins autres que nutritives chez un animal.

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Depuis plus d’une dizaine d’années, Sabrina Krief, vétérinaire au Muséum national d’histoire naturelle, suit des populations de chimpanzés en Ouganda, dans le parc national de Kibale. Menant ses travaux sur l’automédication de ces populations, elle collecte les plantes consommées par les singes dans le cadre d’une alimentation pharmaceutique. Cela signifie qu’elles ne font pas partie du régime alimentaire, mais sont recherchées à certains moments et consommées dans des contextes spécifiques par des individus isolés, souligne la primatologue. Les extraits bruts issus de ces plantes sont ensuite soumis à des analyses biologiques menées à l’Institut de chimie des substances naturelles (ICSN) de Gif-sur-Yvette. Une quarantaine de plantes ont pu être identifiées comme appartenant à la pharmacopée des grands singes. Ainsi, des animaux souffrant de désordres gastro-intestinaux ont été observés mâchant des tiges de Vernonia amygdalina, une plante peu répandue dont ils extraient le jus amer: leur état de santé est de nouveau satisfaisant au bout de quelques jours. Lors d’une bagarre entre rivaux, un mâle a été amputé du gros orteil. Durant les jours qui ont suivi l’agression, le singe a consommé des feuilles d’Acanthus pubescens qu’il ne mangeait pas normalement, souligne la chercheuse. Une analyse a démontré que cette plante avait une activité antibiotique. Neuf jours après l’agression, et malgré l’environnement fortement pathogène, la plaie est propre et l’animal a repris une activité normale au sein du groupe, dont il s’était tenu à l’écart pendant sa convalescence.
A l’instar de nombreux frugivores, les chimpanzés utilisent la terre comme pansement gastrique. Mais, plus surprenant, ils combinent la géophagie à l’ingestion de certaines plantes. Ainsi, les individus fiévreux qui suivent un régime à base de Trichilia rubescens l’associent toujours à l’argile. On sait aujourd’hui que la terre améliore les effets de la plante.On connaît peu les maladies des grands singes, précise Sabrina Krief, mais l’état de santé général des populations est plutôt satisfaisant. Il est certain qu’ils ont une pharmacie naturelle à portée de la main et qu’ils l’utilisent aussi de manière préventive. Les résultats de prises de sang sur le terrain ont démontré que les chimpanzés étaient porteurs d’un Psalmodium (parasite du paludisme) peu éloigné de celui des hommes, mais qu’ils ne développaient pas la maladie. Certaines plantes consommées présentent des molécules qui possèdent une activité proche de celle de la chloroquine, produit de référence dans la lutte contre Psalmodium falciparum (l’un des parasites du paludisme chez l’homme) en culture.

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Comment les chimpanzés ont-ils acquis la connaissance des plantes thérapeutiques et comment peuvent-ils faire le lien entre une plante, son activité biologique et leur maladie?

Ce sont nos prochains champs d’investigation, reconnaît la chercheuse. Nous avons quelques pistes, mais aucune certitude. Peut-être leur perception gustative varie-t-elle, et que, malades, ils cherchent l’amertume qui caractérise souvent des plantes toxiques? Il est possible aussi qu’il y ait une part d’essais. En captivité, les chimpanzés testent toujours en petites quantités les nouveaux aliments qu’ils ont à leur disposition, gar¬dant un œil sur les réactions de leurs congénères. Ainsi ont-ils pu apprendre à discerner ceux qui leur faisaient du bien.
Cette attitude expliquerait d’ailleurs en partie que, d’une population à l’autre, les pratiques changent. Tel groupe se sert de telle plante, là où un autre lui préfère une essence différente, aux effets thérapeutiques identiques. En revanche, précise Sabrina Krief, nous n’avons jamais assisté au comportement d’une mère soignant son petit malade, c’est pour cela que nous ne parlons pas de médication, mais bien d’automédication.
Comme pour le maniement d’outils, la connaissance thérapeutique se fait probablement par imitation. Alors, de la même manière que les éthologues n’hésitent plus à parler de proto-culture pour les chimpanzés, faut-il désormais leur reconnaître l’invention d’une proto-médecine?

Jean-Philippe Noël, février 2011, Les Cahiers de Science et Vie