La promesse des Psaumes

Traduits en grec avant Jésus Christ par les juifs et en latin ensuite, puis en d’autres langues selon les traditions des Églises, notamment orientales, les Psaumes furent adoptés comme prophétie messianique du Christ et comme prière de son corps.

Au long des heures (Laudes, Vêpres, Complies), les Psaumes forment la substance de l’office monastique.

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Le portrait historique des Psaumes est d’abord à tracer très brièvement. Le Psautier est un recueil de 150 prières écrites par leurs auteurs en hébreu et formant un des principaux livres de l’Ancien Testament dans notre Bible. Une tradition vénérable met sous le nom du roi David la plupart de ces pièces. Les savants modernes se partagent en opinions variées, depuis ceux qui reconnaissent dans le Psautier un noyau aussi ancien que David, donc antérieur à Homère, jusqu’à ceux qui situent de nombreux psaumes à l’époque hellénistique, donc après Alexandre et jusqu’au siècle précédant l’ère chrétienne. L’image du livre la plus communément admise est celle qui étale sa production presque tout le long des siècles d’Israël: le recueil de la prière d’Israël ressemble alors à ces vieilles églises qui portent la marque de nombreuses périodes historiques, jusqu’à rassembler toute l’histoire.

Ceci, déjà, élargit ce livre jusqu’aux dimensions de l’universel. Ce qui l’élargit plus encore, c’est qu’au titre d’Écriture sainte, ces prières furent, entre autres, celles du Christ et de sa première Église, comme en témoignent les Écritures du Nouveau Testament, qui citent les Psaumes et les reprennent avec amour, parlant pour ainsi dire leur langue.

La première manière dont le Livre des Psaumes corrige notre prière instinctive, c’est par la place qu’il fait à la louange. Car la louange n’est pas naturelle à notre égoïsme; or elle tient une place immense dans la prière biblique. Le Livre des Psaumes lui-même devrait s’appeler livre des Louanges, si son intitulé traduisait l’hébreu (Tehillim) au lieu de traduire le grec.
Louange … Laissons résonner en nous ce mot que l’usage quotidien n’a pas encore privé de son timbre. S’il évoque une grâce et une joie, c’est sans doute parce que la louange sincère ne peut s’élever que dans la gratuité. Une louange prononcée pour obtenir quelque chose est une fausse monnaie. Cela est si vrai que le verbe louer est presque un synonyme du verbe aimer.
Est-il, en effet, concevable d’aimer sans louer, sans exprimer son admiration? La réponse à cette question nous éclaire sur nous-mêmes et sur notre prière. C’est sans effort qu’au moins quelquefois nous pressons Dieu de nos appels, alors qu’il faut vaincre une lourde paresse pour le louer. Si négative que soit cette lenteur de notre louange, notre défaut sur ce point a l’avantage de nous apprendre ce que nous sommes: si nous ne louons pas Dieu, c’est que nous ne l’aimons pas; si nous le louons à regret, c’est que nous ne l’aimons guère. Or la louange n’est pas séparable de la pratique du commandement promulgué par l’Ancien Testament, puis par le Nouveau: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton pouvoir (Dt 6,4).

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Mais si la louange n’a de prix que sincère et spontanée, devrons-nous venir à bout de notre sécheresse par la force? Non. Si nous ne sommes pas sûrs de savoir louer sincèrement nous-mêmes, nous sommes au moins capables de reconnaître si la louange d’autrui vient du cœur. Or la première chose que l’école du Psautier nous met entre les mains, c’est le document d’une longue louange, relayée de siècle en siècle.

Nous apprenons dans ce livre le simple fait que des hommes ont loué Dieu, avec la liberté qui invente et la simplicité qui se repose.

Mais ce fait lui-même comporte un élément surprenant, qui n’est pas constant, mais qui se produit assez souvent pour être significatif: les paroles de louange, bien souvent, ne s’adressent pas à Dieu lui-même. Elles contiennent l’énoncé des motifs de louer, qui sont les qualités de Dieu et, plus encore, ses actions. Or cet énoncé s’adresse à un destinataire non pas divin, mais humain et collectif: c’est le plus souvent l’assemblée d’Israël. La relation de louange s’instaure ainsi dans l’espace de trois personnes ou de trois pôles: le psalmiste invite quelqu’un d’autre à louer Dieu, un homme décrit Dieu pour son prochain et l’invite à faire chœur, à faire chorus avec lui. C’est bien ce qu’il faut comprendre dans la formule classique Louez le Seigneur, laudate Dominum, halleluyâh. Et l’on ajoute: Il est bon. Dans ce refrain si caractéristique du Psautier, sont impliquées trois personnes, ou trois pôles: un homme, Dieu et le prochain de cet homme.
Voilà qui nous apprend comment peut naître et comment naît la louange. Quelqu’un l’entonne. À partir de ce témoin, elle se propage et se communique comme une onde. Louer, c’est donc être invité ou inviter soi-même dans un circuit ou dans une chaîne de louange. Si nous sommes rétifs à louer, l’appel d’autrui nous en rend capables, lors qu’aujourd’hui même la page biblique nous adresse, sous de multiples formes, l’injonction impérative hallelû, louez. Le destinataire de cet appel est le lecteur lui-même. Mais il fut, dans l’histoire biblique du texte, il prescrit, pour tout l’avenir, une communauté dont un nouvel acte de louange cherche l’oreille et la voix. Cette origine est proche de notre expérience.

a-dgeorges_de_la_tour_repentant-magdalene-coll-part-1En effet, la louange exprime une admiration et il est dans la nature de l’admiration qu’elle veuille se propager, qu’elle ne supporte pas d’être solitaire. Saisi qu’il fut par la bonté de Dieu, un homme nous a hélés: Louez le Seigneur, vous! Il est bon! Dites comme moi qu’il est bon … Nous reconnaissons dans ce mouvement l’impulsion naturelle qui nous porte, quand une merveille nous frappe, à quitter un moment cette merveille du regard pour chercher un voisin, ou même pour importuner presque le premier venu jusqu’à le tirer par la manche pour qu’il associe son regard au nôtre, pour qu’il dise avec nous que c’est, en effet, une merveille.
Nous l’avons alors gagné à une cause qui n’est pas la nôtre. Cette impulsion signifie, à partir du plus secret de nous-mêmes jusqu’au plus banal, qu’il n’est de bien que partagé. À condition que l’on surmonte l’apparence contenue dans le mot de partage. Les mains, en effet, peuvent toujours diviser un bien fait pour plusieurs, afin que plusieurs le goûtent. Elles peuvent seulement cela. La parole est seule à pouvoir réunir dans l’unisson de la louange, en assurant que ce bien a bien été goûté ensemble par tous.

800px-Pentassarion_Philippus_II 247 Avec SérapisLa parole seule promet que ceux qui partagent un même bien sont par là rendus un. Aussi ce livre de la Bible appelé l’Ecclésiastique n’a pas tort de dire qu’une parole vaut mieux qu’un présent (Si 18,15-18): la louange de cette parole qui opère vient sceller l’unisson de la charité. Ainsi, le triangle de la louange, où se chantent les merveilles, se dévoile comme une merveille lui-même. Si la louange effectue le commandement d’aimer Dieu, il lui est aussi essentiel de requérir le concours du prochain pour un partage. L’amour de Dieu ne se module que dans l’unisson de la louange, qui est l’amour du prochain. Dans la louange, ainsi, se trouvent unies l’une à l’autre et mutuellement nécessaires les deux dimensions de la charité, l’amour de Dieu et l’amour du prochain.

C’est de là que les Psaumes sont si souvent portés à faire eux-mêmes la louange de la louange, car elle est le commencement et la fin de la prière, elle en est l’alpha et l’oméga. Mais il n’est pas permis de parler seulement d’elle, si l’on veut donner une juste idée des Psaumes. La louange, en effet, s’interrompt, traversée par la déchirure de la supplication, coupée par son amertume. Notons, avant de nous arrêter à ce cri, que notre prière, ainsi, s’équilibre. D’un côté, la privation nous arrache des cris sincères mais butés et têtus, poussés trop souvent vers un Dieu que nous n’avons pas pris le temps d’adorer, et c’est courir le risque d’en faire une idole réduite à la mesure de nos demandes. D’un autre côté, la pérennité de la louange divine, si elle était vraiment inaltérable sur nos lèvres, pourrait éveiller le soupçon.

Non seulement notre expérience nous dit que ce n’est pas possible. Mais la réflexion nous montre qu’une louange trop imperturbable laisserait craindre qu’elle fût fondée sur elle-même et non pas sur Dieu. Surtout, le chrétien doit redouter en premier lieu ce vice qui corrompt l’homme religieux en le portant à se tromper lui-même et à contrefaire les vertus qui lui ont échappé trop longtemps, aussi longtemps qu’il les a attendues de sa propre force.

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Le premier devoir de toute prière est la sincérité. Il n’y a pas à craindre que la pratique des Psaumes entretienne le sourire figé par lequel certains hommes religieux indisposent leur prochain. Ce que le Psalmiste a éprouvé comme nous-mêmes l’éprouvons aujourd’hui, c’est que la louange s’interrompt. Le tissu continu qui veut joindre l’alpha à l’oméga, il le déchire, manifestant cruellement que le maintenant de l’homme diffère du toujours de Dieu.
Il en résulte que notre deuxième partie ne pourra faire comprendre le cri qu’en montrant son rapport à la louange. La louange, qui donne voix à l’unisson de la charité, constitue la substance et le lien de la communauté. Mais si l’individu n’est pas seul avec Dieu pour le louer, pas davantage la communauté ne se tient comme une boule compacte en face de Dieu. Les Psaumes nous invitent même à voir un symbole dans la ligne qui sépare le chœur en deux rangées: cette ligne signifie la différence que toute parole doit traverser pour naître. L’homme qui, dans nos textes, interpelle un groupe et l’invite à louer Dieu, il faut bien qu’il soit d’abord tout seul ou qu’il ait dû sortir du rang.

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L’appel vient d’un soliste.

Il est isolé parce que le cercle s’est défait, ou parce qu’il s’est fait sans lui, hors de lui, contre lui peut-être. La parole vient de la différence entre l’un et l’autre, entre l’un et tous. Aussi est-elle articulée, est-elle tout autre que le murmure indistinct où tous se confondent. La louange énonce des faits précis, énumérables, chaque fois uniques.

Ici se produit, dans la sphère contemplative de la louange, l’intrusion de l’histoire, dans laquelle se reconnaît le caractère propre de la révélation biblique. En effet, les motifs de louer comprennent dans leur énoncé d’abord ce qui est stable et, par là même, conforme à la nature de la louange, à savoir les éléments naturels de l’espace: Rendez grâce au Seigneur: il est bon … Lui qui fit les cieux avec sagesse, éternel est son amour (Ps 136). L’énoncé comprend ensuite ce qui est devenu stable, à savoir l’histoire ancienne du peuple et ses grands souvenirs, depuis longtemps non moins immuables que la nature: Il nous tire de la main des oppresseurs, éternel est son amour (Ibidem)

Le nombre de ces motifs est lui-même un motif de louer: on sait que l’admiration ne s’arrête pas d’énumérer ses raisons. Mais elle pourrait en trouver de toujours nouvelles en restant à l’intérieur du cercle de l’histoire ancienne, sans jamais le franchir en direction de l’actualité. Elle franchit, au contraire, ce cercle qui sépare les deux sens du mot histoire.

La louange est articulée parce qu’elle a forme de récit, quand elle raconte cette histoire qui est l’histoire ancienne et l’histoire de tous: c’est le premier sens. Elle l’est aussi quand elle raconte -c’est le deuxième sens- une histoire, mais actuelle, celle du soliste qui entonne et interpelle. Un homme nous invite à louer Dieu. Avant de louer Dieu, nous devrons l’entendre pour savoir ce qui lui est arrivé, l’événement où il reconnaît et confesse l’action de Dieu. La merveille est que le cercle de la louange réussisse à ne pas se clore. Quelque chose est arrivé à quel¬qu’un pour qu’il loue; c’est arrivé dehors et ailleurs, mais à l’instant.
Quelqu’un commence la louange et la propage. Ce soliste est le canal par où les changements tragiques du temps nourrissent la confession de l’identité divine, par où les différences, souvent cruelles aussi, entrent dans la composition et la recomposition d’un cercle de frères. Si un bonheur est nouveau, c’est qu’il était non seulement peu prévisible, mais rendu impossible par les forces de l’échec et de la mort. Ainsi l’objet de la louange est-il souvent un événement où quelqu’un est sauvé, guéri, vainqueur, à nouveau vivant et libéré des prises de la mort qui le touchaient déjà: Non, je ne mourrai pas, je vivrai pour annoncer les actions du Seigneur (Ps -118).
Le malheur avait souvent exclu du groupe ce soliste. La parole de sa supplication se construit spontanément, en cette circonstance, selon une symétrie qui l’oppose à la parole de la louange. La louange parle de Dieu aux autres pour faire des autres son prochain. La supplication, au contraire, s’adresse à Dieu pour lui parler des autres parce que, même s’ils étaient jadis frères, ils sont devenus lointains, comme les amis de Job. Eux sont restés impuissants à franchir le cercle de leur louange en direction de l’homme qui crie. L’homme qui crie, à l’inverse, franchira ce cercle vers eux.

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C’est lui, le soliste, qui, comblé après avoir supplié, rassemble un groupe. Il le convoque. Mais si son épreuve a été radicale et si sa séparation a été aussi profonde que celle qui sépare la vie de la mort, il fera plus, une fois sauvé, que convoquer ce groupe. Il le fonde à nouveau et il l’anime par cela que les psaumes appellent, à plusieurs reprises, un cantique nouveau, cantate Domino canticum novum. Suppliant, il vient d’être sauvé. Dans son cas, l’énoncé de la louange est une annonce de salut. Une annonce de salut, n’est-ce pas ce qu’on appelle aussi bonne nouvelle par excellence, ou Évangile?
Dans la fonction du soliste qui convoque, s’inscrit la fonction de l’apôtre qui rassemble une communauté par une bonne nouvelle et autour d’elle. Comme le soliste devient ce chef de chœur que les Grecs appelaient chorège, ainsi l’apôtre ne peut proposer d’autre lien à ceux qu’il rassemble que la présence et que l’amour de Dieu. Mais s’il peut le faire, c’est à condition d’être témoin parce que lui-même a été sauvé.
Les Psaumes servent donc de repère et de cadre à un double mouvement. Ils sont scandés, à première vue, par le rythme d’une communauté de prière. Mais, lus de plus près, ils nous décrivent le destin d’un groupe affronté au monde.

L’oratoire est sans cesse traversé par le tumulte, il est déplacé ou … introuvable. L’homme prie avec ce qu’il devient et son devenir n’est perçu qu’au milieu du travail qu’exercent sur lui les forces du monde, les querelles publiques, les intérêts élémentaires. Les Psaumes expriment la prière d’un solitaire, mais d’un solitaire étouffé par la foule.
Pour formuler avec des mots tâtonnants ce qui surprend le plus dans ce livre, je dirai que j’y trouve l’école d’une contemplation qui n’est pas purement et simplement contemplative, d’une spiritualité qui n’est pas purement et simplement spirituelle. La surprise va même plus loin et mieux vaut ici prévenir ceux qui risqueraient d’être trop malmenés en ouvrant les Psaumes, s’ils ont peu l’habitude de ce livre chargé de fruits et couvert d’épines, qu’est la Bible.

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Mais, ce livre, qui peut jamais s’y habituer? En outre, il faut avouer que nous sommes devenus bien vulnérables, depuis que nous n’acceptons d’aller à Dieu que par le chemin le plus haut … Nos ancêtres étaient mieux placés. Ils manquaient sans doute de sens critique, mais ils acceptaient sans étonnement que David, roi terrestre s’il en fut et même parfois terrassé par le mal, eût prononcé, comme on le croyait alors, toutes ces prières. Il était facile à nos pères de s’identifier à ce pécheur sauvé et d’entrer par son image dans les Psaumes. Cette attitude reste juste en sa substance. Elle trouve en David un personnage capable d’endosser ce que les Psaumes ont de plus rugueux, un personnage à la fois vêtu de toutes leurs épaisseurs, capable d’être aimé par nous, enfin premier ancêtre du Christ sur la tige de Jessé. Une heure ne suffirait pas pour instruire le procès de ce psalmiste accusé, qui nous scandalise, tant il est vrai que sa parole s’élève le long de cette tige en partant des racines les plus enfouies dans la terre épaisse. La terre épaisse des Psaumes, la nôtre.

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Or c’est bien à cause de son imperfection que ce psalmiste nous est donné pour associé et pour compagnon, que ses mots à lui sont posés par Dieu sur nos lèvres. Notre erreur est de le vouloir pour modèle, alors qu’il nous est donné pour frère. Prenons garde qu’il y a ici un point de décision et de jugement pour le lecteur de la Bible. Ou bien il rougira d’être invité à prier en compagnie des publicains et des pécheurs (ajouterai-je: des rois d’Israël?), ou bien il acceptera de reconnaître son image dans ce qui lui paraîtra le moins élevé de la prière des Psaumes. Certainement, Jésus Christ est venu nous appeler à monter vers le Père avec ce pécheur, mais il est, pour cela, venu nous trouver à ce point où nous ne sommes pas meilleurs que ce pécheur. Heureux sommes-nous si nous le valons!
Pour tout élan de la prière, il faut d’abord reculer pour partir du lieu où nous sommes en vérité. Mieux encore: il faudra toujours repartir du même lieu qui est la vérité de notre condition corporelle comme individus et comme société. Il n’existera jamais de sommet qui se détache de cette base, et même, le vrai signe que l’on monte, c’est que le commencement se dissimule de moins en moins.

C’est la vertu des Psaumes que de rabattre notre prière pour l’obliger à partir de ce lieu commun à tous. C’est leur secret, fait pour être publié sur les toits et ici même. Le langage classique appelle humilité cette acceptation du commencement, cette régression salutaire. Mais le mot ne dit pas assez peut-être, et en tout cas il cache à plusieurs que Jésus Christ nous trouve seulement là où nous sommes. Il descend jusqu’à surprendre et jusqu’à scandaliser non pas les esprits faibles, mais tout l’homme, menacé dans sa sécurité la plus intime. L’incarnation jusqu’à faire toucher par Dieu l’homme pécheur: il est trop facile à notre prière de contourner ce point de scandale et de jugement. On peut dire que l’Église l’a échappé belle, si grandes pouvaient paraître les raisons d’abandonner la prière des Psaumes, qu’elle prononce et renouvelle encore aujourd’hui.

Ce qui fait parler si fort la souffrance dans le cri des Psaumes, c’est bien ce corps qui rend l’homme vulnérable, justement au niveau de ses désirs les plus simples. Rien n’existerait, sans le corps, de ce qui menace la sérénité de la louange, guerres, prisons, maladies. L’instrument fragile de la prière, la plus sensible des harpes, le plus frêle obstacle à la méchanceté des hommes: tel est le corps. On a l’impression que tout se joue là pour le psalmiste, non que l’âme lui indiffère, mais au contraire parce que l’âme ne s’exprime et ne transparaît pas ailleurs. Le Psautier est la prière du corps. Les états de l’âme y sont indiqués par les changements du corps. La méditation elle-même s’y extériorise en prenant le nom de murmure. Le corps étant le lieu de l’âme, la prière traverse tout ce qui s’y produit. C’est le corps lui-même qui prie: Tous mes os diront: Seigneur, qui est comme toi? (Ps 34,10).
Mais accepter le corps en plénitude, c’est accepter une dure loi. Le corps ne laisse pas oublier qu’il est apparition et disparition, flamme qui vacille, gloire des prés, au changement pareil, selon l’image biblique, à l’ombre qui se déplace lentement mais sûrement sur le mur. Le corps est le signe de l’âme, mais il est le livre du temps, et c’est parce que le corps passe que l’âme appartient à l’histoire. La substance du cri, de la supplication des Psaumes, c’est le passage du corps. Le tissu fragile où s’ouvre une déchirure entre l’alpha et l’oméga, c’est le corps.
Le psalmiste eût-il, par impossible, réussi à étouffer ce cri de la disparition, jamais peut-être Dieu ne lui eût répondu par la parole dont nous vivons. Il serait pourtant naturel que ces deux couleurs, celle du rire et celle des larmes, à force d’alterner, se fussent neutralisées dans un équilibre banal. Pourtant, elles s’accompagnèrent sans cesse. C’est que, d’une part, même la condition humaine est faite pour autre chose que ces balancements et, de l’autre, la gloire de Dieu est trop souveraine pour des compromis, où la supplication et la louange s’atténueraient mutuellement. Cette opposition franche veut donc une solution, et non un moyen terme. Pour la maintenir aussi accusée, il a fallu au peuple de Dieu une énergie incroyable qui est déjà une promesse.

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Quelle est la promesse des Psaumes?

Je voudrais ici, au début de ma troisième partie, qu’un autre commentaire prenne le relais du mien. Il y a longtemps, environ cent trente ans, dans un camp de Sibérie, il échut à Dostoïevki d’être le témoin de la prière d’un juif, Isaïe Fomitch, déporté comme lui. Témoin précieux, dans la mesure où, au milieu de ses Souvenirs de la maison des morts, l’écrivain chrétien rapporte avec une objectivité fidèle et même, hélas, privée de chaleur, ce qu’il échoue à comprendre. L’évidence, aussi fascinante qu’elle est impénétrable, c’est, aux yeux de Dostoïevski, justement cette structure contrastée de la prière d’Israël. Le jour du sabbat, nous dit-il, on voyait le détenu juif cacher sa tête entre ses mains et lire tout en sanglotant … On le voyait ensuite éclater de rire au beau milieu de ces lamentations et poursuivre d’une voix comme brisée par l’excès de bonheur.

Sidéré par ces changements qui lui paraissent comiques à l’extrême, le témoin interroge Isaïe Fomitch, lequel, nous dit-il, ne détestait pas qu’on rit de lui et adorait les questions de ce genre. Aussi s’explique-t-il volontiers: cette brusque transition (du rire aux larmes) et l’obligation de la faire plaisaient beaucoup à Isaïe Fomitch. Il y voyait un artifice spécialement subtil de la Loi. Selon le détenu juif, les lamentations figuraient la perte de Jérusalem et d’autre part, il devait se rappeler soudain comme par hasard, au beau milieu de cette lamentation, la prophétie annonçant le retour des juifs à Jérusalem … Subtilité d’un secret gardé sous des apparences presque indéchiffrables par cette petite parcelle d’Israël: il y a de quoi être ému quand on découvre que ce secret contient l’essentiel de ce qu’il faut dire du Psautier. D’abord la pureté intacte des contraires, le rire et les larmes. Ensuite, la soudaineté de la joie.

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Il a fallu bien des études aux exégètes de l’histoire des formes, depuis le début de notre siècle, pour découvrir qu’au milieu des Psaumes, il y avait place pour un blanc, à remplir par la réponse de Dieu qui, se servant de la bouche d’un prêtre ou prophète attaché au Temple, répondait au cri du suppliant par l’oracle du salut.

Subitement: soulignant la discontinuité des pleurs et de la joie, la réponse de Dieu est une rupture; il ne faut pas que le psalmiste se console lui-même, se fasse une raison, se dise qu’il a assez pleuré, s’invente une issue heureuse. La joie de Dieu nous vient de nulle part, si ce n’est de Dieu. L’expérience de tous les mystiques vient ici confirmer celle que le Psautier enregistre et qu’un homme humilié gardait inscrite en ses gestes rituels. Enfin, le troisième élément du secret porté par le juif de Sibérie, c’est l’ancrage historique de l’espérance, tournée vers le retour à Jérusalem. Ici, les noms propres des Psaumes doivent être décryptés dans l’esprit du Livre de l’Apocalypse, esprit qui nous attire vers la Jérusalem ultime avec tous les peuples. Cette rencontre qualifie l’espérance des Psaumes, selon sa dimension qu’on appelle messianique. Une attente est messianique, dès lors qu’elle se tourne non seulement vers le Messie, mais aussi vers un changement total de l’histoire pour tous les peuples.

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 C’est par le corps que l’âme est soumise à l’épreuve du temps et donc de l’histoire. Mais si le seul enjeu de la prière était le corps individuel, sa seule issue plausible serait la résignation et cet amortissement réciproque du rire et des larmes, ce morne équilibre dont nous avons justement constaté l’absence. Il s’agit au contraire, dans la prière des Psaumes, du corps individuel, à la fois comme cellule et comme centre d’un autre corps qu’il faut appeler collectif. Et ce corps collectif qui prie dans les Psaumes est le sujet de l’histoire, le lieu de l’espérance messianique. La résignation peut trouver place pour atténuer l’amertume des morts individuelles qui, sous une Loi inéluctable, se répètent. Mais il n’y a de place ni pour la résignation, ni pour une atténuation quelconque si c’est l’histoire qui est un échec, si le corps collectif des hommes n’a pas d’avenir.

Les Psaumes furent la prière d’un corps collectif qui attendit la première venue de Jésus Christ et ils restent la prière d’un corps collectif qui attend la deuxième venue de Jésus Christ.
Dans le tissu de la réalité humaine, se construit à travers les siècles une figure qui nous concerne tous. Un suppliant va sortir du cercle de la louange éternelle et en être exclu. Le voici hors de la grande assemblée et devenu rebut du peuple. Son existence même brise la phrase du récit de louange, dément le long récit des bienfaits de Dieu, après l’avoir confirmé.

Il va si loin dans l’exclusion et dans le cri, il connaît tellement toute la mort et le poids des fautes que, s’il est exaucé, lui seul pourra rendre nouvelle, après en avoir perdu la trace, une louange pourtant éternelle. Si profonde fut la perte que, comparée à son issue salutaire, même la merveille de la première création n’est qu’une annonce prophétique.

Apocalypto

Rangs épais, troupe nombreuse de ceux qui ont précédé Jésus Christ, les Patriarches des Mondes Anciens: ils en ont à plusieurs posé les jalons.

Grâce à eux, il est seul à parcourir en entier une route qui devait être tracée d’avance pour que le salut fût reconnu.

Paul Beauchamp

Le Chant de David

Georges de la Tour