De quoi parle la Bible ?

Si nous devons jamais comprendre quelque chose à l’expression johannique le Verbe s’est fait chair, c’est sur le fond de la compréhension que nous avons du lien entre parole et chair.
Et ce lien de la parole à la chair, tel qu’il est précompris dans une histoire humaine, reporte le début du récit de la parole aux confins du début de la vie, mais pas en n’importe quel sens du vivre. Du fait de son corps qui sait (même quand sa conscience ne sait pas), l’homme transporte avec lui son commencement, dont il doit décider s’il est pour lui ligne où naître ou bien ligne où mourir. Cette ligne cachée, se donne à déchiffrer dans la parole.

La vie fait suite avec elle-même, c’est de cela qu’il y a récit. Je commente: le corps qui sait, en dessous du niveau de la conscience, c’est le Monde de la Vie, la cohésion de la vie, thème qui hanta Husserl.
Ce n’est pas tout: le sens temporel de ce faire suite de la vie avec elle-même, c’est un lien entre mourir et naître, orienté du mourir au naître. Venir de la mort vers la vie. Ce fut l’expérience clé de l’exil d’Israël, d’où procéda la nécessité de raconter pour naître de la mort.

L’enracinement de la parole dans la chair se révèle ainsi enracinement dans le désir: J’ai été -Je veux dire.  Le véritable objet du désir est le nouveau. Et c’est lui que l’accomplissement enfante. Encore une fois, ce n’est pas là un enseignement biblique, mais ce que nous avons déjà pré-compris avant de lire la Bible. Ce dont parle la Bible.

Nous avons aussi pré-compris que la parole va de corps à corps, de bouche à oreille, à un niveau qui est celui de la faim et du sexe. C’est Benveniste qui dit: Bien avant de servir à communiquer, le langage sert à vivre. Aussi bien, nous sommes entrés en langage par le cri. Nous avons crié vers … Et la parole restera voix. La mise à distance du simple vivre commence avec le dire qu’accompagne le rire, à distance de vécu. Et la parole pourra dire le lien de chair à chair dans le langage des noces où s’accomplit l’éloignement, quand père et mère sont quittés pour une première figure de l’accomplissement. Mais c’est dans la maîtrise du récit qu’une rencontre encore plus éloignée du commencement s’atteste, à savoir la rencontre du narrateur et du narrataire (le destinataire de la narration), et la demande de crédit qu’adresse le premier au second. Le récit n’est pas à cet égard un genre parmi les autres: en faisant récit sur qui a été, il est le nœud de toute nouveauté.

Pour lire le nouveau, il faut dupliquer l’ancien. La parole se lève à partir de la différence des langues, plutôt que malgré elle. C’est le vrai lieu de l’universel et son vrai moment.

Mais ce plaidoyer pour la pluralité des langues ne sera vraiment compris que sur la base de la forme écrite du langage, gage de durée multiséculaire et d’expression planétaire. Le récit de l’entrée du cri en parole doit être relayé par une autre sorte de discours que le récit, porté par un autre corps que celui de chacun, le corps de l’humanité. Car avec l’écriture, il est question d’autre chose que de naître d’une femme, à savoir quelque chose d’assimilable à naître sous la Loi, pour évoquer saint Paul aux Galates: Né d’une femme, né sous la loi. La langue parlée est maternelle, l’écriture ne l’est plus. Mais attention. Ne nous précipitons pas sur le vocable Écriture Sainte, comme si toute écriture était sainte et tout livre Bible.

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La parenté avec la Loi, c’est l’antécédence et l’absence du scripteur: Il n’est d’écriture que d’un absent. Absence qui engendre une dette à un père symbolique qui n’est pas le symétrique de la mère charnelle. Un père symbolique qui a autorité. Auctoritas, cette marque d’auteur.

Nous voyons des écritures sans cesse réécrire des écritures antérieures. L’écriture repasse sur l’écriture quand la parole jaillit. On dira: l’homme a parlé avant d’écrire. Vrai en chronologie, mais faux en instauration. Pensez seulement au rapport entre le cri, qu’ouvre l’ère de la parole, et le nom propre inscrit sur une chair, au point qu’on peut dire que l’homme n’a pas pu parler avant d’avoir été écrit.
De sa traversée du chaos, la parole laisse derrière elle en mémoire l’écriture de la Loi, pédagogue laissé avec les enfants quand le père s’absente. Mais le Verbe n’aura pas le dernier mot sans s’être expliqué jusqu’au bout avec l’écriture, qui insiste à dire en sombre ce qu’il dit en clair. Écritures Noires, Saintes Écritures -qui présentent un exemplaire unique de ce trajet.

Encore une fois, la Bible, à ce stade du livre, fait exemple, non fondement. Nous renouons ici avec ce qui fut le dernier mot sur la parole: le corps de l’humanité divisé en langues. Mais s’il est vrai que c’est en alphabets et en textes que les langues se distinguent et se dispersent, c’est aussi par l’acte éminemment transculturel de la traduction que les cultures communiquent. La traduction grecque de la Bible hébraïque est à cet égard exemplaire. Elle annonce le passage du premier Testament au Nouveau Testament en grec. Nul besoin d’intercaler quelque original araméen derrière Jean. Là où la Bible parle le plus, c’est dans l’ouverture entre deux langues.

L’humanité ne devient corps que par l’acte de traduire. L’écriture circule comme les troupeaux transhumants. Il faut que l’écriture s’éloigne du corps pour qu’elle puisse s’y réinscrire: Tu écriras ces commandements… Tu les attacheras à ta main comme un signe, sur ton front comme un bandeau, tu les écriras sur les poteaux de ta maison. Retour au corps par le détour de l’écriture. Mais d’abord, écart de la langue en littérature.

Je terminerai ce parcours du chapitre sur l’écriture par cette notation qui marque bien le caractère de prolégomènes anthropologique de ce long avant-propos: être ainsi disposé envers ce que nous appelons littérature est ce qui assure à la Bible la réception la plus favorable et la plus complète. Sans la noblesse de l’écriture, il n’y aurait pas d’Écritures saintes, ni de Livre inspiré. En revanche. il faut avoir côtoyé le désespoir d’écrire d’un Mallarmé, d’un Kafka, d’un Lautréamont, d’un Artaud, pour avoir pris la mesure de l’écriture. Si la parole suit la ligne mort-vie, l’écriture côtoie la crête écriture-néant.

Faudrait-il dire que l’Écriture, à l’inverse de la parole, qui va de la mort à la vie, annonce la mort, une mort? Fin de l’alliance, fin de la prophétie, fin de la sagesse, scellement du Livre? C’est ce que laisse pressentir l’Écriture Noire (titre d’un chapitre consacré à l’Apocalypse). L’Écriture Noire vient seulement souligner le fait que l’écriture quelle qu’elle soit ne nous guérit pas. Les pages énigmatiques qui terminent ce dense avant-propos laissent pressentir un renversement de l’écriture à la parole. C’est Job qui en est le prophète: J’ai dit. Lui se lèvera (Job 19,25).
Mais cette parole n’est pas d’avant, mais d’après l’écriture. La Parole sort victorieuse de l’épreuve quand, tel le soleil, elle bondit tout le long de signaux écrits qui s’éteignent à sa lumière comme, une à une, les étoiles devant l’aurore. Ainsi l’écrit s’efface en guidant ce Verbe qui pourtant de toujours le précédait.

Je veux montrer comment cette pré-compréhension est incorporée à l’exégèse de deux textes du Premier Testament: Genèse 2-3, l’homme, la femme, le serpent, et le Cantique des Cantiques, que Paul Beauchamp met explicitement dans un rapport de complémentarité, sous le signe précisément de l’accomplissement, à la faveur d’un travail d’écriture.

Entendons: s’il est un accomplissement, d’un texte à l’autre, c’est d’abord à l’intérieur de la Bible hébraïque; et c’est ainsi qu’il signifie accomplissement en Christ. Quant à cet accomplissement christique, il doit être entendu qu’il ne retire rien à la suffisance du vieux texte, le nouveau donnant de la profondeur à l’ancien: A avoir été vu deux fois, l’objet gagne lui aussi, il prend du relief … Pas de nouveauté sans que le plus ancien soit revisité. Quant à l’accomplissement intra-biblique, il n’est perceptible que dans une lecture canonique qui met des écrits de date et d’arrière-plan culturels différents dans un rapport synchronique de lecture.
Le récit de l’Éden se prête d’autant mieux à ce travail de mise en correspondance que le mythe a donné au héros du récit une dimension archétypale. En sens inverse, la forme poétique du Cantique le soustrait à la linéarité narrative.
L’étroit parallèle entre l’apparition de la femme et celle du langage sera notre première halte. Il y a certes du langage avant la naissance d’Eve du sommeil d’Adam: l’offre des fruits de tous les arbres sauf un, la nomination des animaux -l’aveu que l’animal n’est pas l’aide assortie qui manque encore à l’homme. Certes, mais le langage humain n’est à son plus haut que dans la phrase complète: Cette fois ci, os de mes os et chair de ma chair, celle-ci sera appelée Eve … Cette fois-ci, celle -ci … Trois fois. Ce n’est plus une dénomination comme pour les animaux, mais une nomination sertie dans une adresse, ou plutôt une attestation, qui marque en creux la parole à Dieu. Dieu se dit quand l’homme parle depuis son centre.
De l’épaisseur, donc pas seulement dans l’exégèse que le serpent herméneute fait de la parole divine, mais bien dans le déconcertant dialogue entre la femme et le serpent. Jeu à trois et non plus vis-à-vis du couple. Et avec un animal. Qui parle. Naît le soupçon, l’herméneutique. Hermès: secret, frontière (avec l’animalité), vol, interprétation.

Dieu a-t-il vraiment parlé? Ambiguïté de la Loi quand le législateur s’absente, comme c’est le cas pour tout législateur, et laisse une lettre sans voix, des signes. De là l’opacité du message, hermétisme, herméneutique. Herméneutique parente de la destruction du lien de confiance sur quoi repose l’Instauration du langage. Première nomination de la mort par le serpent: Sinon, vous mourrez. Renversement de l’image de Dieu en devenir homme de Dieu. Ainsi, le péché se présente comme volonté de tuer Dieu en l’accusant d’être l’ennemi de notre vie.
Ce tournoiement autour du langage permet à Paul Beauchamp de s’en prendre à des traditions simplistes: L’expression péché originel a pu donner à penser que le péché occupait la place de l’origine, alors qu’en réalité l’homme est créé bon et juste. Mais elle sert à exprimer que c’est dans la relation de l’homme à l’origine qu’il prend place, d’où son caractère transmissible.

Autre rectificatif: elle concerne l’interprétation de l’interdiction initiale: De cet arbre, tu ne mangeras pas. Interprétation encouragée par l’idée d’un Dieu répressif. Or, que cet interdit ne relève d’aucun des articles de la loi morale du Décalogue devrait nous alerter: c’est d’une obéissance plus radicale que celle mesurée par un commandement qu’il s’agit, de l’obéissance à celui qui parle.

Écoute. Singulier commandement qui, lui aussi, nous reconduit à l’unité entre l’Origine et la Parole. Vient, enfin, l’interprétation sexuelle du péché originel encouragée par le fameux: Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus.
Certes, le lien du serpent avec la vie et la collusion entre le serpent et la femme disent quelque chose que des mythes plus anciens véhiculaient; mais la médiation du langage, complétée par le jeu de la ruse au niveau du langage, nous incline à comprendre qu’il ne s’agit pas de la naissance à la vie sexuelle, mais à la vérité de la vie sexuelle, ce qui est une autre façon de dire qu’il s’agit de la vie sexuelle en tant qu’humaine et non plus animale: le signe en est non la copulation, mais la pudeur, juste distance au cœur de la fusion érotique. Juste distance que vient sanctionner le commandement de quitter père et mère: la prohibition de l’inceste, qui dans le bricolage du texte succède à l’exclamation Os de mes os, chair de ma chair, est bien ce qui donne au désir sa dimension humaine, comme le souligne le parce que: C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair. Devenir humain de la sexualité: voilà l’enjeu de parole qui élève le désir au rang de désir du désir.

Je suis heureux de terminer mon intervention avec le Cantique des Cantiques: il en émane une allégresse qui consonne avec celle de ce chant des chants, aperçu lui-même comme la figure lyrique du thème de l’accomplissement.
L’auteur insiste d’abord sur ceci qu’il est vain de chercher une structure narrative à ce poème, non qu’elle soit cachée, ou brouillée (à dessein ou non), mais parce que de l’accomplissement festif il n’y a pas narration.

Le récit dispose à l’union, mais l’union n’est pas racontable. Pas d’intrigue donc, ce qui coupe court à certaines lectures allégoriques dont la trame est précisément narrative. Ce sont des mouvements, agencés de telle façon que ce qui, au point de vue narratif, devrait faire conclusion se retrouve au centre et en plusieurs centres. Et ces mouvements sont ceux mêmes du chant, c’est-à-dire du langage en fête: D’où parle le poète, sinon du lieu où tout cela est déjà arrivé? Et cela arrive de nouveau quand il le dit. D’où cette circularité d’un poème qui recommence en son milieu.

Et si le poème n’est pas une narration, mais un jeu de mouvements, ceux des corps, des animaux, des ruisseaux, des jardins, le poème fait de la nature entière l’allégorie du couple, avant que l’amour de ce couple soit l’allégorie d’autre chose. Paul Beauchamp est proche ici de Robert Alter dans The Art of Biblical Poetry qui intitule son chapitre sur le Cantique Le jardin des métaphores. C’est du côté de la métaphorisation qu’il faut chercher la visée de sens, et non du côté de l’allégorie savante, qui supposerait un sens littéral immédiatement visible, livrant au regard des corps dénudés de leur parure lyrique. Mais avant d’en venir à cette vaine et funeste querelle entre naturalisme et allégorisme, il faut encore dire un mot de ce qui donne mouvement aux corps, au désir, à travers les figures animales et cosmiques: à savoir l’affrontement entre le désir et la loi, non la loi du mariage qui est hors propos, mais celle des structures sociales: Filles de Sion, bergers, gardes, maisons, chambres, portes closes- bref, tout ce qui fait de l’amour une tribulation et impose retard à l’accomplissement.
Alors, poème érotique, poème allégorique? Paul Beauchamp est sans pitié pour la vanité de l’alternative: Que le Cantique ait pour principal propos de parler de Dieu ou de parler de l’homme n’est pas une question pertinente: l’un ne peut être fait sans l’autre.

Paul Ricoeur

Opus Lemovicense,

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