Depuis longtemps déjà j’ai cessé de vivre. Je caresse du doigt la tranche des livres

Ma tristesse est mon château-fort. Il se dresse comme un nid d’aigle au sommet d’une montagne et s’élève haut dans les nuages. Personne ne peut l’assaillir. De là, je vole jusqu’en bas dans la réalité. Je ramène mon butin dans mon château. Mon butin ce sont des images. Je les fais entrer dans une tapisserie et j’en revêts les murs de ma chambre. Ainsi je vis comme un homme décédé. Tout ce que j’ai vécu, je le plonge dans les eaux baptismales de l’oubli et je le consacre à l’éternité du souvenir. Tout ce qui est fini et accidentel est ôté et oublié. Alors je suis assis, là, livré à mes pensées, comme un vieil homme aux cheveux gris et j’explique image après image, d’une voix basse, presque comme un murmure.

Soeren Kierkegaard, Ou bien … Ou bien

Le stade esthétique est celui de l’indifférence. Tout se vaut, rien ne vaut. Si rien ne fait différence, la seule différence sera moi, dès lors différence indifférente elle aussi. Le refus de la différence, c’est le refus de l’avenir. C’est donc le refus de la liberté, car la liberté est au bout du choix, elle n’est pas de l’ordre de l’immédiateté. Voilà pourquoi je me cache à moi-même, comme Caïn. La vie est une mascarade, mais je suis un sphinx, je me rends impénétrable, j’observe l’incognito. Le néant n’est pas seulement rencontré, c’est un néant que je veux.
Le monde est une sarabande, je séduis mille e tre, mais j’anéantis toutes les différences comme indifférentes, je dois même les mettre à mal (séduite et abandonnée) pour leur faire sentir l’indifférence de leur différence, mais moi-même je préserve ma différence destructrice.

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Je me préserve, je me conserve. Je ne me mets pas en jeu, je reste hors jeu, pour demeurer l’ordonnateur du spectacle. Se mettre hors-jeu, se réserver, suppose une force, elle sera dite force du mal parce que c’est la force de la nature, de l’immédiat, de l’obscur sans esprit qui, au fond, se sait déjà -paradoxe du malin!- fautif devant la liberté, c’est-à-dire la transparence.

Or il n’y a pas d’immédiateté vraie, il n’y a pas d’innocence, en raison du péché originel. La génialité sensuelle n’est pas davantage immédiate que la réflexion du séducteur. Je suis fautif car je suis libre, et je ne peux redevenir animal ou plante, je suis libre et je n’ai pas un devenir animal ou un devenir-plante. Rien ne pourra m’ôter cette liberté, me la faire oublier.
Autrement dit, je joue le jeu d’une fausse immédiateté, d’une fausse nature, en séduisant je reviens à un stade qui veut occulter la liberté en se réfugiant dans l’immédiateté. Mais j’y reviens non par la nature mais par la réflexion.

Fictionner une immédiateté, ce n’est pas seulement fictionner un vide (la superficialité du séducteur, le jeu des apparences, l’occasion qui fait le larron, l’instant propice, la valse des identités, etc …), c’est bétonner la forteresse, c’est vouloir le vide. Vouloir le vide c’est renoncer à la liberté, donc l’occulter (se dissimuler, se fermer), reculer devant elle comme devant Dieu, pour me préserver, quitte à vouloir détruire le monde.

Alors je me préserve comme fiction, comme spectre, puisque renonçant à la liberté, j’ai renoncé à la lumière. Le stade esthétique c’est le bal des vampires, c’est-à-dire la transparence au prix de l’inexistence, l’ubiquité, la fausse liberté au prix de la renonciation à la liberté.

Jean-Loup Thébaud

Edvard Munch, Anxiété