Les théologiens ont coutume de distinguer en Dieu deux volontés: une volonté déclarée et une volonté secrète. Par la première, non seulement Dieu prescrit le bien et interdit le mal, mais encore Dieu affirme ne vouloir ni du péché ni de la mort et des maux qui sont le salaire du péché. Par la seconde, Dieu est censé non seulement prévoir mais encore vouloir tout ce qui arrive, quelque mal qui s’y trouve. Or peut-être faut-il s’appuyer fermement sur la volonté déclarée de Dieu pour ne pas se méprendre sur sa volonté secrète et sur le sens à conférer à sa toute-puissance.
Il n’est pas sûr que Dieu veuille tout ce qui arrive, et pas même sûr qu’il concoure à tout ce qui arrive.
Soit on soutiendra, avec Malebranche, que Dieu est l’auteur de tout ce qui est, mais que ce qui arrive n’arrive qu’en vertu des lois qu’il a instaurées. Soit on soutiendra plus radicalement, avec Hans Jonas, que Dieu est l’auteur de tout ce qui est, mais que ce qui arrive n’arrive qu’en vertu d’un cours du monde qu’il affranchit intégralement et de sa volonté, et de sa puissance.
Pour Malebranche, Dieu crée le monde et il est par conséquent l’auteur de tout ce qui est, mais il ne s’ensuit pas que Dieu veuille tout ce qui arrive dans le monde. Dieu n’agit pas dans le monde par des volontés particulières, il agit dans le monde par des volontés générales. Ce qui arrive dans le monde arrive en vertu des lois de la nature, que cela soit conforme ou contraire à l’ordre immuable et inviolable qui est la loi de la volonté de Dieu. Car l’ordre lui-même exige, avec la simplicité et la fécondité des voies, que Dieu agisse dans le monde par des volontés générales plutôt que par des volontés particulières, lesquelles ne persistent qu’à titre de miracles. Dieu réalise donc ses desseins sans contrevenir aux lois de la nature, bien que les lois du mécanisme naturel produisent des effets contraires à l’ordre ou de véritables désordres. Ainsi, la pluie tombe indistinctement sur les sablons et sur les terres cultivées, comme Malebranche le répète souvent. Et Dieu n’empêche pas plus le mal imputable à l’homme qu’il n’empêche le mal imputable à la nature. L’homme veut librement ce qu’il veut en vertu de plusieurs lois, lois de la nature et lois de la grâce qui ne sont pas moins l’expression de volontés générales que les lois de la nature. Ainsi, la pluie de la grâce tombe indistinctement sur des hommes qui profiteront de cette grâce et sur des hommes qui ne profiteront pas de cette grâce. C’est pourquoi il est permis de s’opposer à ce qui arrive sans s’opposer à la volonté de Dieu. Malebranche ne prône ni le fatum stoïcum ni le fatum christianum. Il critique au contraire explicitement le stoïcisme. La vertu est soumission à l’ordre, non soumission à la nature et à ses lois. On peut résister à l’action de Dieu sans résister à la volonté de Dieu, puisque Dieu prête en quelque sorte la main au mécanisme aveugle de la nature et aux passions criminelles des hommes en abandonnant le monde à ses lois.
Pour Hans Jonas, la croyance en un Dieu créateur du monde n’invalide pas l’hypothèse selon laquelle ce Dieu laisse le monde suivre son cours en le livrant dès l’origine au hasard et à la nécessité. Davantage encore, Dieu se dessaisit de lui-même au point de confier son sort à sa création et de s’en remettre à elle, d’une part, pour qu’elle le fasse exister, d’autre part, pour qu’elle le fasse être celui qu’il est.
Dieu court ainsi un risque infini, le risque de la foi ou de l’athéisme, le risque de la transfiguration ou de la défiguration.
L’évolution et l’histoire témoignent d’une souffrance de Dieu consentie dès l’origine. Par cette souffrance, Dieu souffre avec sa création. Il ne veut pas le mal, il le partage avec ses créatures, notamment avec l’homme qui se rapporte à lui dans la foi. Pas une créature ne succombe dans l’indifférence de Dieu, conformément à Matthieu, X, 28-31.
Hans Jonas insiste sur le fait que, face au mal sous sa forme la plus monstrueuse (Auschwitz), on ne saurait se contenter de limiter la puissance de Dieu à la manière des théodicées traditionnelles. Car on ne saurait comprendre pourquoi, dans une telle circonstance, Dieu ne recouvre pas toute sa puissance et ne se manifeste pas par un miracle. Il faut dépasser jusqu’à la perspective malebranchiste: si Dieu ne se manifeste pas par un miracle, c’est parce qu’il s’est dépouillé de tout pouvoir d’immixtion dans le cours du monde, du moins dans le cours physique du monde, son retrait initial n’excluant pas qu’il ne se rende présent au cœur de l’homme qui se rapporte à lui dans la foi et qu’il n’y acquière toute sa puissance face au mal.
Hans Jonas se démarque doublement de Malebranche: 1) non seulement il est faux que Dieu veuille tout ce qui arrive, mais encore il est faux que Dieu concoure à tout ce qui arrive 2) le monde est soumis aux lois de la nature, mais la grâce transcende quant à elle les lois auxquelles le monde est soumis.
On peut aller plus loin que lui dans cette direction. Car, selon la Bible, dire que rien n’arrive dans le monde sans la volonté de Dieu ne revient pas à dire que la volonté de Dieu est cause première et raison de tout ce qui arrive dans le monde.
Il ne faut chercher dans la volonté de Dieu que la volonté qui préside à la création du monde, volonté dont le fondement est la glorification de l’homme en Jésus-Christ, de sorte qu’elle enveloppe et le péché originel, et l’Incarnation. Il y a là une finalité surnaturelle qui n’a rien à voir avec une finalité naturelle et qui n’exclut nullement la nécessité naturelle. Depuis le péché d’Adam, le monde est abandonné à lui-même; depuis la venue de Jésus-Christ, le monde est jugé.
L’évangile de Jean enseigne que Dieu ne règne pas dans le monde, mais sur le monde et sur le prince de ce monde qui, lui, règne dans le monde. Dieu ne règne que dans les cœurs qu’il convertit et qu’il associe à un règne sur le monde qui n’est pas de ce monde.
Il est caractéristique que Hegel s’empresse de borner la portée de cet enseignement en prétendant que le mépris du monde n’est propre qu’au christianisme primitif et qu’il ne convient plus à l’Église chrétienne. Pour Hegel, le mal ne concerne que les esprits finis. Il ne subsiste pas face à l’esprit infini qui s’y affirme et en qui les esprits finis eux-mêmes acquièrent leur subsistance. Aussi la connaissance de cet élément affirmatif procure-t-elle aux esprits finis une satisfaction réelle autrement plus puissante que leur sentiment du mal. Telle est la véritable légitimation du mal, spéculative et concrète, non métaphysique et abstraite comme celle de Leibniz, jugée insuffisante.
Sur l’insuccès de toutes les tentatives de théodicée: l’opuscule kantien est lumineusement commenté par Raymond Court, dans Force et dérive des principes, 1980.
A contrario pour Paul, le Dieu qui a voulu le péché non en tant que péché mais en tant que condition de l’Incarnation a par là même dénié toute légitimité au mal.
Un Dieu qui est amour infini accepte de se faire lui-même la victime innocente du mal plutôt que d’empêcher l’homme d’être libre, c’est-à-dire de commettre librement le mal.
Hélène Bouchilloux, Le mal, extrait, Vrin, 2005